Merci, Madame la Présidente, chère Françoise Gatel, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs, c'est toujours un plaisir de répondre à vos invitations pour partager ce que nous essayons d'objectiver, de mesurer quantitativement et qualitativement.
Le travail que je mène a été engagé en partenariat avec l'Association des Maires de France en 2018. Tous les deux ans, cela me conduit à interroger l'ensemble des maires, avec des taux de réponse assez satisfaisants (15 %), bien que très faibles pour les communes de plus de 50 000 habitants en raison du mode d'administration de l'enquête. S'agissant d'une enquête effectuée en ligne, il est rare que ce soit le ou la maire qui y réponde directement. Je préfère ne pas obtenir de réponse plutôt d'avoir celle du directeur ou du conseiller du cabinet. Nous changerons la méthode en septembre 2023. Je vais moi-même organiser des entretiens en face à face avec une quarantaine de maires de communes de plus de 30 000 habitants.
Entre septembre et octobre 2022, nous avons reçu plus de 5 000 réponses sur cette enquête qui portait sur trois grands thèmes :
- la gestion locale de la crise énergétique ;
- les tensions démocratiques ou la polarisation observée par les maires après la séquence électorale présidentielle et législative. Le rapport de forces observé lors de l'élection présidentielle traduisait une forme de tension dans la capacité des citoyens aux opinions politiques différentes à pouvoir discuter dans la commune ;
- les violences à l'endroit des maires et, plus largement, à l'endroit de l'ensemble des équipes des conseils municipaux.
S'agissant de la crise énergétique, les maires ont fait preuve de beaucoup de responsabilité. À l'époque, la Première ministre envisageait des coupures d'électricité à partir du mois de février. Nous avons interrogé les maires sur une situation faite d'incertitudes et de responsabilités politiques et financières. Les maires des communes de moins de 3 500 habitants, en particulier, ont adopté un raisonnement de bon sens. Plus de 70 % des maires ont le souci de réduire l'éclairage des installations sportives (réduction de l'amplitude horaire, réduction des périodes d'activité nocturne, extinction de l'éclairage public). En revanche, les maires ont exprimé un rejet massif de la fermeture des équipements. Nous avons également posé une question sur la réduction des moyens communaux (véhicules, etc.) qui a également suscité un rejet.
Comme nous l'avions identifié lors de la crise Covid-19, ce constat correspond à un sentiment d'être laissés pour compte. Les maires déclarent : « Nous devons trouver des solutions parce qu'on ne les trouvera pas pour nous ». Sur la question de l'égalité versus l'autonomie et la décentralisation, les maires ne souscrivent absolument pas à l'idée d'une politique uniforme sur tout le territoire en matière de réduction énergétique. Il importe de tenir compte du report dans le temps des plans d'investissement environnemental. Beaucoup de maires sont prêts à réduire drastiquement les achats de fournitures et prestations de services. Lorsqu'on parle d'ingénierie territoriale, l'on voit que cela a des conséquences pour les plus petites communes. Les maires ne sont pas prêts à renoncer au recrutement de personnels - y compris contractuels. Il est beaucoup trop tôt pour apprécier les répercussions sur le plan budgétaire.
Depuis quatre ans, une question me paraît essentielle : celle de l'opposition entre décentralisation et égalité républicaine. En miroir de l'enquête menée auprès des maires, nous interrogeons tous les deux ans un large échantillon de plus de 10 000 Français sur leur propre représentation du rôle de la commune dans leur vie de résident et cet espace de citoyenneté. Il y a deux ans, j'avais essayé de tester le niveau de connaissance des Français sur la décentralisation. Leur compréhension du terme se limite essentiellement à une conception juridique. Les Français sont attachés à l'égalité, mais s'en éloignent dès lors que l'efficacité des politiques publiques locales n'est pas au rendez-vous. Il faut rester prudent, car nous avons parfois relevé une ambiguïté entre les termes décentralisation/différenciation/déconcentration. Cette différenciation est pleinement justifiée, et ils sont prêts à renoncer à l'égalité si les politiques publiques sont adaptées aux territoires. Le propos caricatural consisterait à considérer qu'une politique pour la moyenne montagne et qu'une politique pour un territoire de littoral ont peu de chose en commun, mais cela concerne des questions bien plus larges (logement, fiscalité, école). Il ressort de cette enquête deux choses importantes. Premièrement, un maire sur deux déclare vouloir que l'État aille beaucoup plus loin en matière de libertés ou de compétences locales. Cet esprit décentralisateur des maires s'accompagne de deux autres phénomènes : ils sont près de 60 % à considérer que l'État doit complètement renoncer aux compétences qu'il a décentralisées. En outre, ils attendent de l'État une correction des doublons entre les services de l'État et ceux des collectivités territoriales.
Je crois que l'on a tort de penser que toutes les politiques publiques locales doivent être sanctionnées du sceau de l'égalité. L'idée de l'égalité territoriale n'est souhaitée ni par une majorité de maires ni par une majorité de Français. En revanche, si l'efficacité de l'action publique locale est confirmée, perçue et tangible, alors la question de l'égalité ne se pose plus. L'égalité sera même parfois convoquée pour justifier ou légitimer l'action publique locale parce qu'elle est perçue comme efficace. Dans les verbatims, l'action publique locale renvoie surtout à la question des services publics locaux (école, logement, transports).
Au sujet des tensions démocratiques, faut-il s'alerter de la hausse de l'abstention lors des élections locales ? Aucun travail académique n'a permis de déterminer si le déficit de 20 points observé aux élections municipales de 2020 était dû à un phénomène Covid-19 ou à un élément structurel annonciateur de la tendance pour 2026. La forte baisse du taux de participation aux élections municipales de 2020 observée dans certains territoires s'est confirmée lors des élections présidentielles et législatives de 2022. En 2020, un maire sur deux estimait qu'il s'agissait d'un signe très inquiétant de désintérêt politique. Deux ans plus tard, 8 maires sur 10 disent que ce phénomène, qu'ils avaient identifié comme n'étant que passager (car lié à la crise Covid-19) est beaucoup plus structurel et constitue la marque d'un désintérêt politique grandissant. En 2020, un maire sur deux n'était pas inquiet, considérant que les Français restaient attachés à leur maire. Dorénavant, ils sont conscients que l'élection municipale peut provoquer une crise de légitimité de leur élection. Souvent, les procès en illégitimité sont conduits au regard non pas du nombre de suffrages exprimés, mais du nombre d'inscrits. En 2020, un ministre régalien important avait souffert de cette crise d'illégitimité en étant élu d'une commune du nord de la France. Je crois que la question de la participation à l'élection municipale doit être prise très au sérieux. Dans une Vème République où le fait majoritaire s'est imposé, le 50 % revêt une portée fortement symbolique. Si vous avez été élu avec seulement 45 % des inscrits, vous introduisez un doute sur la qualité de l'élection.
À côté de l'abstention, il nous semblait intéressant de vérifier si l'échelon local était une chambre de résonnance de la situation observée au plan national en termes de polarisation des opinions. J'ai été très surpris des résultats. Je pensais que les maires avaient une vision beaucoup plus douce ou responsable vis-à-vis du comportement de leurs administrés. Il n'en est rien : 50 % des maires constatent un durcissement des opinions politiques. Ils observent que les citoyens aux opinions opposées ont de plus en plus de difficultés à discuter entre eux. Ils n'observent pas d'altercations violentes et physiques. En revanche, plusieurs signaux révèlent des tensions, à l'occasion de discussions à l'école, auprès des commerçants ou encore dans les associations sportives et culturelles.
Deuxième illustration de cette polarisation politique : j'ai été très surpris de voir, au premier tour de l'élection présidentielle de 2022, Jean-Luc Mélenchon figurer en tête dans des territoires qui jusqu'alors, n'étaient pas historiquement des territoires du parti communiste. En dehors de la diagonale du vide, deux sujets expliquent ce durcissement des opinions politiques : d'une part, les inégalités territoriales, bien avant les inégalités économiques et sociales. La relégation territoriale est très mal vécue et produit une tension très forte entre les citoyens « qui pourraient s'en sortir » et ceux qui seraient presque « assignés » à cette fracture territoriale. D'autre part, je pense que la question du Grand Débat National et du mouvement des Gilets jaunes n'est pas complètement épuisée dans certains territoires. Nous avons eu tort de penser que nous pouvions apporter des réponses simplement en ouvrant des salles municipales pour permettre aux gens d'engager la discussion. Ils n'ont pas délibéré et tout le monde n'avait pas voix au chapitre lors de cette discussion.
J'ai été très surpris, pendant la campagne 2020 de constater que la France s'était totalement convertie à la politique de concertation. Le nombre de professions de foi contenant le mot « concertation » laissait penser que cette notion permettrait de régler tous les problèmes. D'excellents professionnels de la concertation avaient convaincu les équipes municipales qu'ils avaient des kits de concertation sur mesure. C'est une double illusion : premièrement, la concertation ne se décrète pas avec des kits à conduire clés en main. La deuxième illusion est celle des citoyens, car l'on a laissé croire que tous les problèmes d'action publique municipale seraient résolus par de la concertation. S'agissant des mesures énergétiques, nous avons demandé aux maires s'ils allaient mener des consultations/concertations. 93 % nous ont répondu « non, car je suis élu et suis en quelque sorte en capacité d'exercer ma responsabilité politique ». S'il faut convoquer une procédure dite de concertation/délibération/participation, les maires s'interrogent sur le principe même du suffrage universel - qui a conduit bon nombre d'entre eux à faire un acte extrêmement volontaire en termes d'engagement. Si chacune des décisions doit faire l'objet d'un double ou triple assentiment de la population, ils s'interrogent véritablement sur la fonction de maire.
Au sujet de la violence, le Sénat a conduit en 2019 un sondage auprès des maires. Près de 1 600 élus avaient signalé avoir été victimes de violences depuis l'exercice de leur dernier mandat. Dans notre enquête, 63 % des maires interrogés nous disent avoir été victimes d'incivilités (impolitesse, agressions verbales) ; 37 % d'injures ou d'insultes ; 63 % de menaces verbales ou écrites et enfin, 30 % d'attaques sur les réseaux sociaux. L'AMF, avec le concours de la gendarmerie nationale, a constaté une hausse des violences physiques, mais je reste prudent, car nous savons combien il est difficile pour un maire de révéler une agression physique, car cela touche à l'autorité de sa fonction ainsi qu'à la justice. De nombreux maires me disent : « pourquoi porter plainte quand je sais que le temps de la justice ne me garantira pas l'absence de représailles ? Je préfère ne pas déposer plainte, gérer avec mon conseil municipal cette question et ne pas mettre d'huile sur le feu ». Je ne pense pas que l'on puisse conclure qu'une société plus violente rejaillit du côté des élus. En revanche, le maire est l'élu le plus visible. Sa visibilité produit « un effet paratonnerre ». Certaines de ces violences ne sont pas le fait d'administrés résidant dans la commune. J'espère que les ministères de l'Intérieur et de la Justice nous aideront à objectiver ce travail sur les violences. Le travail réalisé par la gendarmerie en termes de prévention et d'accompagnement est nécessaire et semble fonctionner, mais nous sommes très loin d'avoir circonscrit l'ampleur du phénomène.
Je pense qu'il existe une autre violence symbolique subie par le maire : l'absentéisme du conseil municipal. Au-delà des démissions des maires, j'avais reçu des signaux faibles sur la démission des conseillers municipaux, voire la désertion des conseils municipaux. 40 % des maires ont déclaré un absentéisme de 10 à 25 % des séances, dès le début du mandat. L'absentéisme fort (25 à 50 % des séances) concerne 4 % des maires. À l'inverse, 56 % disent que l'absentéisme est très faible (moins de 10 % des séances). Nous savons que la cohésion du conseil municipal peut être un élément déclencheur de la non-représentation des maires. À mon sens, l'absentéisme fait courir un risque très sérieux de non-représentation du maire. Il nous est difficile d'obtenir des informations du Ministère de l'Intérieur sur les causes et le nombre de démissions des maires et conseillers municipaux. Le nombre de démissions était très faible jusqu'en 2014, avant l'entrée en vigueur de la loi NOTRe. Entre 2010 et 2019, le nombre de démissions des maires est passé de 100 à 350 par an. D'après le Bureau des élections, 910 démissions de maires sont intervenues entre juin 2020 et février 2023, soit 400 par an. Quant au nombre de conseillers municipaux démissionnaires, je l'ignore totalement.