Intervention de Maître Rachel Saada

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 2 mars 2023 : 1ère réunion
Santé sexuelle et travail : quels aménagements possibles pour les femmes

Maître Rachel Saada, avocate :

Cela nous donne une indication précieuse quant à l'intérêt du sujet. Je craignais, à raison, que cette non-mixité soit subie. Vous pourrez faire savoir aux hommes qu'ils ont été très regrettés.

Je vais beaucoup vous déprimer, vous me le pardonnerez. Je suis spécialiste en droit du travail et en droit de la sécurité sociale, et mon propos correspondra à ce que je constate depuis près de quarante ans d'exercice professionnel. Ce constat est biaisé par mon engagement de ne plaider qu'aux côtés des salariés, des élus du personnel et des syndicats.

Je rebondirai brièvement sur des points qui ont été évoqués. J'irai droit au but, puisque de nombreux éléments ont déjà été mentionnés. Je ferai d'abord des observations sur les règles douloureuses et la manière dont on pourrait les prendre en compte, avant de revenir sur les questions d'aide médicale à la procréation. Je conclurai sur l'arsenal dont nous disposons déjà. À mon sens, ce n'est pas tellement une question d'outils supplémentaires que de droit positif, d'accès au droit et aux juges et de rapport de domination.

Je passe sur le fait que c'est un problème numériquement très important, qu'il existe déjà dans certains pays des congés menstruels. Ces points ne présentent, à mon sens, pas beaucoup d'intérêt. Chaque pays a son histoire. Madame la Présidente, vous évoquiez une politique britannique, qui n'est selon moi pas un très bon exemple. Le droit du travail en Grande-Bretagne n'est pas ce qui se fait de mieux. Tout y est passé au crible de la discrimination. En réalité, les Anglais n'ont plus de droit du travail. Ils n'ont plus qu'un droit de la discrimination. On va, chacun dans son couloir, chercher des éléments de cette discrimination.

Votre projet est intéressant mais il pose beaucoup de questions puisqu'il interroge les notions de maladie et de handicap. Voulons-nous nous diriger vers cela ? C'est une réflexion presque philosophique. Je ne veux pas développer ce point mais cette question doit être posée.

Il est à noter que la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) ne doit pas être mythifiée. Elle n'apporte que très peu de protection supplémentaire. C'est un parcours du combattant. Les Maisons départementales pour les personnes handicapées (MDPH) ne sont pas tendres avec les demandeurs. Cette RQTH apporte presque une souffrance supplémentaire. Je ne suis pas en train de dire qu'il ne faut pas le faire mais je suis réservée quant aux effets d'une promotion de cette reconnaissance. Je rappelle que les employeurs ne sont intéressés que par un de ses aspects : celui qui leur évite de payer des amendes à l'Agefiph (Association de gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées). Ils ne cherchent pas spécialement à recruter des travailleurs handicapés parce qu'ils sont bienveillants. Je n'aurais d'ailleurs pas beaucoup de goût à utiliser ce terme. Je dois avoir mauvais esprit ou je suis contaminée par ma pratique professionnelle qui fait que je ne vois pas beaucoup de bienveillance dans les entreprises. Ce terme me paraît trop neutre et n'interroge pas le rapport de domination extrêmement fort qui existe dans les entreprises.

J'en viens tout de même à une proposition concernant la question des règles douloureuses et de ce qu'on a pu appeler le congé menstruel - je déteste cette dénomination - c'est la question des jours de carence. Je pense que le congé menstruel ne peut pas être un congé payé. Vous ne pouvez pas dire aux patrons qu'après la cinquième semaine de congés payés, arrivée en 1981, on va ajouter cinq semaines supplémentaires, équivalant à 2,5 jours par mois. En Espagne, c'est l'État qui finance cette mesure. Après réflexion, j'estime que nous pourrions éventuellement supprimer les jours de carence en étudiant la question par le prisme de la discrimination indirecte. Les rapports sur le sujet montrent que les femmes sont 50 % plus touchées par les arrêts maladie que les hommes. En 2022, le taux d'arrêt s'établissait à 6,8 % pour les femmes, contre 4,6 % pour les hommes. La notion de discrimination indirecte renvoie à une disposition légale ou réglementaire qui n'avait absolument pas pour objet de discriminer mais qui a pourtant cet effet. Puisque les congés pour règles douloureuses sont courts, les femmes sont évidemment bien plus frappées par les trois jours de carence. Il faut donc faire sauter ce verrou.

Cette mesure présenterait plusieurs avantages. D'abord, elle permettrait aux femmes d'être plus facilement en arrêt de travail sans perte financière et sans effet sur l'employeur. Ce dernier, au-delà de trois ans d'ancienneté du salarié - voire un an si la convention collective le prévoit -, est tenu par la loi de mensualisation de 1978 codifiée depuis quelques années, de compléter les indemnités journalières versées par la Sécurité sociale (IJSS), à hauteur d'environ 90 % du salaire, pendant une durée limitée. Ainsi, ce qu'il paierait au titre de ces trois jours de carence différents disparaîtrait du contingent qu'il doit régler. Cela ne lui coûterait donc pas plus cher. Cette piste de réflexion est intéressante, parce qu'elle préserve le secret médical. En ma qualité de juriste, j'estime en effet qu'il n'est pas envisageable de rompre le secret médical et d'ouvrir une brèche de cette nature. Dans le cadre des recherches que j'ai faites, je constate que l'association Osez le féminisme ! refuse également l'ouverture de cette brèche. Voilà alors une proposition qui me paraîtrait plus facile à mettre en oeuvre, puisqu'un motif serait inscrit pour le volet Sécurité sociale et non pour le volet employeur. Les trois jours de carence disparaîtraient. Il est clair que les femmes n'en abuseraient pas, au regard de leur comportement au Japon, en Indonésie, en Australie ou ailleurs. Au Japon, le congé existe depuis 1945, mais seuls 0,9 % des femmes en profitent aujourd'hui. Dans d'autres pays ayant mis en place ce dispositif, tels que la Corée du Sud ou l'Indonésie, elles ne s'en saisissent pas davantage. Ainsi, aucun abus ne serait attendu. En matière de droit, il n'y a jamais d'abus, mais plutôt des sous-déclarations.

Maintenant, venons-en à l'inconvénient de cette mesure. Madame Lorbat-Desplanches, vous évoquiez tout à l'heure un licenciement dont vous aviez recueilli la confidence, en vous indignant. Eh oui, l'employeur a le droit de licencier pendant un arrêt de travail, pour une absence prolongée, mais aussi - et les gens le savent moins - pour des absences répétées. La jurisprudence est cependant à la fois sévère et décevante. L'employeur doit en effet justifier d'une désorganisation et d'une nécessité de remplacement, mais s'il ne fait pas, la Cour de cassation n'admet pas pour autant qu'il s'agit d'une discrimination et d'un licenciement discriminatoire lié à l'état de santé. C'est seulement un licenciement privé de cause réelle et sérieuse. Ici, on arrive aux dernières réformes instituées par le Président de la République dès son arrivée au pouvoir : les ordonnances « Macron » et le barème « Macron », avec une indemnisation plafonnée, très faible. En clair, en-dessous de cinq ans d'ancienneté et de 2 000 euros par mois, soit environ le salaire médian français, il est inutile de contester son licenciement. Je caricature un peu mon propos, mais c'est bien l'effet voulu. D'ailleurs, ces ordonnances ont provoqué un effondrement de 50 % des saisines des conseils de prud'hommes. C'est l'inconvénient majeur. La Cour de cassation a une position très stricte, visant à dire que, même sans désorganisation et sans nécessité de remplacement, ce n'est pas une discrimination. Je tiens à la reconnaissance de cette discrimination car elle entraîne la nullité du licenciement, contrairement au licenciement sans cause réelle et sérieuse. Elle permet un droit à réintégration. Si on ne demande pas cette dernière, elle permet une indemnisation qui n'est pas soumise au plafonnement du barème Macron.

J'évoque, pour terminer ce point, la question du parcours AMP. Vous touchez du doigt, en votre qualité de praticiens médicaux ou de fondatrice d'une association, le sujet du droit. Il est là. Depuis 2016, les femmes en parcours AMP bénéficient de la même protection que les femmes enceintes. Simplement, depuis quand les femmes enceintes sont-elles bien traitées dans des entreprises ? Depuis quand retrouvent-elles leur poste en revenant de grossesse ? Depuis quand est-il facile pour elles d'annoncer qu'elles sont enceintes ? Ce n'est pas une question de droit, car il existe. Les outils sont là. Nous ne nierons pas le fait qu'une question de pédagogie et de connaissances des droits de chacun se pose.

Depuis quarante ans, je répète que nous sommes plus ou moins tous salariés dans ce pays - pas moi, d'ailleurs. Pourtant, le droit du travail n'est jamais enseigné. De l'école primaire au lycée, vous n'avez jamais bénéficié d'un enseignement sur le droit du travail. Il a fallu arriver à l'université, et choisir de faire du droit, pour en découvrir des notions. Ainsi, les connaissances ne sont pas apportées aux citoyens, alors que le salarié est d'abord un citoyen.

Par ailleurs, peut-on mobiliser ses droits dans l'entreprise quand on sait que le pouvoir patronal n'est quasiment plus contesté ni contestable ? Je vous parlerai encore de la réforme Macron, qui a divisé par deux le nombre des élus du personnel. Le regroupement des délégués du personnel, du Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et du comité d'entreprise a fait perdre 200 000 postes d'élus du personnel dans toute la France. Plus tôt, Mme Rio indiquait qu'il était compliqué d'obtenir l'assistance des délégués ou élus du personnel. Oui c'est compliqué, parce qu'ils sont deux fois moins nombreux que par le passé.

Ensuite, ces droits ne sont pas mobilisés, parce qu'il n'y a pas de sanctions. Je suis toujours un peu excessive, c'est une qualité et un défaut. Ma capacité à toujours m'indigner sur ce qui se passe m'aide énormément à continuer à travailler, sinon j'aurais jeté l'éponge depuis longtemps. Depuis quarante ans, dans ce pays, on cultive l'idée selon laquelle le code du travail est un frein au développement des entreprises et à l'emploi. Depuis Margaret Thatcher, on nous explique qu'il faut brûler le code du travail. C'était le terme-même utilisé, si ma mémoire est bonne, par le groupe Monnerville du Medef : il fallait brûler le code du travail. Qu'est-ce que ça a donné ? Dans les entreprises, les femmes ne peuvent pas mobiliser leurs droits. Elles savent intuitivement et confusément, de manière vécue, que si elles annoncent qu'elles partent dans un parcours AMP, elles risquent de se faire « dégager », puisque l'humain n'est pas au coeur de la gestion des entreprises. Elles sont d'autant plus exposées à ce risque que l'on est aujourd'hui dans une culture du sous-effectif. Tout est en tension. Que l'on ne vienne pas nous parler de la grande démission. Le sous-effectif n'est pas lié à cette dernière ou au désengagement, mais à une organisation délibérée, à toutes les restructurations et réorganisations. Aujourd'hui, tous les salariés qui arrivent dans mon cabinet, qui affichent une certaine ancienneté, m'expliquent que dans un service où ils étaient six, ils ne sont plus que trois. Ces femmes auront alors énormément de mal à se prévaloir de leurs droits, également parce qu'elles mettront leurs collègues en difficulté. Poser des arrêts de travail est presque impossible pour elles, car elles savent qu'elles placeront leurs collègues dans l'embarras. Cette solitude crée également un renoncement aux droits.

Enfin, vous avez parlé à plusieurs reprises du rôle du médecin du travail comme un soutien. Ce n'est certainement pas le cas depuis la dernière réforme, qui a prévu un débat contradictoire avec l'employeur sur les questions d'aménagement des postes de travail. Avant cette réforme, le médecin du travail donnait son avis d'aptitude ou ses préconisations, il écrivait sur un bulletin et l'employeur devait exécuter ce qui était demandé. Je ne suis pas utopiste, je sais que ses préconisations sont rarement respectées. Elles créent du souci à l'employeur, qui ne veut pas aménager les postes. Si vous saviez le nombre de mi-temps thérapeutiques qui ne trouvent pas la bonne organisation, parce que l'employeur n'en veut pas. Il proposera des horaires de travail insupportables et mettra des bâtons dans les roues du concerné. En effet, l'employeur veut un salarié qui soit à 200 % au travail, pas à 50 %. Il n'acceptera donc pas les aménagements et ne respectera pas les préconisations. Puisque le salarié sera de plus en plus affecté par la situation, il en arrivera à ce que veut l'employeur : un avis d'inaptitude conduisant au licenciement.

Je vais maintenant fustiger le principe de la soft law. Il y a déjà tout dans le code du travail. On établit des chartes, on s'engage, on crée des labels. Dans un monde idéal, ces derniers seraient formidables. Simplement, vous devez savoir qu'ils ne sont que cosmétiques. Une charte n'a pas de caractère normatif ou d'obligation d'application. J'exagère peut-être, ou j'ai une vision déformée par la pratique, mais j'y vois ce que je qualifie de « syndrome de la frite McCain ». Vous souvenez-vous de cette publicité ? Selon son slogan, « Les frites McCain, c'est ceux qui en parlent le plus qui en mangent le moins ». Plus il y a de chartes, moins elles sont respectées. Elles sont une vitrine pour échapper aux condamnations, pour se donner l'excuse que l'on fait tout pour les femmes en cas d'accusations de discrimination.

Je terminerai mon propos en disant que pour que les droits des femmes avancent, nous devons revenir sur les ordonnances Macron, remettre en place les élus du personnel, réinstituer le CHSCT, revenir sur la réforme de la procédure prud'homale, y compris l'appel. Grâce à mon métier, je vois le parcours du début à la fin. Le droit est toujours en retard et son application toujours très lente. Plus on la rend facile, plus on rend l'accès au juge facile et plus on fait progresser le droit.

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