Il existe en fait, selon nous, deux crises de l'énergie, une de l'électricité et une autre du gaz, très largement corrélées par moments et, à d'autres moments, assez fortement décorrélées suivant les endroits.
Contrairement à ce que certaines expressions peuvent laisser entendre de temps à autre, ce n'est pas le gaz qui est responsable du prix de l'électricité, mais très largement aussi le prix de l'électricité qui est responsable du prix du gaz.
La demande de gaz a fait monter les prix à partir de 2021. Elle est liée en partie à des facteurs propres au gaz : l'hiver a été froid, et il fallait donc remplir les stockages qui étaient vides à l'issue. Elle est toutefois également liée à d'autres phénomènes, et en particulier à la sécheresse en Amérique du Sud, qui fait que le Brésil importe du GNL comme il ne l'a jamais fait, de même que le Chili, pour compenser, avec les centrales à gaz, l'absence de production hydraulique.
Cette demande supplémentaire est un des facteurs importants de la hausse des prix du gaz en 2021, avant que la Russie ne l'accentue en ne proposant pas de gaz sur le marché à court terme, un certain nombre d'autres phénomènes venant l'amplifier. Je rappellerais ainsi que, ce même été 2021, la faiblesse du vent en Europe fait que les centrales éoliennes produisent moins. On fait donc tourner des centrales à gaz en période d'été, ce qui est relativement rare. Normalement, l'été, les centrales à gaz sont très largement inutilisées. Cette demande supplémentaire de gaz contribue à la montée des prix durant toute l'année 2021.
Deuxième élément : aujourd'hui, les marchés forward de la France, mais aussi, dans une certaine mesure, de la Belgique ou de l'Allemagne, etc. - ce qu'on appelle le Clean Sparks Spread, c'est-à-dire la différence de coût marginal entre le prix de l'électricité et le coût du gaz que l'on met dans une centrale à gaz est très largement positif sur ces marchés. Au vu des marchés à terme pour l'année 2023 de l'électricité et du gaz - été ou hiver -, on a intérêt à vendre son électricité à terme et à acheter son gaz à terme, ce qui fait monter le prix du gaz.
Autre preuve de l'indépendance des crises, soulignée par M. Ménard : les prix du gaz et de l'électricité sont inversés entre la France et l'Allemagne. Depuis le début de la crise, le prix du gaz est plus faible en France qu'en Allemagne - de l'ordre de 20 à 40 euros par MWh -, et les prix de l'électricité sont plus élevés en France qu'en Allemagne - de l'ordre de 70 jusqu'à 200 euros. Au moment où les prix étaient au-dessus de 1 000 euros en France, ils étaient à environ 800 euros en Allemagne. Le fait qu'il y ait une certaine corrélation entre les prix ne veut pas dire qu'il n'existe pas deux crises séparées.
Je reviens sur ce qu'ont dit MM. Ménard et Percebois : les prix sur les marchés du gaz et de l'électricité sont aujourd'hui assez largement supérieurs à ce que serait le prix qui assure l'équilibre entre l'offre et la demande. Pourquoi ? Il existe un manque de confiance et une très faible liquidité du marché : les gens ne croient plus aux fondamentaux. Il faut le dire : certains finissent par garder l'électricité qu'ils ont en plus plutôt que de la vendre, ne sachant pas ce qu'il va se passer. Il en va de même concernant le gaz. Ce manque de confiance dans la liquidité du marché génère une prime de risque. Les gens ont peur, ils ont d'autant plus raison que s'ils se retrouvent trop courts sur le marché, ils peuvent faire faillite, comme Uniper, qui a perdu 40 milliards d'euros. Il faut en être conscient.
Enfin, tout le monde affirme que la demande s'est ajustée. En tant que gazier, nous faisons une distinction entre ce que l'on appelle la réduction de la demande et la destruction de la demande. La réduction de la demande est saine : on fait un effort pour moins chauffer chez soi et moins consommer partout où l'on peut. La destruction de la demande, c'est lorsque nos clients s'arrêtent de fonctionner parce qu'ils ne le peuvent plus, les prix étant trop élevés.
On me rétorquera que le marché fonctionne et s'est équilibré : si les clients ne peuvent plus payer le prix, peut-on considérer que le marché fonctionne ? La question doit rester ouverte.
Sur le long terme, le gaz est un facteur important pour éviter les défauts de production d'électricité et fournir de l'énergie lorsqu'on en a besoin. Les centrales à gaz fournissent la pointe ultime d'électricité ; je rappelle qu'avec des dispositifs comme les réseaux de chaleur, qui ont un certain choix en matière d'énergie, ou les pompes à chaleur hybrides, il existe des outils qui permettent, lorsqu'on est très proche de la pointe de demande électrique, de basculer sur le gaz, qui peut se stocker, ce qui permet un effet modérateur sur les prix marginaux de l'électricité.
Quant à la réforme des prix, pour Eurogas, le mécanisme ibérique est beaucoup plus cher qu'il n'y paraît. Il a pu fonctionner dans le contexte ibérique parce que les échanges tant de gaz que d'électricité avec le reste du marché sont limités. Il serait très difficile à appliquer à l'échelle européenne, et on n'en connaît pas très bien l'impact sur les prix. Nous le considérons donc avec une extrême prudence, à cause de ses effets de bord et de son coût, qui serait probablement très élevé pour l'État.
Pour ce qui est de la réduction de prix pour les clients vulnérables, il s'agit d'une évidence. La réduction de prix pour les entreprises, on le sait, induit des distorsions d'un pays à l'autre. Elle soulève aussi des questions de coûts, et nous insistons surtout sur le fait que ce ne sont pas les entreprises gazières qui peuvent la financer. Vendre à perte, d'une part, est illégal et, d'autre part, conduit les entreprises à la faillite. Encore une fois, l'exemple Uniper le montre.
Il faut donc vraiment réfléchir à des systèmes qui ne distordent pas trop la concurrence entre pays et dont le coût budgétaire est relativement maîtrisé. Dans ces conditions, les entreprises gazières peuvent bien entendu y contribuer. C'est ce que nous faisons aujourd'hui avec le bouclier tarifaire puisque, de fait, ce sont les fournisseurs gaziers qui avancent la différence de prix. On achète sur le marché de gros et on vend au prix fixé par le bouclier tarifaire, avec la promesse que l'État compensera à un moment donné.
Je souligne néanmoins que ceci représente un effort de trésorerie tout à fait conséquent pour ces entreprises. À peu près tous les régimes de soutien aux prix payés par les consommateurs ont un impact de trésorerie très important pour les entreprises, à un moment où leurs interventions sur le marché les appellent à avoir des appels de marge qui se chiffrent en milliards d'euros, voire en dizaines de milliards.
Cette situation de marché conduit les entreprises énergétiques, notamment gazières, à avoir d'énormes besoins de liquidités, qu'il s'agisse des appels de marge, du fonds de roulement ou du financement de dispositifs comme le bouclier tarifaire. Quand on parle de profit, il ne faut pas négliger les risques économiques qui y sont associés.
S'agissant de la rente inframarginale, Eurogas n'est pas très enthousiaste à l'idée de sa captation, mais, dans une situation de crise comme celle que nous connaissons aujourd'hui, il est assez logique de demander un effort sur les moyens de production qui offrent des coûts très inférieurs à ceux actuellement sur le marché.
Pour ce qui est des moyens de production recourant au gaz, comme l'a dit M. Glachant, il est bien souvent nécessaire de compléter le mécanisme de marché par des mécanismes de financement de capacités. L'appel des centrales à gaz, selon les scénarios, est en effet trop aléatoire pour permettre une rémunération raisonnable de l'investissement. Dans certains de nos scénarios, les centrales à gaz perdent de l'argent les sept premières années et n'en gagnent que la huitième année. Elles en gagnent beaucoup lorsque c'est le cas. Cela devrait donc normalement s'équilibrer, mais je ne connais pas d'investisseurs qui investissent sur un tel business model.
En conclusion, il s'agit de deux crises indépendantes, même si elles sont corrélées. Pour changer de système de rémunération, il faut laisser aux entreprises le temps de s'adapter et considérer qu'elles ont investi dans un certain cadre réglementaire. Si on en change complètement, il faut tenir compte des conséquences économiques sur celles-ci.