La finance décentralisée est apparue en réaction à la crise de la finance traditionnelle, devenue dérégulée et difficilement contrôlable. En effet, 45 jours après la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, paraît un texte de neuf pages d'un certain Satoshi Nakamoto, mais il s'agit d'un pseudonyme, car son identité demeure encore à ce jour inconnue. Ce texte, qui passe d'abord inaperçu, dénonce la collusion entre les banques et les États. Il propose un programme informatique qui permettrait aux usagers d'échapper à leur contrôle.
Ce texte s'inscrit dans la continuité des réflexions du milieu cyberlibertarien, qui voit dans l'informatique un moyen de se passer du contrôle étatique et de la régulation - Elon Musk constitue une figure de proue de ce mouvement aujourd'hui. Satoshi Nakamoto propose un système de chaînes de blocs, la blockchain, un système ingénieux de validation, qui permet de se passer du tiers de confiance, la banque, qui, dans le monde financier, centralise et tient les comptes. La blockchain est ainsi un « livre ouvert », un système GPS de validation par les acteurs eux-mêmes, sans centralisation : les transactions à enregistrer sont proposées à l'ensemble du réseau ; chacune est décomposée en blocs numériques horodatés qui s'enchaînent et sont validés par des validateurs bénévoles, - ou du moins qui l'étaient à l'époque. Ainsi, c'est le réseau qui s'autorégule. Une fois qu'un bloc a été validé par le réseau, on ne peut plus modifier les informations qu'il contient.
Toutefois, pour que le système fonctionne, il faut aussi des surveillants : c'est pourquoi Satoshi Nakamoto a inventé le « bitcoin », fusion des mots anglais « coin », les espèces métalliques en anglais, et « bit », qui est une unité de mesure en informatique. Le bitcoin correspond ainsi la rémunération perçue par un validateur lorsqu'il résout un défi numérique proposé par un algorithme de validation. Un algorithme propose un défi numérique, des ordinateurs se mettent en réseau, et le plus rapide à valider la chaîne de blocs gagne des bitcoins. Initialement, le bitcoin ne valait rien, c'était un prototype, une sorte de billet de Monopoly virtuel obtenu en contrepartie de la validation de transactions monétaires décentralisées.
La démarche était à ses débuts une espèce de jeu, pour tester la résistance du système. Elle n'intéressait que les militants des milieux cyberlibertarien ou crypto-anarchiste ; puis progressivement le bitcoin a commencé, à partir de 2010, à devenir échangeable contre des monnaies réelles. Sa valeur était alors très faible. Cependant, dans la mesure où le système préserve l'anonymat, puisque chaque ordinateur est enregistré par une ligne de code et que chaque utilisateur est inscrit sous un pseudonyme, différents acteurs peu recommandables - trafiquants, criminels, etc. - ont commencé à s'y intéresser pour faire transiter des fonds d'un bout à l'autre de la planète sans contrôle. Aux militants ont ainsi succédé les mafias, et la valeur du bitcoin a augmenté avec la hausse de la demande, car c'est cette dernière qui fait son prix, puisque l'offre est définie de manière automatisée par un algorithme. De quelques centimes, on passe donc à un dollar, puis cent dollars autour de 2011. De plus, dans un monde de taux d'intérêt faibles ou nuls, la hausse du cours du bitcoin offre un rendement positif et attire les investisseurs. C'est là que la finance rencontre le bitcoin.
En parallèle de la financiarisation du bitcoin, on découvre également, en 2011-2012, les potentialités de la blockchain. On a commencé à parler couramment de tokens ou de jetons. On a vu proliférer de nouvelles cryptomonnaies, comme le ripple, le litcoin, etc. Certaines, comme l'ethereum, permettent d'insérer dans la chaîne de blocs des documents attachés, des smart contrats, qui permettent de faire circuler de manière sécurisée des fichiers, des textes, des contrats- c'est ce que l'on appelle les jetons intelligents. En 2014, sont créés les stable coins, ou cryptomonnaies stables, comme le tether, dont la valeur faciale est stable par rapport à une grande monnaie, ce qui implique, dans ce cas, une régulation. Il a ainsi existé plus de 10 000 cryptomonnaies dans le monde.
L'innovation s'est poursuivie et des opérations de financement ont commencé à s'opérer grâce aux jetons : ce sont les ICO (Initial Coin Offering), sortes d'introductions en bourse d'entreprises novatrices financées en actifs numériques. L'investisseur reçoit en échange de son argent des jetons, qui lui donnent accès à des droits, par exemple pour utiliser ensuite les services de ces entreprises, et qui ne sont ni des actions ni des obligations.
La blockchain introduit la singularité dans le monde numérique de la duplication infinie. Elle s'est étendue au monde de l'art, avec les NFT (non-fungible tokens), les jetons non fongibles, l'équivalent des tirages numérotés. Il y a cette idée d'unicité, de traçabilité et de vitesse derrière ces jetons.
Au-delà de cette effervescence d'innovations, de nouveaux acteurs sont apparus. Au début, les mineurs étaient bénévoles ; dès lors que le bitcoin a pris de la valeur, les mineurs se sont professionnalisés, des fermes de minages sont apparues et se sont installées dans des pays, comme l'Islande ou le Canada, où l'énergie est peu chère. En effet, plus le nombre d'utilisateurs est important, plus la masse de calculs nécessaires pour valider les transactions est importante. On considère qu'il faut mille fois plus d'énergie pour valider une transaction en cryptomonnaie qu'une transaction en carte Visa !
Alors que l'objectif était de se passer des banques, des plateformes comme Binance ou Coinbase, qui jouent en fait le rôle de banques, se sont créées et permettent à leurs clients d'acheter des crypto-actifs avec des monnaies réelles. Mais, en l'absence de régulation, les fraudes et les faillites se multiplient. Le président de la SEC (Securities and Exchange Commission) a comparé ainsi le monde cryptonumérique au Far West. Certains acteurs font faillite, comme MtGox, la principale plateforme il y a quelques années.
Plus récemment, les géants du numérique ont commencé à s'intéresser à la blockchain : Facebook a voulu ainsi créer sa crypto-monnaie privée, le libra, ce qui a fait réagir les banques centrales. Le pouvoir de battre monnaie dans l'espace numérique est devenu un enjeu entre de nombreux acteurs plus ou moins régulés, dans un climat de grande effervescence. Celle-ci s'est accrue pendant la crise du covid : l'attrait pour le numérique a été décuplé pendant cette période, et une partie de l'excès d'épargne constitué alors s'est dirigé vers les crypto-actifs, dans une dynamique entretenue par une bulle médiatique et les déclarations d'influenceurs plus ou moins avisés. Finalement, le bitcoin a atteint plus de 60 000 euros fin 2021 ; les transactions au comptant s'élevaient alors à 3 000 milliards de dollars, soit la masse monétaire de la Suisse. Certains États, comme le Salvador ou la République centrafricaine, ont même reconnu le bitcoin comme monnaie légale.
Aujourd'hui, la bulle s'est dégonflée sous l'effet de plusieurs facteurs, les cryptoactifs étant très sensibles au contexte : la hausse des taux d'intérêt renforce l'attrait des placements alternatifs ; la hausse du coût de l'énergie renchérit le minage ; l'inflation frappe aussi les cryptomonnaies, alors qu'elles étaient considérées comme un refuge contre l'inflation - à tort, puisque le prix de la Tesla a triplé en bitcoins en deux ans ! Le volume des transactions a chuté à 1 500 milliards de dollars ; certaines cryptomonnaies ont disparu ; les ICO sont plus rares ; les NFT sont moins prisés, sauf peut-être dans le luxe ; les stable coins résistent mieux.
On observe une colonisation de la finance décentralisée par la finance traditionnelle. Des produits dérivés sur les crypto-actifs sont apparus. Le volume des transactions sur des produits dérivés portant sur les cryptomonnaies est ainsi plus important que les transactions au comptant ! De grandes banques proposent une offre en cryptomonnaies pour attirer la clientèle jeune. De même, et contrairement aux objectifs initiaux de Satoshi Nakamoto on assiste à une centralisation de la finance décentralisée : les principales monnaies et plateformes concentrent la grande majorité des échanges, pareil pour les minages. On peut parler d'oligopoles.
Tout comme la finance classique, la finance décentralisée est sujette aux phénomènes de bulles : une innovation fait naître des espoirs de gains, qui entraînent une hausse des cours, un afflux des capitaux, dans un marché qui peine à les absorber - c'est la situation que l'on a connue en 2017-2021. Puis des faillites apparaissent, comme celle de FTX, l'une des principales plateformes de change en 2022, lorsque les épargnants inquiets veulent retirer leurs fonds à la moindre mauvaise nouvelle, selon un mécanisme classique de bank run (panique bancaire). Les plateformes sont souvent installées dans les paradis fiscaux et il y a une proximité avec l'intermédiation financière non-bancaire, plus connue sous le nom de shadow banking (finance non bancaire). C'est tout le paradoxe de ce système, qui a été conçu comme une alternative au système financier traditionnel pour mieux protéger les épargnants et qui devient un refuge pour certaines pratiques délictueuses.
En conclusion, le système de validation décentralisée par la blockchain est un succès. Il est très fiable et permet de transmettre facilement et rapidement des informations. En revanche, son application à la monnaie est un échec. Les cryptomonnaies ne sont pas devenues des alternatives aux monnaies classiques, mais restent des actifs de spéculation. La finance a contaminé le système et n'est sans doute pas le terrain le plus propice de développement pour la blockchain. Il semble difficile de se passer du tiers de confiance, qui permet de concentrer les risques et de les prendre en charge pour les usagers. Sans cette instance, les risques se disséminent. On estime que 10 % des adultes ont déjà acheté des cryptomonnaies.
Plusieurs options de régulation existent. La Chine a interdit le minage des cryptomonnaies. Lorsque Facebook a annoncé son projet de libra, les sénateurs américains se sont inquiétés, ont reçu Marc Zuckerberg et l'entreprise a suspendu son projet.
On peut aussi tirer les enseignements de l'histoire longue de la finance en lien avec celle des innovations. Rappelons-nous l'histoire de la bancarisation en France. L'activité bancaire était très peu réglementée au début du XXe siècle. Après la Première Guerre mondiale, les usagers ont commencé à s'intéresser à la bourse, au papier-monnaie, qui était une nouveauté, et de nombreux scandales ont éclaté - Oustric, Stavisky, etc. - qui ont entraîné des scandales politiques. À la suite de ces scandales, les premières régulations bancaires sont apparues à la fin des années trente. Une régulation me semble nécessaire pour accroître le bien-être collectif dès lors que les usagers sont de plus en plus nombreux et dépassent un cercle d'initiés. La monnaie et la finance sont des institutions sociales et le laissez-faire total n'est pas une bonne solution.