professeure à l'Université de Cologne, directrice de l'académie pour la protection des droits de l'homme en Europe, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). - Je suis très honorée d'être auditionnée par votre commission sur un sujet très important en France comme en Europe. Ce sujet mérite une approche nuancée. Je répondrai point par point aux interrogations contenues dans votre questionnaire écrit.
Vous me demandez si je partage l'idée de Pierre Steinmetz et Jean-Éric Schoettl d'une montée en puissance progressive d'un pouvoir juridictionnel qui affaiblirait la démocratie représentative. Il est incontestable que l'on observe l'émergence progressive d'un pouvoir juridictionnel, mais cela n'entraîne pas nécessairement un affaiblissement de la démocratie représentative. Les cours constitutionnelles se sont emparées de nouvelles compétences non écrites dans la Constitution. Ce fut le cas en Allemagne, où la Cour de Karlsruhe a par exemple dans les années 1950 défini son rôle comme celui d'un organe constitutionnel ; ce n'était pas explicitement écrit dans la Constitution allemande. Elle a aussi décidé d'apprécier les violations des droits de l'homme non seulement sur la base de la Constitution allemande, mais aussi par rapport à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. La même évolution a eu lieu en France ou aux États-Unis : la Cour suprême américaine a d'ailleurs été pionnière avec l'arrêt Marbury v. Madison, s'octroyant un rôle de contrôle qui ne figurait pas dans la Constitution. Ce qui est frappant, c'est que cette évolution a été acceptée par le pouvoir politique - sauf peut-être lorsque la Cour de justice des Communautés européennes a fait la même chose avec les arrêts Costa c/ Enel et van Gend & Loos pour définir la hiérarchie entre les constitutions nationales et les traités européens, car cette question suscite toujours des débats.
Les critiques de MM. Steinmetz et Schoettl sont très vives ; ils parlent d'une hypertrophie du pouvoir judiciaire et d'une scission entre la justice et la démocratie représentative. Je ne partage pas ce diagnostic. Je ne nie pas l'existence de risques pour la démocratie, mais en même temps cette évolution présente des opportunités. Le contrôle de constitutionnalité offre la possibilité d'un changement de perspective. La possibilité de requêtes individuelles fait que les lois peuvent être considérées du point de vue des droits de l'individu ; en outre, l'argumentation des cours est très rationnelle, et ce recours offre la possibilité d'un second examen d'une règle de droit. Le point négatif est le manque de transparence, car les délibérations de la cour ne sont pas publiques, et cela fournit des arguments au populisme.
La CEDH est-elle devenue un arbitre sur les questions de société ? Oui, dans la mesure où doit se prononcer sur toutes les questions d'actualité relatives à la mort, à la vie, à la religion, au climat, au genre, etc. Sa mission est de fournir un cadre clair définissant les solutions susceptibles d'être apportées à ces questions dans le respect de la Convention européenne des droits de l'homme. Elle indique si des lois transgressent ce cadre : par exemple, elle fixe des lignes rouges sur la manière de définir l'indépendance des juges. Mais les sociétés réagissent de façons très différentes sur certains sujets. J'observe ainsi que les décisions concernant les droits des personnes LGBTQ sont bien acceptées en Europe de l'Ouest, mais moins bien en Europe de l'Est. On peut donc difficilement parler de succès si une partie de l'Europe ne suit pas ses décisions.
La Cour de Strasbourg est attentive aux éventuelles répercussions politiques de ses décisions. Le juge n'est pas en lévitation ! Dans l'affaire Khamtokhu et Aksenchik c. Russie, la Cour a ainsi pris en compte la situation en Russie pour estimer que l'imposition, pour certaines infractions, de la réclusion à perpétuité pour les hommes et d'une peine maximale de vingt ans d'emprisonnement pour les femmes ne constituait pas une violation de la Convention européenne : en effet, elle a estimé qu'un changement de législation aboutirait à une détérioration de la situation des femmes, non à une amélioration de celles des hommes.
La question de l'activisme judiciaire revient régulièrement. Tantôt les juges sont accusés d'aller trop loin, tantôt de ne pas aller assez loin... Finalement, on est au milieu ! Les juges sont très conscients de cette problématique. L'essentiel est que les juges s'interrogent toujours sur leur rôle dans chaque affaire pour trouver la bonne solution.
Il y a eu une période d'activisme judiciaire dans les années 1970, lorsque les juges ont commencé à développer leur pouvoir d'interprétation de la convention, cette « beauté dormante », et au début du XXIe siècle, lorsqu'il a fallu redéfinir certains de nos standards avec nos collègues de l'Est, mais je ne perçois pas une tendance permanente à l'activisme, sans doute en raison du mouvement de critique à l'égard de l'action de la Cour.
L'action des juges peut-elle faire obstacle à la conduite de politiques publiques efficaces, par exemple sur les questions d'asile et d'immigration ? Il importe de ne pas faire des promesses que l'on ne peut pas tenir, car le risque est de perdre son autorité ; on voit les problèmes avec la Pologne ou la Biélorussie, où les cours ont beaucoup de mal à mettre en oeuvre nos standards européens. Le juge de Strasbourg doit se prononcer sur des cas concrets, il n'est pas toujours facile d'en tirer des principes généraux. C'est pourquoi la Cour évoque souvent les circonstances exceptionnelles pour signifier que la solution retenue n'est pas généralisable.
Peut-on parler d'une concurrence entre cours ? Il existe un dynamisme dans le développement des droits de l'homme, en effet. Toutes les cours ont la même mission. La meilleure solution contre un dynamisme incontrôlé me semble être le dialogue entre les juges.
La judiciarisation de la vie politique est aussi un grand débat en Allemagne, mais de manière différente qu'en France : le taux d'acceptation par la population des décisions de la Cour constitutionnelle s'élève à 80 %, contre 30 % environ pour les décisions du Parlement. Le rôle des juridictions n'est donc pas à l'agenda des campagnes électorales, mais cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de débat sur certains jugements, comme ceux rendus sur le climat ou sur le droit de choisir sa mort. Là encore, certains estiment que les juges vont trop loin, d'autres qu'ils ne vont pas assez loin...
L'arrêt de la Cour de Karslruhe du 5 mai 2020 sur le rachat de titres par la BCE, par lequel la Cour prenait à contrepied la position de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), a été très critiqué. En théorie, ce jugement me semble correct. La Cour a défini une ligne rouge qui est l'arbitraire : si une autre cour prend des décisions arbitraires, il ne faut pas la suivre. Reste à définir la notion d'arbitraire, et il n'appartient pas à une cour unique de la définir. Il convient de trouver une définition européenne. C'est pourquoi je trouve que ce jugement était contestable.
La notion d'identité constitutionnelle est bien enracinée dans le droit allemand. L'article 79.3 de la Loi fondamentale soustrait indéfiniment certains sujets, comme ceux relatifs à la dignité de l'homme, aux possibilités de révision constitutionnelle, et sert à la Cour de Karslruhe pour délimiter les compétences entre la CJUE et les juridictions allemandes. Mais cette notion d'identité, quoique très utilisée, demeure vague et on pourrait considérer que tous les droits de l'homme relèvent de cette identité constitutionnelle. Il conviendrait que les cours travaillent ensemble pour définir clairement cette notion, pour éviter qu'elle ne serve de prétexte à refuser des évolutions européennes.
Un rééquilibrage entre le juge et le politique est-il possible ? Avoir conscience des problèmes fait déjà partie de la solution ! Il faut mener une discussion ouverte sur les rôles respectifs de la politique et des juges - à l'image du travail de votre mission d'information. Le dialogue entre les juges est nécessaire, mais il doit être complété par un dialogue entre les juges et le politique. Il convient aussi de comprendre les causes du dynamisme judiciaire. Il ne faut pas oublier non plus le rôle des médias. Nous devons aussi analyser le phénomène de strategic litigation, qui consiste à s'adresser au juge pour régler des problèmes politiques, par exemple sur le climat. Dans quelle mesure cette démarche est-elle acceptable ? Il faut prendre au sérieux le fait que tous les standards européens ne sont pas acceptés par la moitié du continent. Enfin, nous devons nous demander ce que signifie le « progrès » en matière de droits de l'homme : l'évolution est-elle toujours linéaire, toujours dans le même sens ? La pandémie nous a contraints à nous interroger sur le degré de restrictions acceptable, sur l'articulation entre les droits des individus et ceux de la communauté.
Il existe un espace de dialogue entre les politiques et les juges à travers un diner annuel entre les membres du gouvernement fédéral et les membres de la Cour de Karslruhe. Celui-ci a d'ailleurs été critiqué dans la mesure où il est intervenu juste avant que la Cour ne rende un jugement relatif à l'épidémie. Il faut aussi souligner que les autorités sont impliquée dans la procédure devant la Cour constitutionnelle : dans un jugement, après les arguments développés par le requérant, sont présentés ceux développés par le gouvernement, le Parlement, les Länder, les églises, etc. C'est le reflet d'un dialogue juridique.
La Cour de Karslruhe a adopté récemment un code d'éthique, c'est une bonne chose. Cela répondait à un besoin. Mais je ne pense pas qu'il faille pour autant demander aux juges de rendre compte de leur activité, car cela réduirait leur indépendance.