Je vous remercie de m'accueillir ce matin. J'ai toujours autant de plaisir à me trouver au Sénat. Je suis en France pour interagir avec mes interlocuteurs français pour préparer la présidence française, non pas en ma qualité de commissaire désigné par la France mais de commissaire européen, chargé de ce très large portefeuille que vous avez évoqué. Je participerai donc à un certain nombre d'entretiens au cours de ces deux jours, avec notamment le ministre des Affaires étrangères, le Président de la République, le Premier ministre et divers ministres.
S'agissant d'abord des vaccins, la politique vaccinale de l'Europe est un succès mondialement reconnu. Lorsque j'ai été désigné comme responsable de la stratégie industrielle vaccinale, le 5 février dernier, je ne pensais pas que je serais en mesure aujourd'hui de l'affirmer avec une telle fermeté. Nous étions alors dans une situation difficile de dépendance.
En quelques mois, nous sommes devenus le premier continent de la planète en matière de fabrication de vaccins - notamment des vaccins à ARN messagers -, avec 2 milliards de doses fabriquées. Contrairement aux Américains, nous avons mis en place une politique consistant à exporter la moitié des doses que nous fabriquons. Les États-Unis ont, quant à eux, mobilisé le DPA (Defense Production Act) pour interdire, via un décret présidentiel (executive order), toute exportation de vaccins et de composants contribuant à la fabrication de vaccins. Cela a concerné également des usines européennes installées aux États-Unis. Je connais bien les États-Unis. Pourtant, je n'aurais jamais imaginé que nos amis américains puissent briser, du jour au lendemain, nos chaînes de valeur. Nous devons en tirer des leçons : sur la géopolitique des chaînes de valeur, y compris avec nos alliés, nous devons renforcer notre autonomie stratégique.
Pour ce faire, après avoir identifié les 55 usines qui contribuaient à la fabrication des vaccins et pris contact avec chacune d'entre elles, nous nous sommes dotés d'une compétence pour suivre industriellement le développement de ces vaccins. Nous avons également demandé à disposer d'un instrument nous permettant de contrôler les exportations vers les pays ou continents jouant la réciprocité, et de les interdire vers les autres. Cet instrument a été difficile à obtenir, mais il était nécessaire de pouvoir au moins l'afficher, dès lors qu'il fallait entrer dans des rapports de force. C'est à ce moment que nous avons été en mesure de rouvrir les chaînes de valeur.
En six mois, nous sommes devenus le premier producteur mondial de vaccins ; nous avons continué à exporter la moitié de notre production et nous avons vacciné 150 pays. De plus, les vaccins qui fonctionnent aujourd'hui ont été, pour la grande majorité d'entre eux - quatre sur cinq -, financés et développés en Europe par des scientifiques et chercheurs français et européens. Des fonds américains ont ensuite permis d'accélérer les essais cliniques, qui sont très coûteux. Ce succès est donc une « coproduction » de l'Europe et des États-Unis.
Nous avons donc de formidables capacités de rebond en Europe, lorsque nous savons les mobiliser. Aucun pays seul n'en aurait été capable. C'est parce que nous étions unis que nous avons pu acheter, développer, et mettre en place des chaînes de valeur européennes. En termes de rapports de force, nous devons disposer d'instruments et ne pas craindre d'exprimer notre puissance, afin de jouer à armes égales.
De plus, nous devons nous doter de moyens pour intervenir dans le cas d'éventuelles autres pandémies, afin d'accélérer les essais cliniques et de maintenir une infrastructure qui restera en activité le cas échéant. Nous avons ainsi mis en place l'HERA (autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire), dotée de 6 milliards d'euros, soit un milliard d'euros par an. Nous avons augmenté sensiblement la capacité de production de nos usines, et devons les maintenir en activité 24 heures sur 24. Nous souhaitons bien sûr à présent que la demande diminue, quitte à réactiver le mécanisme en cas de besoin.
Du point de vue de la stratégie industrielle, nous avons en effet réindustrialisé une grande partie de notre activité pharmaceutique. Nous le ferons également à travers des PIIEC (projets importants d'intérêt européen commun), dont un PIIEC santé qui a déjà été annoncé et qui devrait pouvoir avancer sous la présidence française. Cet instrument nous permet, tout en respectant les règles du commerce international, d'accueillir des fonds publics et privés pour accélérer les déploiements.
Au nom de l'autonomie stratégique, il ne s'agit pas de rapatrier l'ensemble des productions. En revanche, nous avons identifié toutes les chaînes de valeur qui présentent des éléments critiques et les produits qui les composent, et les domaines dans lesquels nous sommes trop dépendants d'un seul pays ou fournisseur. Nous ne sommes du reste pas les seuls dans ce cas. Dans le secteur pharmaceutique par exemple, si nous avons pu dépasser la capacité de production des États-Unis, c'est parce que nous avons conservé un savoir-faire industriel que les Américains, eux, ont perdu.
S'agissant des semi-conducteurs, je ne partage pas votre analyse selon laquelle l'Europe a fait fausse route, puisque le monde entier a fait fausse route. En effet, lorsque 80 % de la production des semi-conducteurs se situe dans un rayon de 1 500 kilomètres autour de Taïwan, en Corée, Chine du Sud ou Japon, on peut considérer qu'il faut agir, d'autant que cette région connaît des évolutions géopolitiques majeures.
Nous avons cependant une chance, par rapport aux États-Unis : notre recherche et développement est plus avancée en matière de semi-conducteurs ; nous avons conservé des centres de recherche extrêmement puissants dans ce domaine, tels que le LETI et le CEA à Grenoble, ou IMEC, qui est le premier centre mondial de recherche en semi-conducteurs en Belgique, avec plus de 5 000 chercheurs, dont 3 500 à 4 000 docteurs de 92 nationalités. Tous les constructeurs mondiaux viennent y faire leur recherche.
Nous avons aussi les entreprises les plus performantes au monde pour développer les usines qui, précisément, nous manquent, en particulier l'entreprise ASML, qui est en situation de monopole dans ce secteur et construit les robots les plus sophistiqués au monde pour effectuer les gravures de puces, qui coûtent entre 200 et 500 millions d'euros pièce. Des entreprises telles que TSMC, Samsung ou Intel en dépendent totalement.
Nous avons donc la recherche et les composants mais, il est vrai, nous manquons d'usines : seuls 10 % de la demande mondiale se construisent sur notre territoire. Nous devons nous donner les moyens de porter cette proportion à 20 %. Le marché des semi-conducteurs va par ailleurs doubler dans la décennie à venir ; il faut donc que nous multiplions par quatre notre capacité de production. Je reviens d'un voyage en Asie du Sud-Est, afin de mettre en place la stratégie indopacifique que nous avons annoncée : tous les acteurs ont conscience de cette nécessité d'augmenter les capacités de production. Nous avons décidé de mettre en place un « EU Chip Act », un acte européen sur les semi-conducteurs, doté de montants similaires à ceux de l'US Chip Act, à savoir environ 40 milliards d'euros. Les États-membres, y compris la France, participent activement à ce financement dans le domaine des semi-conducteurs, dans le cadre notamment des plans de relance.
En ce qui concerne les gravures, nous avons deux technologies d'usines : une technologie FDSOI, qui ne concerne pas les gravures les plus fines, mais qui permet des économies d'énergie et de consommation, et une technologie FinFET, qui concerne des gravures beaucoup plus fines et permet des applications dans le edge computing, dans l'internet des objets (« IOT »), dans les produits de santé ou les smartphones. Nous soutiendrons ces deux technologies. Nous travaillons de façon transparente avec nos partenaires américains, mais notre objectif est d'être autonomes sur la chaîne de valeur pour la résilience.
Enfin, l'énergie est un sujet essentiel. La crise actuelle est conjoncturelle - comme celle des semi-conducteurs : elle résulte d'un retour à une croissance économique plus rapide que prévu, notamment en Chine ; de plus, la création de stocks artificiels a fait augmenter les prix de façon très rapide. Une période de six à huit mois sera nécessaire pour voir cette crise se résoudre.
La demande de gaz est extrêmement forte, créant un effet immédiat sur les coûts de l'énergie, puis sur les coûts indirects au niveau européen. Nous pouvons nous attendre à des tensions jusqu'au printemps prochain.
Nous devons nous projeter sur l'ambition du Green Deal, qui doit se traduire automatiquement par une augmentation très significative de la production d'électricité sur le territoire européen. Nous ne pourrons pas atteindre les objectifs fixés sans l'énergie nucléaire, qui représente 26 % de la production d'électricité en Europe. Les États qui ont pris la décision de sortir prématurément du nucléaire en paient aujourd'hui le prix fort, et nous le font payer également, car ce sont aujourd'hui eux qui émettent le plus de carbone. Si nous souhaitons atteindre l'objectif de « zéro CO2 » en 2050, nous devons utiliser toutes les armes à notre disposition, et le nucléaire en est une : il s'agit aujourd'hui d'une énergie de transition décarbonée. Il est impensable d'affirmer que nous pourrons nous en passer. Je suis très actif au sein de la Commission pour que le nucléaire soit intégré à la taxonomie sur la finance verte. Le sujet avance dans le bon sens.
Je ne vois pas non plus comment nous pourrions nous passer du gaz, hélas. Cela vaut toujours mieux que le lignite. Mais cela crée des dépendances, notamment vis-à-vis de la Russie, le Qatar, l'Algérie ou les États-Unis, avec le GNL.
Si vous souhaitez que je m'exprime sur le DSA et le DMA, je le ferai dans le cadre des questions.