Intervention de Jean-Pierre de Mondenard

Commission d'enquête sur la lutte contre le dopage — Réunion du 14 mars 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Jean-Pierre de Mondenard médecin du sport spécialiste des questions relatives au dopage

Jean-Pierre de Mondenard, médecin du sport, spécialiste des questions relatives au dopage :

Le dopage n'est pas une invention de l'affaire Festina en 1998, il remonte à la nuit des temps. Il y a quelques années, j'avais même publié un article intitulé « Et Dieu créa le dopage ». Le dopage n'est pas non plus lié à tel ou tel sport puisqu'il concerne l'homme face la compétition.

Dans les Jeux olympiques antiques, l'alcool était prohibé et un juge placé à l'entrée des stades reniflait l'haleine des compétiteurs ; les amendes servaient à élever des statues aux dieux. Au Ve ou au VIe siècle avant notre ère, l'on avait recours aux plantes et l'on croyait à la consubstantialité qui transmet les qualités d'un animal à celui qui en mange la viande. Au temps de Milon de Crotone, l'emblématique champion, les lutteurs mangeaient de la viande de porc, les lanceurs et boxeurs de la viande de taureau et les sauteurs, bien sûr, de la viande de chèvre. Dans les années 1980, avant les matchs, les avants de certains clubs de rugby français consommaient du sanglier et les arrières du chevreuil.

Au Ve siècle avant le Christ, les compétiteurs avaient à leur table des nourrices dont ils tétaient le sein, parce que le colostrum contient anabolisants et facteurs de croissance. Si de Popeye à Astérix, les personnages de légende ne manquent pas, le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) a dû renoncer en 1980 à prendre ce dernier comme mascotte, à cause de la potion magique.

Le dopage a toujours participé de la relation de l'homme à la compétition. N'admettant jamais que son adversaire soit plus fort que lui, il croit toujours qu'il a un truc. Et il le cherche.

Le premier article moderne en français sur le dopage est une communication du docteur Marcet devant le club alpin de Londres. Daté de 1887, il s'intitulait « De l'usage des stimulants alcooliques dans les courses de montagne ». En 1908, lors des Jeux olympiques de Londres, le marathonien italien, Dorando Pietri s'écroule au dernier tour ; il franchit la ligne d'arrivée après que des officiels l'ont relevé, ce qui causera sa disqualification. Il avait pris de la strychnine et l'atropine, produits qui seront ensuite inscrits dans la liste des substances interdites. L'histoire retient son nom, pas celui du vainqueur, l'américain John Hayes.

En 1919, la joueuse de tennis française Suzanne Lenglen, véritable star planétaire surnommée « la divine » remporte à 20 ans le tournoi de Wimbledon face à la tenante du titre. Dès le premier set de ce match difficile, son père, qui est son entraîneur, lui lance un flacon de cognac ; elle en boit à la régalade devant l'assistance qui comprend notamment la famille royale ; et elle récidive avant le dernier set. Le cognac fait déjà partie de la pharmacie des joueurs et l'on verra plus tard, un Jean Borotra se sublimer au cognac. Tout dépend de la dose : à faible dose, l'alcool est efficace, il améliore la précision du geste. Pour preuve, en 1968 à Mexico, sur les 668 tests réalisés lors des premiers contrôles antidopage de l'histoire des Jeux, seul un compétiteur suédois du pentathlon moderne sera contrôlé positif à l'alcool, qui était interdit dans deux spécialités, le tir et l'escrime, parce que l'année précédente, l'un des participants des championnats du monde en Autriche avait tiré sur le jury.

Le dopage est aussi omniprésent dans le football. Gerardo Ottani, un footballeur professionnel de Bologne devenu médecin puis président de la société médico-sportive italienne, mène en 1958 une étude qui révèle que 27 % des footballeurs de la première division prenaient des amphétamines, 62 % des stimulants du coeur et de la respiration, 68 % des stéroïdes anabolisants. Il y a alors un match et deux entraînements par semaine et beaucoup moins d'argent qu'aujourd'hui : le vrai moteur du dopage n'a jamais été l'argent ; c'est l'égo, la compétition. Tant que l'on n'a pas compris cela, on parle en amateur.

Dans les années 1950, les douze sommets de plus de 8 000 mètres que compte la planète ont été vaincus par des amphétaminés. Ce fut le cas d'Herzog et de Lachenal lorsqu'ils vainquirent l'Annapurna le 3 juin 1950. On parlait d'eux comme de l'équipe de France, tant ces ascensions s'inscrivaient dans une véritable compétition entre quelques pays. Les Français utilisaient le Maxiton, les Anglais la Benzédrine, les Italiens la Sympamine, les Allemands et les Autrichiens le Pervitin. A partir des années 1950, les amphétamines ont commencé à pénétrer le monde du sport, l'alpinisme, puis les autres sports comme le football ou le cyclisme. Contrairement à une idée reçue, ce dernier est loin d'être le seul concerné par le dopage.

En 1960, alors que la lutte antidopage n'existe quasiment pas, sauf en Italie, un ouvrage sur la corrida, Des taureaux et des hommes, explique que trente minutes avant d'entrer dans la plaza, le matador fume un joint de marijuana. Une note de bas de page précise qu'il s'agit de doping : avant d'affronter une bête de 500 kilos, le torero consomme un produit désinhibant. Pour moi, le cannabis est fondamentalement une drogue dopante, parce que tout ce qui agit sur le système nerveux central est un dopant. En effet, le mental joue un rôle essentiel dans la compétition. Utilisé à dose adéquate, le cannabis donne des résultats, particulièrement pour des goals agressés par les spectateurs qui sont assis derrière eux.

La lutte antidopage ne fonctionnera pas tant que les fédérations en auront la charge. Connaissez-vous un jury d'assises pris dans la famille de l'accusé ? Connaissez-vous un patron d'entreprise qui soit aussi délégué syndical ? En 1955, alors que tous les coureurs sont dopés aux amphétamines, le Tour de France monte pour la première fois les pentes du mont Ventoux, Jean Malléjac s'écroule sous la chaleur et frôle la mort. Après une vague enquête, un soigneur est renvoyé et l'on repart comme avant... On recommence en 1967, à la différence que Simpson décède, en 1998 avec l'affaire Festina et en 2006 avec l'affaire Puerto. Les affaires se succèdent, rien ne change, sauf, de temps en temps, les ministres.

Après l'affaire Malléjac, on vend au public « le Tour de la désintoxication ». On savait pertinemment que le peloton marchait aux amphétamines. Pourtant, en 1998 le patron du Tour de France et celui de la Fédération de cyclisme déclarent qu'ils en ont, en quelques jours, appris davantage qu'en vingt ans. Le podium de l'hypocrisie !

En 1965, avant la loi qui sera votée le 1er juin, l'un des deux patrons du Tour, Félix Levitan déclare dans la presse : « ceux qui ne se dopent pas sont des pauvres types et ils seront voués à l'échec et à la défaite ». Le patron du Tour de France est pour le dopage ; si l'on ne se dope pas, on perd ! Quand j'ai pénétré sur le Tour, où je suis resté pendant trois ans, il ne m'a pas fallu une semaine pour vérifier que tous les coureurs, sans exception, prenaient des médicaments. Certains figurent sur la liste des dopants, d'autres non ; certains sont décelables ; d'autres pas. Mais tous les coureurs « médicalisent la performance » : on considère que la compétition est une maladie que l'on soigne.

Ces gens font preuve d'une véritable duplicité voire de schizophrénie. Pour vendre du bonheur, ils occultent tout ce qui dégrade l'image du sport. En 1958, L'Equipe demande « Pourquoi le tour de France va-t-il de plus en plus vite ? » ; le mot dopage n'apparaît pas une seule fois dans l'article. On lit dans d'autres pages du journal qu'à l'Ecole de Joinville, « on essaye un anti-fatigue révolutionnaire pour améliorer les performances ». L'Equipe a participé copieusement à la diffusion de l'idée qu'il faut prendre des substances. Toujours en 1958, ce journal fait de la publicité pour « un fortifiant utile ». On fait croire aux sportifs qu'ils ont toujours besoin de prendre des produits pour améliorer leurs performances, on soigne la compétition.

A la même époque, Pierre Chany, un grand journaliste sportif, se déclare prêt à donner sa paie à la caisse de secours des cyclistes professionnels si plus de trois des vingt-cinq participants du Grand Prix des Nations n'ont rien pris : il est sûr de la garder. C'est aussi le moment où le directeur sportif de l'équipe de France, Marcel Bidault, un homme intègre, raconte que 75 % des coureurs du Tour se dopent et qu'il peut en parler en toute connaissance de cause : il le constate le soir lorsqu'il fait les chambres.

Le dopage est omniprésent dès les années 1950. Aux Jeux olympiques de Rome, en 1960, Knut Enamark Jensen décède lors du 100 kilomètres contre la montre, courue le 26 août par plus de 40 degrés. L'autopsie révèlera qu'il avait pris des amphétamines. En 1967, Simpson meurt sur les pentes du Mont Ventoux dans des conditions similaires. La chaleur et l'effort accroissent l'effet des amphétamines sur la température du corps ce qui entraîne un collapsus c'est-à-dire un désamorçage de la pompe. Plus rien n'est irrigué, et il meurt.

Comment se fait-il que Simpson soit mort, alors que tout le peloton carburait au même produit ? Personne ne se pose la question. Il s'était arrêté dans un bistrot au pied du Ventoux - c'est d'ailleurs après sa mort que l'on arrêtera la chasse à la canette -, il y avait raflé une bouteille de Cognac et l'avait bu à moitié. L'alcool étant un diurétique, il a accentué la déshydratation causée par les amphétamines et par l'effort.

L'histoire ne se termine pas là, puisqu'une semaine après l'accident, la justice fait procéder par un huissier à un contrôle dans le peloton. Ce n'est pas la fédération qui est à la tête de l'antidopage, c'est la justice. Quand Simpson meurt, tout le peloton s'effondre et pleure à chaudes larmes. Huit jours après, deux coureurs sont épinglés avec le même produit... Mais le mot santé ne figure pas dans le vocabulaire de ces jeunes de 25-30 ans. Mourir n'a aucun sens, et avaler des substances ne leur pose pas de problème métaphysique.

Tous les médecins ne sont cependant pas à côté de la plaque. Dans les années soixante, une star montante du cyclisme français. Le coureur chute dans les Cévennes, au col du Perjuret. Champion du monde, il avait fini quatrième du Tour de France de 1959, et battu à plusieurs reprises le record de l'heure ; il est devenu toxicomane avec un analgésique, le Palfium, qu'il prenait pour supporter la douleur à vélo. Dans la descente du col, il croit freiner, et passe par-dessus un parapet... Il mourra à 40 ans. Médecin du Tour, Robert Boncourt, écrit : « Un épouvantable danger menace la vie des champions cobayes transformés en champions suicides ».

En 1960, un journaliste entre dans la chambre du futur vainqueur Nencini : il a une perfusion d'anabolisants et de corticoïdes dans chaque bras ; le médecin de l'équipe italienne Carpano est là, ainsi que le soigneur qui lui retire la cigarette de la bouche pour faire tomber la cendre... Nencini mourra à 49 ans d'un cancer.

Nous faire croire en 1998 que le dopage est une nouveauté, que les anabolisants et les corticoïdes sont apparus dans les années soixante-dix est une pure hypocrisie. Un soigneur disait d'ailleurs qu'un des effets secondaires du dopage était de rendre hypocrite.

Simpson est mort, d'autres suivent sur les écrans de télévision : le Danois aux jeux olympiques, un footballeur et un cycliste en 1968, dont l'autopsie révèle qu'il avait pris des amphétamines. Suivent deux jeunes dans la région de Grenoble. Cela remue les consciences, les choses bougent peu à peu. En 1963, il y a un colloque. La première loi est à l'initiative de Maurice Herzog... qui avait pris des amphétamines pour escalader l'Annapurna. Il la fait voter le 1er juin 1965, mais la loi belge du 1er avril 1965 est en fait la première au monde. Pendant un an, il ne se passe rien : le décret donnant la liste des substances interdites ne sort que le 10 juin 1966. Et est intraduisible !

Je suis arrivé dans le système dans les années soixante-dix. Je faisais des contrôles en province, dans la France profonde : il fallait pour cela, avoir à peu près les mêmes qualités qu'un correspondant de guerre, disait un journaliste. Un confrère avait été frappé, poursuivi en voiture, son véhicule poussé dans le fossé... Il a dû quitter Bordeaux pour s'installer en Bretagne. A cette époque, il fallait être motivé pour faire du contrôle antidopage.

J'ai demandé à un patron de laboratoire à quoi correspondait le dialcool amide des acides alcool-amino butyriques du décret d'application. Il a interrogé tous ses confères et n'a pas su répondre. Même les spécialistes n'y comprenaient rien ! Il s'agit en fait du Micoren. J'en conclus que les professionnels du sport sont contrôlés par des amateurs. Rien n'était fait dans un sens pédagogique pour rendre la liste compréhensible.

La loi de 1965 n'a jamais été une loi antidopage : le Journal officiel la qualifie de loi anti-stimulants. Pourquoi ? En 1965, la communauté scientifique croit que le dopage, ce ne sont que les stimulants. La revue officielle de la Société française de médecine du sport publie alors des publicités pour le Durabolin - de la nandrolone, le stéroïde anabolisant le plus utilisé dans les quarante années à venir.

Prenez un Vidal. Jusqu'au milieu des années quatre-vingts, on y trouve tout sur la posologie, les indications, le mode d'emploi, mais jamais un effet secondaire. Quant aux stéroïdes anabolisants, on dit aux médecins d'en prescrire aux sportifs. On vient d'apprendre que le sud-africain Oscar Pistorius, accusé d'avoir assassiné sa compagne, était sous l'emprise de stéroïdes anabolisants, connus pour entraîner ce qu'on appelle la rage des stéroïdes : on devient extrêmement violent, avec des phases d'une intensité extrême. Ces substances sont très répandues dans certains sports : dans les équipes de football américain ou de hockey sur glace d'Amérique du Nord, il y a toujours un méchant, spécialement entraîné, bourré d'anabolisants, et chargé de descendre les meilleurs du camp d'en face. Tout le monde le sait, tout le monde l'admet. Dès les années soixante, les laboratoires connaissent les effets des médicaments : sur la notice, il est indiqué « action psychotonique puissante » : autant dire agressivité maximale...

J'en ai vu défiler des ministres du sport ! Leurs connaissances sur le dopage sont bien minces. Après l'affaire Festina, une ministre s'inquiétait pour les jeunes amateurs comme s'ils n'étaient pas touchés depuis des décennies. La preuve : un an après la mort de Simpson, au Premier Pas Dunlop de 1968, un championnat de jeunes, sur six contrôles, cinq sont positifs : dans le sport amateur, les contrôles sont tellement rares qu'on ne s'y prépare pas... Dans le milieu professionnel, les contrôles après les compétitions sont une perte de temps et d'argent. Le jeu, c'est de passer à travers... Ça fait du bien aux fédérations et aux organisateurs qui peuvent dire qu'aucun contrôle n'est positif - c'est formidable ! Si j'étais patron des contrôleurs, je renverrais tout le monde... Un contrôle négatif n'est jamais la preuve de l'absence de dopage.

David Howman, directeur général de l'Agence mondiale antidopage (AMA), un ancien compétiteur de tennis néo-zélandais, a déclaré devant l'Unesco en novembre 2011 que sur les 255 000 contrôles réalisés l'année précédente, 36 seulement avaient révélé la présence d'EPO ; il en concluait que la lutte de l'AMA contre le dopage était pathétique. C'était la première fois qu'un responsable de l'antidopage admettait que celui-ci n'est pas très performant. La vérité, c'est qu'aucune lutte antidopage n'est possible avec des substances indécelables. C'est comme les radars, si on vous dit où ils se trouvent. Faire un contrôle a posteriori revient à indiquer où se trouve le radar. Le jeu, c'est de l'éviter.

Les seuls contrôles valables sont ceux menés à l'improviste. Les autres ne servent à rien - et financièrement, c'est le tonneau des Danaïdes.

La triche et le mensonge sont consubstantiels à l'homme : l'enfant s'y adonne dès sa première partie de jeu de l'oie ou de petits chevaux. Ce qui me choque n'est pas que Lance Armstrong ait triché, mais que l'on dépense des sommes astronomiques pour n'attraper personne, ou trop tard. La compétition, c'est l'école de la triche. Robert Pirès, le footballeur, raconte comment Raymond Domenech, entraîneur de l'équipe de France des jeunes, lui a appris à tomber dans la surface de réparation pour provoquer un penalty.

J'ai écrit 4 000 pages sur le sujet, 1 000 articles dans la presse scientifique, médicale et sportive. Ce que je veux vous faire comprendre, c'est que le dopage n'a rien à voir avec ce que vous lisez dans les journaux. Et ni le monde sportif, ni le monde de l'antidopage ne vous éclaireront sur le sujet.

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