Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je tiens à vous remercier pour cette audition concernant la situation de la France et les solutions que nous pouvons apporter à travers la réforme institutionnelle annoncée par Monsieur le Président de la République et à travers le travail mené par le Sénat, notamment ses 50 propositions pour le plein exercice des libertés locales, en lien avec Territoires Unis, ou sa proposition de loi pour le ZAN ou encore votre rapport sur l'addiction aux normes.
Avec l'ensemble des présidents et présidentes des régions de France, nous voulions vous exposer la réalité vécue et nos ambitions pour le pays. Dans ce temps de crise, nous pensons qu'il est nécessaire d'avoir de la clarté et de l'audace. Lorsque l'on est en responsabilité politique, il faut toujours avoir de l'optimisme et revenir au sens étymologique du terme « crise ». Pour la civilisation grecque, la crise était un moment de transition qui permettait d'opérer une transformation du modèle. Alors que s'ouvre le débat sur les retraites, nous vivons une crise sociale. Nous connaissons également une crise climatique, avec une mobilisation à l'échelle de la planète contre le réchauffement climatique. Bien entendu, nous assistons également à une crise de l'énergie, qui se traduit par une inflation forte pour nos concitoyens et nos entreprises, et un risque de perte majeure de compétitivité sur les questions de production. Enfin, nous constatons une crise de confiance envers l'action publique qui se traduit non seulement par l'abstention, mais également par les votes populistes - que nous combattons, étant tous attachés à la République.
Nos concitoyens ont le sentiment de ne pas être entendus. Ils ont le sentiment que la politique ne peut pas changer le cours du destin, au titre collectif et individuel. Mme Cagé, Docteure en sciences politiques, met en avant le sentiment d'appartenir à une classe « enfermée », « empêchée ». Je pense que cela fait particulièrement écho à vos propos introductifs, car nous avons besoin de donner de la liberté à nos concitoyens et aux collectivités locales. Le sentiment d'enfermement est lié à la problématique de l'Éducation nationale. Nous reviendrons sur les propositions des présidents et présidentes de région au sujet de l'orientation scolaire et de la formation. Ce sentiment d'enfermement renvoie également aux mobilités physiques - après celles de l'esprit - ainsi qu'aux questions de rapport au travail et d'aménagement du territoire. Il importe que les territoires puissent évoluer.
Territoires Unis a demandé un rendez-vous au Président de la République, qui recevra les associations d'élus le 13 mars pour expliquer les objectifs de la réforme institutionnelle. Au-delà des objectifs partagés, il faudra une méthode. Il faut de la clarté et l'audace d'aller vers une vraie décentralisation avec la question des libertés locales. À travers la démocratie de proximité, à travers un pouvoir de décision plus proche de nos concitoyens, nous renouons un lien de confiance et apportons de vraies solutions aux problèmes de nos concitoyens. Il faut avoir le courage ou l'audace de renoncer à l'inflation des normes, comme vous l'avez appelé de vos voeux. Outre la complexité, cette inflation des normes a un coût budgétaire, que vous avez évalué à 2 milliards d'euros pour ces cinq dernières années. Il faut également avoir de l'audace sur la question de la différenciation territoriale, sujet sur lequel j'ai pu m'entretenir le mois dernier avec le Président Larcher, et envisager une différenciation dans la différenciation. Je pense tout particulièrement aux territoires d'Outre-mer ou à la Corse. Les présidents et présidentes de régions sont favorables à une autonomie renforcée pour la Corse ainsi qu'à l'introduction d'une différenciation dans la différenciation pour nos territoires d'Outre-mer, parce que les sujets de La Réunion sont différents par exemple de ceux des Antilles. Nous devons avoir cette capacité à agir, car nous avons la maturité politique. Notre État de droit garantit que les principes de notre République soient appliqués sur l'ensemble de nos territoires.
Les régions, à travers leurs nouveaux périmètres et nouvelles compétences, sont des acteurs encore plus présents dans le quotidien des Français. Nous l'avons démontré durant la crise sanitaire : nous nous sommes unis pour acheter massivement des masques et constituer des centres de vaccination avec les communes. Surtout, nous avons augmenté fortement notre investissement entre 2019 et 2021 (+20 %), car nous avons été accompagnants et stimulants pour le Plan de Relance qui avait été lancé sous l'égide de l'ancien Premier Ministre Jean Castex. Ces régions, engagées, n'ont pas retrouvé leur niveau d'autofinancement d'avant la crise parce qu'il a été nécessaire d'augmenter fortement les aides aux entreprises, qu'il s'agisse des commerçants, des artisans ou encore des grandes entreprises (aides à l'innovation et à la recherche). Nous partageons l'absolue nécessité d'une souveraineté industrielle, qui passe par des investissements forts en matière d'innovation et un accompagnement sur l'ensemble des territoires, ainsi que d'une souveraineté alimentaire, sanitaire et énergétique.
Selon les rumeurs, une réflexion aurait été ouverte en vue d'un redécoupage de quatre grandes régions (Grand Est, Nouvelle Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes et Occitanie). En tant que Présidente de Régions de France, comme les autres présidents de régions, je n'ai pas souhaité entrer dans une polémique. Nous pensons qu'avant de procéder à un redécoupage, il faut réaliser un bilan. L'INSEE a démontré que dans les grandes régions, la dynamique économique était renforcée. C'est pourquoi, à titre personnel, j'ai toujours défendu les grandes régions. C'est la bonne taille pour créer de vraies filières économiques, comme la filière hydrogène.
Les régions ont une situation financière solide, car le niveau d'endettement a été maîtrisé malgré un investissement accru. Cependant, comme les communes et départements, les régions sont confrontées à la question énergétique de façon forte, à travers les dépenses énergétiques des bâtiments et du transport scolaire. Nous négocions les conventions pour que la SNCF ne nous facture pas au-delà du coût réel. Cette problématique est aggravée par le coût des péages, qui pourrait être augmenté de 8 %. Je n'entrerai pas dans le détail du financement du réseau ferroviaire, mais il s'agit d'un non-sens. Plus vous faites rouler de trains, plus le coût des péages augmente. Si nous n'étions pas des présidents responsables, la solution budgétaire consisterait à réduire le nombre de trains. Or, nous aimons nos territoires, nous les vivons et savons à quel point le rail est indispensable pour l'aménagement des territoires.
Nous souhaitons des objectifs clairs et des réponses aux difficultés que rencontre notre pays. En premier lieu, nous pensons que nous devons redonner la pleine ambition à l'école et à la méritocratie républicaine. Nous souhaitons une vraie délégation aux régions en matière d'orientation scolaire. En tant qu'intermédiaires entre le monde de l'éducation et le monde de l'entreprise, les régions devraient être impliquées plus fortement pour permettre aux chefs d'entreprise de témoigner dans les écoles ou les salons. Il en va de la lutte contre le déterminisme social et aussi de la compétitivité de nos entreprises, puisqu'il s'agit d'avoir des salariés épanouis dans leur métier. Le recrutement est le second sujet de préoccupation des chefs d'entreprise après l'énergie. L'orientation scolaire est déficiente. Trop de jeunes ne connaissent pas la diversité et la réalité des métiers, et s'orientent parfois vers des voies qui ne leur conviennent pas. L'échec scolaire a de lourdes incidences en tant que citoyen et en tant que salarié.
Nous demandons également une réflexion sur la question de la formation. Aujourd'hui, les régions assument les missions de formation initiale (lycée, enseignement supérieur) ainsi que la formation des demandeurs d'emploi, la formation des salariés étant organisée par les Opérateurs de Compétences (OPCO). Cette division de la formation ne nous paraît plus pertinente. À la suite des périodes de confinement, nous avons vu émerger deux tendances structurelles. Premièrement, nos salariés souhaitent exercer plusieurs métiers au cours de leur vie. Rester dans une même entreprise et y évoluer ne leur correspond plus. C'est pourquoi la césure entre formation initiale et formation continue n'est plus pertinente. Souvent, les salariés de grandes entreprises veulent suivre des formations très différentes des métiers de l'entreprise pour aller vers d'autres horizons. Dans de plus petites entreprises, des salariés négocient une rupture conventionnelle pour passer par la case demandeur d'emploi et ainsi financer une formation. Dans ces temps troublés, le travail est source d'émancipation. Nous devons prendre en compte l'évolution de ce rapport au travail et permettre aux régions d'intervenir dans le champ de la formation. La seconde tendance structurelle tient à la nécessité de retrouver de la souveraineté industrielle/énergétique. Nous avons besoin d'actualiser les métiers, voire d'en créer de nouveaux, notamment liés à la transition écologique et énergétique. Quant au sentiment d'enfermement, l'école ne joue plus son rôle d'escalier de la réussite.
Le deuxième sujet concerne l'accès aux soins. Nous souhaitons que les régions se voient confier davantage de missions sur la détermination des places dans les formations sanitaires et sociales, car les besoins sont majeurs. Nous souhaitons également qu'à travers l'expérimentation, les présidents et présidentes de régions aient la possibilité d'investir dans les hôpitaux locaux.
Le troisième sujet porte sur les mobilités. Il est absolument nécessaire de développer le rail pour trois raisons, à commencer par la transition écologique et énergétique. Le rail est la bonne solution sur le plan environnemental et du pouvoir d'achat. Il est absolument nécessaire pour la souveraineté industrielle. Dans une tribune datée du 22 octobre 2022, nous avions demandé un New Deal ferroviaire de 100 milliards d'euros sur les 10 prochaines années. Cela ne correspond pas tout à fait à la nouvelle donne annoncée par la Première Ministre, même si nous avons salué l'intention (100 milliards d'euros sur les 17 prochaines années). Sans investissement, la moitié des lignes ferroviaires de ce pays fermera d'ici cinq ans. Notre réseau est en très mauvais état. Nous avons besoin de le régénérer et de le moderniser. La semaine dernière, j'étais au Sénégal. J'ai visité le nouveau RER de Dakar, équipé d'un système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS) de niveau 2. Sans ce système de signalisation, nous ne pouvons assurer de cadencement au quart d'heure. Nous avons également besoin de financements pour les grands projets : Lyon-Turin, canal Seine Nord, LGV (Marseille-Nice, Toulouse-Bordeaux-Dax, Montpellier-Perpignan). Nous avons estimé le besoin à 70 milliards d'euros pour ces 17 prochaines années. Nous avons développé cet effort budgétaire, avec un engagement de l'État plus fort. La moyenne en France est de 44 euros par habitant, tandis que l'Allemagne investit 124 euros par habitant. Nous souhaitons que ce New Deal ferroviaire soit porté à l'échelle européenne par des crédits européens et qu'il y ait de nouveaux systèmes de financement inspirés de la Société du Grand Paris ou des sociétés de financement LGV, sachant que les sociétés autoroutières prendront fin à partir de 2028 (avec un pic en 2031).
Cet effort budgétaire significatif doit être corrélé à la structuration d'une filière industrielle à l'échelle de l'Europe - que nous avons appelée « l'Airbus ferroviaire ». J'ai suggéré au Président de la République que ce projet soit porté par le couple franco-allemand, car nous avons encore un temps d'avance à l'échelle internationale sur les savoir-faire ferroviaires. Nous avons besoin d'un géant industriel européen. En Chine, le géant industriel China Railroad Rolling Stock Corporation (CRRC) est en train de gagner de nouveaux marchés, notamment aux États-Unis. L'industrie européenne devrait prendre toute sa part sur le marché ferroviaire international. Nous devons remettre ce sujet au coeur de notre réflexion à travers Siemens-Alsthom et le groupe espagnol Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles (CAF) pour atteindre une taille pertinente et remporter des marchés. La position de la Commission européenne est incompréhensible : elle limite la vision du ferroviaire à l'Europe, alors que le potentiel de développement est mondial, tout particulièrement en Afrique, en Amérique du Sud et aux États-Unis. La constitution d'un Airbus ferroviaire nous permettra d'offrir des possibilités de reconversion aux salariés français et allemands de l'industrie automobile qui vont être frappés de plein fouet par la fin de la motorisation diesel. Dans de nombreuses métropoles, la création d'un RER métropolitain n'est possible qu'à condition de créer une deuxième voie. Le sujet est donc souvent corrélé à la question des LGV.
Madame la Présidente, je vous rappelle que nous avions porté le projet d'une agence des mobilités. Hormis à Paris et Lyon, qui se sont dotées d'une organisation spécifique pour les transports, une multiplicité d'acteurs intervient sur la question des mobilités. Il est nécessaire de créer une structure pour piloter l'intermodalité (différente d'Ile-de-France Mobilités). Il n'est pas question de discuter de l'implantation de l'arrêt de bus, mais d'organiser la complémentarité des infrastructures routières et ferroviaires. Nous devons nous inspirer de Madrid ou encore des États-Unis, qui ont aménagé des voies réservées aux cars et au covoiturage. Ce sont les questions de mobilité qui ont poussé le mouvement des Gilets jaunes. Quant à la capacité des territoires à se transformer, le ZAN ne doit pas geler les situations, mais stopper l'hypermétropolisation et permettre le développement de certains territoires qui, par ailleurs, connaissent un regain d'attractivité en raison de l'évolution des tendances sociétales depuis les confinements. Chacun a repris goût à la vie en territoire rural, dans des petites villes ou des villages d'équilibre. Il faut tenir cet objectif d'artificialiser moins de terres pour assurer la souveraineté alimentaire, demander plus d'efforts aux territoires qui ont beaucoup consommé et, à l'inverse, permettre le développement de territoires qui, parfois, ont perdu des habitants. C'est pourquoi Régions de France et l'Association des Maires de France ont signé un courrier adressé au Gouvernement. Nous avons demandé que les dispositions du décret soient moins impératives que prévu et que les grands projets de souveraineté (infrastructures de transport et économiques) ne soient pas impactés régionalement. Si vous voulons assurer le retour de notre souveraineté, nous devons permettre aux entreprises de mener des projets.
Je pense que j'ai indiqué des pistes de réponse à l'ensemble de vos remarques. François Bonneau, Franck Leroy et moi-même nous tenons à votre disposition pour répondre à vos questions.