Merci pour vos remarques et questions. S'agissant des effets de la crise sanitaire, les équipes municipales n'ont pas eu l'occasion de fonctionner au moins durant les 18 premiers mois. Vous me donnez des pistes à creuser pour la prochaine enquête. Nous examinerons si la cohésion des équipes municipales varie selon la prévalence du Covid-19 en 2020 et 2021. Vous dites que l'évolution des comportements sociaux induite par la crise sanitaire mérite d'être prise en compte dans l'analyse des tensions. Je considère que nous avons tort de penser que nous pouvons expliquer les comportements politiques, y compris au plan local, simplement par nos grandes grilles de lecture objectivables, âge, condition sociale, profession, niveau de revenu, sexe. Tout cela fonctionne désormais imparfaitement. Le rôle des émotions dans les décisions électorales a été profondément révélé pendant la crise Covid-19. Toutes les dimensions subjectives (émotions, confiance, optimisme/pessimisme) ne s'analysent pas sous l'angle des grandes catégories sociodémographiques. Chacun a une épreuve de vie qui le conduit à mettre en avant - sans que cela ne soit conscient - sa part subjective. Il ne faut pas se tromper : l'on ne se réveille pas un matin en se disant « aujourd'hui, je vais être en colère » ou « aujourd'hui, je vais être anxieux » ou encore « aujourd'hui, je vais être confiant vis-à-vis du maire ». Ce sont des processus très longs. Toutefois, selon un certain nombre de psychologues, il faut un fait déclencheur. Ce n'est pas la raison contre la passion ; il existe des passions très rationnelles. La raison est parfois émotionnelle, face à un choc, comme nous l'avons vu après les attentats de novembre 2015 en France. En 2017 comme en 2022, nous avons continué à considérer que la situation politique du pays pouvait être perçue par des citoyens comme un choc, produisant chez eux un chamboulement de leur propre représentation de leur futur.
Pendant la crise Covid-19, la France affichait le niveau de confiance interpersonnelle le plus faible des pays européens. Je vais vous choquer, mais cette situation a été un vrai salut pour passer à travers la crise. Si la France a été l'un des pays les plus respectueux des mesures très restrictives, c'est précisément en raison de ce niveau de confiance sociale si faible. Le besoin d'interactions sociales étant très faible, la population a facilement pu accepter ces mesures dans la durée. Cela a un effet considérable sur la cohésion sociale et le rapport à l'autorité, même locale : vous construisez une individuation au politique. En France, nous observions depuis plus de 30 ans des rapports extrêmement individuels, que nous considérions comme la conséquence d'un monde marchand, d'un capitalisme presque rendu sympathique. Maintenant, ce phénomène touche le bien public et donc, le rapport à l'élu. Quand vous êtes dans un rapport de plus en plus individuel à la représentation, vous produisez des comportements sociaux tels que ceux que vous évoquez.
Il faut donc davantage mettre en avant ce que produisent les émotions dans les réactions des citoyens au plan local. Pour ma part, je préfère être face à une personne anxieuse qu'une personne en colère. D'un point de vue psychologique, quand vous êtes anxieux, vous avez peur d'une situation que vous n'avez pas anticipée et vous n'avez pas envie qu'elle se reproduise. Vous êtes quelqu'un de raisonnable, puisque vous êtes prêt à réviser vos propres croyances et allez mobiliser vos ressources pour éviter que cette situation se reproduise. En général, les personnes anxieuses privilégient le statu quo et une forme de conservatisme social. Face à une personne en colère, vous n'êtes plus en situation de l'accompagner pour réviser ses propres croyances ou sa compréhension d'un monde qui lui échappe. L'élu n'est pas outillé pour canaliser des colères sociales. Il ne peut que les subir. La colère ne produit pas nécessairement des violences. La personne se met en dehors du jeu politique, ne veut plus participer à des élections ou encore à la vie associative ou culturelle.
Madame la Sénatrice, vous avez raison de dire que les maires veulent agir. Comme le montre l'enquête, ils veulent que l'on cesse ce jeu consistant à leur donner des compétences tout en leur retirant les moyens d'exercer le financement afférent. Les maires ont bien compris la signification de la décentralisation en termes de responsabilité politique et d'« imputabilité », pour reprendre une expression utilisée par les Québécois. Le sujet de la fiscalité locale sera le thème de la prochaine enquête. Selon moi, c'est le point essentiel pour redonner ce substrat de légitimité à l'action publique. Il n'y a rien de pire que de dire « j'aimerais mettre en place cette politique, mais je n'en ai pas les moyens ».
S'agissant des services publics, France Stratégie réfléchit à une nouvelle stratégie de définition des gradiants urbains. En croisant leurs données avec les nôtres, j'arrive à deux conclusions très simples. Premièrement, de nombreuses maisons France services ont été ouvertes, mais les Français n'y sont ni plus ni moins attachés. Si la maison France services vous fait déplacer de votre salon à un autre salon, vous ne réglez absolument pas la question de la perception d'un service public qui se délite. Deuxième exemple : le ferroviaire revêt une portée symbolique d'une puissance inouïe. S'agissant de l'axe Paris-Clermont-Ferrand, les gens ne comprennent pas pourquoi le service public français n'est pas en mesure d'investir sur un bassin de population aussi important. Cette situation produit une délégitimation de l'action publique.
Monsieur le Sénateur, je ne dis pas que ce qui se passe dans la société n'a pas de répercussion. Je suis très mal à l'aise à l'idée que les comportements observés dans la société rejaillissent automatiquement sur la sphère municipale. En revanche, le sentiment de relégation territoriale est une réalité objectivable pour les 20 millions de Français vivant dans une commune de moins de 3 500 habitants. Cette relégation territoriale est de plus en plus mal perçue. C'est pourquoi je pense que le sujet des Gilets jaunes n'est pas totalement épuisé. Je continue à penser que le couvercle a été mal reposé, en quelque sorte.
Nous n'avons pas posé la question du vote obligatoire dans l'enquête menée auprès des maires. En revanche, nous l'avions posée aux citoyens en 2022 : près de 80 % d'entre eux sont opposés au vote obligatoire. Tout dépend de la façon dont la question est formulée. Si vous posez la question sous l'angle de la lutte contre l'abstention, vous obtiendrez probablement un taux un peu plus élevé en faveur du vote obligatoire. Si vous posez la question du vote obligatoire dans l'absolu (« pour ou contre ? »), vous aurez un rejet très massif, car les personnes interrogées ont le sentiment d'une ingérence dans l'un des droits civiques les plus précieux.
Enfin, la plupart des maires ayant répondu à l'enquête vivent dans une commune de moins de 10 000 habitants. Je pourrai vous communiquer les résultats par strate, mais nous n'avons pas observé de grande différence.