Deux concepts sont à distinguer : démondialisation et bi-mondialisation. Le temps de la mondialisation, telle que nous l'avons connue, est probablement fini. Pendant très longtemps les économistes n'ont voulu juger la mondialisation que du point de vue du consommateur qui, grâce à elle, bénéficiait de plus de biens à des prix plus bas. Pour le consommateur, la mondialisation a produit ces deux effets positifs. Mais l'extrême abondance des biens privés a eu pour conséquence la raréfaction des biens communs. En ne voyant la mondialisation et le libre-échange que du point de vue du consommateur, on a oublié les collectivités, les peuples, les territoires, les intérêts publics et les intérêts communs. Cela a conduit à la dégradation de la nature ou encore à la perte d'équilibre des modèles sociaux, avec des inégalités de plus en plus criantes, la perte du sentiment d'appartenance, l'oubli de savoir-faire, de territoires ou encore d'intérêts stratégiques.
Le temps de la démondialisation est venu pour deux raisons fondamentales. La première nous est en partie extérieure : nous la subissons en France et plus largement dans le monde occidental. L'autre raison est interne : nous avons intérêt à la démondialisation pour renforcer les biens communs et les biens publics dans notre vie quotidienne.
La première raison de la perte de vitesse de la mondialisation tient à l'affaiblissement du bloc euro-occidental. Depuis deux ans, les pays du G7, qui portaient la mondialisation, sont tombés sous les 10 % de la population mondiale et représentent moins de 50 % de la richesse mondiale, au lieu des deux tiers dans les années 1970. Des pays qui ont une vision différente des relations économiques mondiales montent en puissance. L'Inde a ainsi annoncé viser une autonomie alimentaire complète à l'horizon de quelques décennies. La Chine mène depuis une dizaine d'années une réorientation de sa politique économique en visant à maîtriser des infrastructures stratégiques, par exemple en remplaçant les puces informatiques américaines dans les ordinateurs des entreprises publiques chinoises par des puces locales. L'idée d'un Internet libre et connecté de la même manière partout s'affaiblit. Un autre exemple réside dans les systèmes de paiement. Les paiements entre banques passent par le système Swift, installé en Belgique lors de sa création pour en faire une infrastructure neutre pouvant être utilisée par tous les pays de la planète sans discrimination. Désormais, Swift est vu comme une infrastructure américaine. Ainsi, la Chine a développé un système de paiement alternatif à Swift, dénommé Cips (Cross-Border Interbank Payments System). La Chine est également en pointe dans les monnaies numériques de banque centrale (CBDC pour Central Bank Digital Currencies), avec le renminbi numérique, utilisé sans aucun contrôle américain ou occidental. Cette monnaie numérique se développe en Chine, mais aussi le long des routes de la soie et singulièrement en Afrique. En matière de semi-conducteurs, la Chine, comme les États-Unis, développe une stratégie d'autonomie. L'idée d'un monde unifié par le commerce existe de moins en moins. On assiste plutôt à une fragmentation des infrastructures essentielles aux échanges, dans un phénomène qu'on a parfois qualifié de bi-mondialisation. Les logiques politiques prennent le dessus sur des logiques purement économiques.
Actuellement aussi, l'idée d'États civilisationnels prospère. La Chine, l'Inde ou encore la Turquie ne se voient pas comme des agrégats de consommateurs mais diffusent l'idée qu'ils portent une civilisation. On se réfère à des penseurs très anciens, Confucius ou Mencius. L'objectif premier de ces États n'est pas celui d'améliorer la vie du consommateur grâce au libre-échange.
La raréfaction de ressources naturelles comme les métaux rares entre également en jeu. Plus les ressources sont rares, moins leur allocation à l'échelle mondiale se fait selon les règles du libre-échange et plus les logiques politiques prédominent.
La démondialisation s'explique donc d'abord par le fait que de nombreux pays hors du bloc occidental commencent à porter une vision différente de la structuration des échanges mondiaux.
Mais une deuxième raison à la démondialisation dépend de nous. Nous avons des facteurs intérieurs qui nous poussent à rechercher des modèles alternatifs à la mondialisation. Les bienfaits de la mondialisation - avoir accès à plus de biens et à des prix plus bas - sont contrebalancés par une raréfaction des biens communs dans des proportions qui deviennent insoutenables, avec une dégradation des milieux naturels, une remise en cause d'un certain équilibre social se traduisant par une montée des inégalités sociales et territoriales, au détriment de la « France périphérique ».
Les coûts de transport ont été beaucoup trop bas, notamment grâce aux pavillons de complaisance - dont les principaux sont le Libéria, le Panama et les Iles Marshall - qui se sont généralisés depuis 40 ans et représentent désormais 80 à 90 % de la flotte maritime marchande mondiale. Or, 80 à 90 % des échanges mondiaux se font par voie maritime par porte-containers ou tankers. Les pavillons de complaisance engendrent une évasion fiscale systématique, avec un taux d'imposition des sociétés tendant vers 0 %, un échappement aux règles sociales et un échappement à la responsabilité de l'armateur en cas de dommage, par exemple une marée noire. Alors que le commerce maritime restait lié aux territoires et environnements réglementaires des grandes puissances maritimes, il l'est désormais à des pavillons de complaisance, contribuant à faire baisser les coûts et à favoriser la délocalisation.
Certains exemples sont sidérants : le bois français est envoyé en Chine pour être transformé et revient transformé en France. Certes, du point de vue du consommateur, on y gagne quelques centimes. Mais on peut se demander légitimement si la pollution causée par le transport maritime n'est pas trop importante, ou encore si les coûts de la désindustrialisation, de la perte d'emplois et de savoir-faire n'est pas excessive par rapport aux bénéfices tirés des échanges.
Aux États-Unis, des études montrent les coûts globaux importants de la mondialisation, par exemple à travers des taux de divorce ou des taux de suicide plus élevés dans les comtés les plus exposés à la mondialisation. Démondialiser revient donc à prendre davantage en compte les coûts collectifs de la mondialisation et à chercher à réduire cette mobilité des biens et services à l'échelle du monde. Il ne s'agit pas d'arrêter toute forme de commerce mais de retrouver un équilibre entre intérêts communs et bénéfice pour le consommateur.
En conclusion, il y a deux manières de penser la démondialisation. Soit on subit la démondialisation et, en restant attachés à la vision de la mondialisation telle que nous l'avons connue jusqu'à présent, on est conduits à regretter en permanence les décisions protectionnistes de nos partenaires commerciaux - comme l'Inflation Reduction Act des États-Unis - et on va de pénurie en pénurie. Soit on prend conscience qu'on a des intérêts stratégiques, des équilibres sociaux et des intérêts environnementaux à protéger et on organise la démondialisation.
Il n'y a pas de solution miracle mais un éventail de solutions. Une première piste consisterait à définir ce que sont les infrastructures stratégiques européennes à protéger, plutôt que de s'appuyer sur des infrastructures non européennes. La Banque centrale européenne (BCE) commence à réfléchir à la mise en place d'une monnaie numérique de banque centrale mais malheureusement, elle choisit un partenaire non-européen : la société Amazon. Une autre piste consisterait à instaurer une responsabilité territoriale des entreprises, plus complète que la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) qui repose sur une vision trop abstraite et mondiale et permet de dégrader un espace en effectuant une compensation à l'autre bout du monde. Il conviendrait de territorialiser la RSE. Enfin, nous devons avoir une réflexion plus poussée sur le transport maritime et son cadre réglementaire.