Merci madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, de nous recevoir aujourd'hui. Pour essayer de répondre à un certain nombre de questions que vous venez de poser, je commencerai en redonnant du sens à cette réforme. Comme vous l'avez parfaitement souligné, elle s'inscrit dans un moment très particulier de notre décision en matière de politique énergétique, et notamment dans le cadre d'une relance d'un programme nucléaire sans précédent depuis plus d'une vingtaine d'années. Lorsque l'on regarde l'histoire de l'organisation du contrôle de la sûreté, de l'expertise ou de la recherche en France, les grands mouvements qui ont été réalisés dans cette organisation l'ont toujours été à des moments importants de décision pour l'ambition nucléaire de notre pays, et également suite à des événements, tels que des accidents et leur retour d'expérience. Il y a cinquante ans que le contrôle de la sûreté nucléaire a été mis en place, sous forme d'un service d'administration, quand le Premier ministre de l'époque, Pierre Messmer, a décidé, en 1973, de lancer un programme électronucléaire fondé sur une technologie de réacteur à eau sous pression américaine. Jusqu'alors, les technologies développées en France étaient des technologies graphite gaz développées par le CEA. Cette décision, accompagnée d'un programme extrêmement ambitieux, a conduit à la mise en place de 58 réacteurs sur plusieurs décennies et à la réorganisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection qui, à l'époque, étaient intégrés au CEA. Le premier mouvement est donc lié à cette décision. Au fil du temps, il y a eu des renforcements du service de l'État, qui était en charge du contrôle de la sûreté nucléaire, puis de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, mais aussi de l'expertise, qui étaient toujours intégrés au sein du CEA. C'est au début des années 2000 qu'une impulsion a de nouveau été donnée, avec la création de l'IRSN, en 2002, et de l'ASN en tant qu'autorité administrative indépendante (AAI), en 2006. C'est lors de sa cérémonie des voeux de l'année 2006 que le président Jacques Chirac a annoncé, en même temps, le lancement d'un nouveau programme nucléaire, le programme EPR, et la constitution de l'ASN indépendante, sous forme d'AAI. À chaque fois qu'il y a eu des impulsions fortes en matière de stratégie et de politique nucléaires, il y a eu une évolution dans l'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.
Nous sommes aujourd'hui dans un moment semblable. Le Parlement jouera un rôle fondamental dans les décisions importantes des mois à venir, autour des nouvelles orientations de la politique énergétique et, notamment, de sa composante nucléaire. Il ne me semble donc pas du tout illégitime, après que le Gouvernement s'est penché sur la manière d'accompagner cette nouvelle politique de renforcement de la filière nucléaire - si elle était décidée -, qu'il s'interroge sur un renforcement du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.
Cela me semblerait pertinent et assez logique dans une réflexion d'ensemble. De plus, le modèle qui est à l'étude est celui le plus répandu dans le monde occidental en matière d'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Dans ce modèle, l'expertise, le contrôle et la décision sont intégrés dans une même organisation. C'est le cas aux États-Unis, au Canada ou au Japon. Nous n'inventons pas de modèle. Nous étudions les meilleures pratiques internationales, pour pouvoir nous interroger nous-mêmes - c'est en tout cas le Gouvernement qui pose la question -, sur la manière de faire évoluer le système, pour le rendre plus robuste, efficace et adapté aux enjeux sans précédent face auxquels nous allons nous trouver, pas pendant les deux ou trois prochaines années, mais pendant plusieurs décennies.
Les nouvelles impulsions qui seront prises en matière de politique énergétique vont en effet induire des charges de travail qui vont durer plusieurs dizaines d'années. C'est donc une décision importante, qui produira des effets à long terme. Il est question de construction de programmes électronucléaires. Les réacteurs concernés vont durer soixante ans. Ils seront construits sur une période de plusieurs dizaines d'années. Dans le même temps, quand il est question de la poursuite de l'exploitation des réacteurs actuels, on s'interroge au-delà de soixante ans. Pour les réacteurs les plus récents, cela sous-entend encore plus de quarante ans de durée de vie. Nous nous inscrivons donc dans une perspective historique d'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection appelée à durer longtemps, qui doit être prise à un moment où cette impulsion est organisée. Il faut bien avoir en tête cet élément de contexte.
Ensuite, le choix qui est fait par le Gouvernement et qui est proposé au Parlement est celui de consolider l'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, en la rassemblant au plus haut niveau d'indépendance par rapport au Gouvernement. Il s'agit effectivement, vous l'avez dit, de fusionner l'ensemble des activités de l'IRSN avec celles de l'ASN, mais au sein de l'ASN indépendante. Pour répondre à votre question sur le risque de perte de confiance dans le contrôle de la sûreté nucléaire, le Gouvernement apporte à travers ce projet de réforme une garantie d'alignement du standard sur le plus haut niveau d'indépendance par rapport au Gouvernement et par rapport aux exploitants. C'est le cas de l'ASN.
Lorsque l'on étudie les deux organismes, ASN et IRSN, nous avons aujourd'hui la même raison d'être. La seule mission de l'IRSN comme la seule mission de l'ASN, c'est la protection des personnes et la protection de l'environnement, par rapport à l'utilisation des rayonnements ionisants, tant pour ce qui concerne les usages industriels - comme la production électronucléaire -, que ceux en matière de santé dans le domaine industriel. C'est bien l'ensemble du champ qui est couvert, avec deux organismes qui ont la même raison d'être. Il n'y a pas l'un des deux qui se concentre sur la sûreté nucléaire et l'autre sur cet enjeu et d'autres intérêts. Les deux organismes ne regardent que le sujet de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, ce qui est l'alignement sur le standard le plus élevé.
Cette situation est différente de ce qui existe quand il est question d'organisation « duale » entre d'un côté l'expertise et de l'autre côté la décision. C'est vrai qu'il y a ce type d'organisation en France. Elle n'est pas majoritaire, mais elle existe, lorsque l'expert est un expert indépendant du Gouvernement. C'est en effet le Gouvernement qui prend la décision, en intégrant l'avis de l'expert sur un sujet donné, ainsi que d'autres intérêts. C'est normal pour un Gouvernement. Nous ne sommes pas dans cette configuration. L'ASN est indépendante du Gouvernement. Il s'agit donc de rapprocher deux entités affichant toutes deux la même raison d'être, qui ne regardent que la sûreté nucléaire. Si l'on étudie les décisions qui ont été prises par l'ASN au cours des dernières décennies, je ne pense pas qu'on puisse dire que l'ASN a été amenée à prendre en compte d'autres intérêts que la sûreté nucléaire dans ses décisions. C'est donc le même intérêt et c'est une manière d'avoir un renforcement du contrôle de la sûreté nucléaire. À mon sens, le contrôle de la sûreté nucléaire et la confiance dans ce contrôle sont véritablement des biens communs. Il faut que la réforme qui sera mise en place - si elle était décidée -renforce ces biens communs. Il n'y aura pas de confiance dans le nucléaire sans confiance dans le contrôle indépendant de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Ce choix de fusion avec le statut le plus élevé en termes d'indépendance me semble être de nature à renforcer la confiance dans le contrôle de la sûreté nucléaire. C'est un point qui me paraît très important à exprimer.
Ces projets d'évolution présentent bien évidemment un certain nombre de conséquences, qui pourraient démontrer à mon avis que cette réforme va dans le bon sens. Je souhaite signaler six points.
En premier lieu, cette réforme comporte d'abord un élément d'efficacité. En effet - si elle était décidée - elle permettrait de renforcer le processus qui va de l'expertise jusqu'à la décision, en proposant un processus intégré, à l'image de ce qui existe à l'étranger avec, bien évidemment, un certain nombre de garde-fous. Je pense sur ce point que vous avez fait référence aux six recommandations de l'Opecst qui, à mon sens, doivent toutes être prises intégralement. À l'intérieur de l'organisation future - si à nouveau elle était décidée - il faudrait mettre en place certains dispositifs, par exemple à travers le règlement intérieur de l'ASN, dans le cadre d'une concertation à réaliser. Ces garde-fous garantiraient que les différentes étapes soient effectivement séparées. Cela conforterait l'étape d'instruction située en amont, instruction complexe qui comporte de l'instruction technique et de l'instruction réglementaire. Les décisions que nous prenons peuvent en effet être attaquées juridiquement. Or l'ASN dispose d'une telle expertise réglementaire, tout comme l'expertise technique se trouve en partie aussi à l'ASN. À ce jour, il apparaît une sorte de fragmentation dans les termes d'expertise. Le fait de placer l'ensemble de ces expertises sous une même ombrelle permettrait de bénéficier d'une plus grande fluidité et d'une plus grande efficacité dans la phase d'instruction, qui doit bien évidemment rester séparée de la décision, lorsque cette décision est prise sur les sujets à plus fort enjeu par le collège de l'ASN. Ce sont des garanties que nous pouvons tout à fait affirmer et développer.
Cette organisation ramassée est aussi une organisation qui permet de faire face de manière plus efficace aux besoins nouveaux de compétences techniques. Dans cette salle, madame la présidente, nous avons, il y a quelques mois, évoqué les enjeux du nouveau nucléaire. Je me souviens que nous avons parlé des SMR. Nous comptons aujourd'hui plusieurs projets de SMR qui commencent à émerger en France. Il y a bien sûr le projet d'EDF, sur une technologie connue, qui ne pose pas de difficultés en matière de compétence pour nous, pour l'IRSN et pour les exploitants. Dans le même temps, nous comptons aussi quatre projets sur des technologies qui n'existent pas encore, pour lesquelles la compétence n'existe pas non plus, ni à l'ASN ni à l'IRSN. Il va donc falloir renforcer ces compétences et les acquérir, si ces projets d'Advanced Modular Reactor (AMR), c'est-à-dire de réacteurs innovants émergés, étaient lancés, comme cela est prévu. Une structure ramassée serait certainement plus efficace pour disposer de ces compétences nécessaires que de renforcer les deux structures, en apportant ces compétences à toutes deux. À travers cet exemple, je pense qu'il apparaît un besoin par rapport au nouveau nucléaire, qui fera émerger de nombreux sujets nouveaux que nous n'avons pas encore identifiés. Ce sera plus efficace de renforcer la structure ramassée, fusionnée, plutôt que de disperser les compétences nouvelles nécessaires.
De plus, une structure ramassée est aussi un bon moyen de mieux gérer les priorités. Une évaluation de la somme de travail d'instruction à réaliser durant les vingt années montre que c'est un travail considérable. C'est un niveau de travail inconnu depuis de nombreuses années. Il va falloir renforcer les équipes. C'est d'ailleurs clairement indiqué dans le projet de loi. Plusieurs études seront lancées, en associant le Parlement, pour pouvoir évaluer quels sont les renforts dont nous avons besoin. Il faut donc avoir un souci d'efficacité pour renforcer l'ensemble des composantes et ce renforcement devra aussi être accompagné d'une gestion des priorités. Un certain nombre d'événements inattendus peuvent en effet survenir, qui peuvent conduire à réorienter le programme, à la fois en termes d'instruction et de décision. Cela arrive chaque jour et c'est normal, car nous nous trouvons face à une industrie qui évolue sans cesse. Il faut gagner en souplesse, ce que ne permet pas la présence de deux entités. Ce sera beaucoup plus facile lorsqu'il n'y en aura qu'une.
Quatrième argument, nous jouons aujourd'hui un rôle fondamental d'appui au Gouvernement en situation d'urgence. Cet appui est séquencé. Dans un premier temps, sur la base des informations données par l'exploitant concernant l'événement, l'IRSN réalise une évaluation de la situation et se projette sur la manière dont cette situation va évoluer. Tel est le rôle de l'expertise technique. Le résultat de cette expertise est ensuite donné à l'ASN, qui a la mission de conseiller le Gouvernement en cellule interministérielle de crise, face au Président ou au Premier ministre, pour dire ce qu`elle propose pour la suite. Ce système séquencé est testé à l'occasion des exercices et il apparaît clairement rigide. Il faut passer à un système unique. Il nous faut être capables d'avoir une réponse unique, en cas de situation de crise. C'est ce que permettrait cette organisation nouvelle - si elle était décidée.
Cinquième point, vous avez beaucoup insisté sur la nécessité de conserver un haut niveau de transparence, d'information, d'association du public et d'ouverture à la société. Je suis tout à fait d'accord. L'Opecst l'a d'ailleurs souligné. C'est ce que nous faisons déjà. Il n'y a pas une organisation qui serait ouverte vers la société et une seconde qui le serait moins. Ce n'est pas le cas. Nous travaillons quotidiennement avec les commissions locales d'information (CLI). Ce sont nos interlocuteurs de terrain. Je sais que le Sénat est très attaché à cette représentation territoriale, car nous sommes la seule AAI à disposer d'un réseau territorial. Nous comptons onze divisions qui sont proches des installations nucléaires et des CLI. Ce n'est pas le cas de l'IRSN. Nous entretenons une proximité territoriale avec les CLI et le réseau de l'Anccli. Je préside moi-même chaque année et nous co-organisons avec l'Anccli la conférence annuelle des CLI. C'est une réalité. Il n'y a aucune raison d'affaiblir ce fonctionnement. Dans le même temps, tout ce qui est fait par l'IRSN est bien évidemment aussi extrêmement important. La Première ministre nous a d'ailleurs confié une mission, et nous aurons la possibilité, s'agissant du renforcement de la culture de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, d'additionner les ressources de l'ASN et les ressources de l'IRSN, pour consolider la connaissance des risques et des bons comportements à avoir en cas d'accident. C'est une mission que la Première ministre a confiée à l'ASN, avec la présidence d'un comité qui s'appelle le Codirpa. L'ouverture de la société n'est donc pas un sujet à mon sens. Nous prendrons les meilleures pratiques existant dans les deux organismes et je pense que nous aurons les moyens de consolider cette approche. On pourra faire encore plus en rassemblant les forces. Il n'y a donc pas d'appréhension à avoir sur cette nécessité absolue d'ouverture à la société, de transparence et d'information, dans le sens du développement de la culture de sûreté nucléaire.
Je terminerai par le sixième point, qui me paraît tout aussi important. À ce jour, l'IRSN comme l'ASN sont deux entités reconnues au niveau international. Notre reconnaissance est essentiellement fondée par le poids du parc nucléaire en France. Nous le constatons quand nous échangeons avec nos homologues américains ou japonais, autour du fait que nous ayons 56 réacteurs en exploitation et des installations sur la totalité du cycle du combustible, ainsi qu'une politique de gestion des déchets exemplaire et reconnue au niveau international. De ce fait, nous avons une influence. Nous sommes écoutés, parce que nous sommes adossés à une expérience nucléaire de longue date et de très haut niveau. Pour autant, notre action reste dispersée, avec d'un côté l'ASN et ses relations avec ses homologues à l'étranger et, de l'autre côté, l'IRSN qui a aussi des relations avec nos propres homologues, chez qui l'expertise et la décision sont intégrées. Comme nous sommes séparés, nous avons tous deux des contacts, l'un et l'autre, avec les mêmes personnes. Cela n'a guère de sens. Je pense que la fusion renforcerait notre influence et la manière d'entretenir des relations avec nos plus grands homologues à l'étranger, dans une période cruciale. Pourquoi est-ce une période cruciale ? Aujourd'hui, entre trente et quarante pays dans le monde ne sont pas nucléarisés et envisagent de s'ouvrir au nucléaire, pour pouvoir répondre à l'urgence climatique. Ces pays ont besoin d'assistance. Ils n'ont pas d'infrastructures de contrôle de la sûreté nucléaire, ni d'expertise. Nous pourrions éventuellement accompagner cette conquête par l'industrie française - même si nous ne sommes pas là pour développer l'industrie. En tout cas, nous pourrions indiquer à nos homologues que nous sommes en capacité de leur apporter un appui dans le développement de leur infrastructure de contrôle et d'expertise. Cela me semble plutôt être un gage d'efficacité et de renforcement.
Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je pense donc que cette réforme - si elle était votée - présente un certain nombre de conséquences favorables au renforcement, à la fois, de la confiance et de l'efficacité dans le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.