Intervention de Mattias Wendel

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 25 janvier 2022 à 15h00
Audition de Mme Angelika Nussberger professeure de droit constitutionnel à l'université de cologne ancienne juge à la cour européenne des droits de l'homme et M. Mattias Wendel professeur de droit public à l'université de leipzig

Mattias Wendel, professeur de droit public à l'Université de Leipzig :

La question du rôle du pouvoir judiciaire dans la démocratie représentative est à la fois cruciale et fascinante. Il est difficile d'apporter une réponse unique, car il n'existe pas d'absolu en la matière, tout est relatif, tout dépend des pays et des contextes nationaux. Chaque cour s'inscrit dans un contexte institutionnel particulier. Toutes les cours ont toutefois pour mission de faire respecter le droit sans dépasser les limites de leur mandat.

Je commencerai par les questions relatives au droit européen. Dans son arrêt du 5 mai 2020, qui a été très discuté, la Cour de Karlsruhe a estimé que la CJUE et la BCE avaient agi ultra vires. Le raisonnement de la Cour était très discutable. La Cour de Karlsruhe a exigé un contrôle plus important de la BCE par la CJUE : la BCE étant indépendante, elle devrait faire l'objet d'un contrôle accru, notamment sur les limites de son mandat. Au-delà du cas d'espèce, l'arrêt remet en question l'idée d'une communauté européenne de droit en général, envoyant le message qu'il ne faut pas toujours se conformer aux arrêts de la CJUE. De ce point de vue, l'arrêt se situe à la pointe d'une longue évolution d'opposition au droit de l'Union européenne. Toutefois je crois que cet arrêt restera exceptionnel. C'est la seule fois où la Cour a constaté un acte ultra vires. Cet arrêt n'a eu aucune conséquence juridique par la suite, le conflit a été réglé politiquement et la Commission européenne a mis fin à la procédure d'infraction.

L'arrêt de la CJUE sur la conservation des données n'a pas donné lieu en Allemagne à un débat aussi intense qu'en France ; la conservation des données est considérée de manière critique par la plupart des citoyens. La Cour de Karlsruhe avait déjà jugé en 2010 que la législation fédérale était contraire à la Constitution, avant donc l'annulation de la précédente directive par la CJUE en 2014. En revanche, il y a eu un débat intense en 2000 à propos de l'arrêt Tanja Kreil qui demandait à l'Allemagne d'ouvrir ses forces armées aux femmes. Je n'ai pas l'impression toutefois que la CJUE souhaite investir plus largement le domaine régalien. Elle conçoit simplement de manière restrictive les éventuelles exceptions au champ d'application du droit de l'Union européenne. Ce raisonnement est perceptible dans l'affaire du temps de travail des militaires ; la Cour a d'ailleurs explicitement exclu différents domaines et activités militaires du champ d'application du droit de l'Union européenne et a même laissé aux juridictions slovènes le soin d'estimer, en l'espèce, si les activités mentionnées étaient concernées ou non.

Comment le pouvoir politique peut-il intervenir ? Le droit en Europe est fortement influencé par le droit dérivé, par la législation de l'Union européenne. Certains en Allemagne, à l'image d'un ancien juge constitutionnel, estiment que le droit européen est trop constitutionnalisé : beaucoup de détails sont définis de manière trop précise par les traités et ne peuvent donc guère être modifiés par le politique. Mais cette thèse n'est pas convaincante : la relation entre le droit primaire et le droit dérivé européens est différente de la relation entre le droit constitutionnel et le droit législatif national. La CJUE reconnaît en effet au législateur européen une plus grande marge de manoeuvre que la Cour de Karlsruhe n'en accorde au législateur allemand. Les traités peuvent ainsi être concrétisés par le législateur de l'Union européenne, qui peut aussi modifier le droit dérivé, les directives et règlements. Par exemple, en ce qui concerne la citoyenneté de l'Union européenne, la CJUE a suivi la voie tracée par le législateur européen dans la directive de 2004 sur la citoyenneté de l'Union : cela se traduit par un accès plus restrictif aux prestations sociales par rapport à la jurisprudence antérieure. La CJUE a d'ailleurs été critiquée en Allemagne pour ne pas avoir corrigé le législateur européen en s'appuyant sur le droit primaire. Les critiques estiment que la CJUE n'aurait pas suffisamment agi comme juge constitutionnel. Fondée ou non, cette critique prouve que le législateur a une certaine influence sur la jurisprudence, même lorsqu'il s'agit d'un droit ancré dans les traités.

Autre exemple, le droit relatif à l'immigration : avec ses arrêts de 2015 et 2016 concernant l'application et l'interprétation du droit dérivé. La CJUE a suivi la position du législateur européen sur le mécanisme de Dublin, en dépit des défaillances de ce dernier pendant la crise, et contre l'avis de l'avocat général.

La législation en la matière est donc modifiable si le législateur le souhaite, seuls manquent la volonté et un accord politiques. De même, en ce qui concerne le temps de travail des militaires, il suffirait au législateur de modifier la directive pour régler le problème.

Je partage l'analyse d'Angelika Nussberger sur la concurrence entre les cours suprêmes. Le pluralisme des cours n'est pas une mauvaise chose. Il peut être considéré comme une forme de répartition des fonctions entre différents niveaux. Ce qui importe, c'est le dialogue constructif entre les juridictions. Les décisions d'une cour doivent être perméables aux sensibilités exprimées par un autre niveau de juridiction. Lorsque ce dialogue ne fonctionne plus et que les juges ne s'écoutent plus, le problème doit être résolu politiquement, à l'image du conflit récent entre la CJUE et la Cour de Karslruhe.

La question du respect de l'identité constitutionnelle de chaque pays est très vaste. De nombreuses cours nationales invoquent cette notion, mais lui donnent une définition différente ; en France, une modification de la Constitution est toujours possible, mais, en Allemagne, les limites liées à l'identité constitutionnelle s'imposent au législateur constitutionnel.

Néanmoins, aucun État membre ne peut invoquer son identité constitutionnelle pour déroger de manière unilatérale au droit européen, car l'uniformité de ce dernier serait menacée. Toutefois, l'Union européenne doit respecter les identités constitutionnelles nationales : d'où l'importance des raisons justificatives ou de l'application du principe de proportionnalité.

J'en viens au droit comparé. Le débat sur le rôle du pouvoir juridictionnel dans l'État de droit existe depuis longtemps en Allemagne. Le débat est régulièrement relancé à l'occasion de décisions controversées sur le plan sociopolitique, comme celles sur le mariage homosexuel, la lutte contre le changement climatique ou contre l'épidémie de covid. La Cour de Karslruhe continue toutefois de jouir d'une bonne image dans la population. L'ordre constitutionnel allemand exige un niveau de contrôle élevé de la part des tribunaux. Cela reflète une méfiance, liée à l'histoire, à l'égard des abus possibles du pouvoir de l'exécutif. Le contrôle judiciaire n'est pas perçu comme une menace pour la démocratie dans la même mesure que dans d'autres pays. La Cour sait faire preuve de retenue, comme on l'a vu dans la gestion de la pandémie où elle a reconnu une marge de manoeuvre plus large au législateur fédéral - elle s'est d'ailleurs référée explicitement au Conseil constitutionnel.

Les systèmes institutionnels français et allemands sont très différents. L'Allemagne est un pays fédéral et le gouvernement fédéral a surtout un rôle de représentation. Le contrôle de subsidiarité n'est que très peu utilisé en Allemagne, ce qui est étonnant car le Parlement allemand dispose d'une administration relativement importante capable de suivre la législation européenne, mais la subsidiarité ne semble pas être une priorité sur le plan politique.

Vous m'interrogez aussi sur les espaces de dialogue entre les juges et les politiques susceptibles d'atténuer les incompréhensions qui se manifestent parfois. Il existe peu de forums officiels permettant ce dialogue en Allemagne. Cette réticence est probablement due au souci de ne pas compromettre l'indépendance des juges. Le diner annuel entre le gouvernement et les juges suscite des critiques comme cela a été rappelé.

Faut-il envisager d'instaurer des règles de disciplines ou de déontologie pour les juges ? La Cour de Karslruhe a adopté un code de déontologie. Toutefois je suis très prudent à l'égard de tels projets. La situation en Pologne montre que l'indépendance des juges, bien précieux dans un État de droit, peut vite être menacée par des règles disciplinaires.

La volonté de toujours mieux protéger les droits fondamentaux peut-elle nuire à la capacité des gouvernements de conduire des politiques publiques efficaces, notamment sur les questions d'asile ou d'immigration ? À cet égard, je voudrais d'abord souligner que le rôle principal des droits fondamentaux est de limiter et d'encadrer les pouvoirs publics, y compris le législateur. Une certaine limitation des politiques publiques par les droits fondamentaux, même si elles sont efficaces, est le reflet d'une démocratie et d'un État de droit qui fonctionnent. Le domaine du droit d'asile montre, à travers de nombreux exemples, l'importance du respect de ces droits fondamentaux dans la pratique. Certes, dans un ordre constitutionnel libéral, la reconnaissance de droits individuels peut mettre des limites à l'intérêt collectif, mais je ne vois pas de déséquilibre structurel dans le droit européen de l'immigration.

Comme nous l'avons vu, la jurisprudence de la CJUE se réfère avant tout au droit dérivé, qui pourrait être modifié s'il existait une volonté politique. La Cour a constamment appliqué les droits fondamentaux dans les domaines de l'asile et de l'immigration de manière différenciée et équilibrée. On le voit dans les cas de transfert de demandeurs d'asile d'un État membre à un autre en vertu du règlement de Dublin. Dans ces affaires, la Cour de Luxembourg a toujours eu aussi pour objet le fonctionnement de l'espace de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ), ainsi que la confiance mutuelle entre les États membres. La CJUE n'a d'ailleurs pas hésité à entrer en conflit avec la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Tout cela me ramène à votre première question : est-ce que je partage l'observation générale selon laquelle il y aurait une montée en puissance progressive d'un pouvoir juridictionnel qui affaiblirait la démocratie représentative ? Je ne peux pas souscrire à une telle thèse de manière aussi générale. Il peut y avoir, ici et là, des arrêts critiquables ainsi que des conflits sur les compétences entre le niveau national et le niveau européen. Je ne constate cependant pas d'augmentation du pouvoir judiciaire susceptible d'affaiblir structurellement la démocratie représentative, ni au niveau de l'Union européenne ni dans une perspective de droit comparé en Allemagne.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion