La lutte antidopage a progressé, mais le camp d'en face s'est professionnalisé et emploie des substances indécelables. Il y a eu une certaine prise de conscience : Maurice Herzog considère que sa loi n'a servi à rien, parce qu'elle ne prévoyait pas de sanction, sauf si l'on prouvait que le sportif avait sciemment consommé le produit illicite. Les avocats des sportifs ont vite trouvé la parade : « Tu diras qu'on t'a donné un bidon sur le bord de la route »...
En 1966 sont effectués les premiers contrôles sur le Tour. Sur douze contrôlés, six sont positifs : 50 %, la moitié du peloton ! Personne n'est sanctionné. Les années suivantes, le taux descend à 12 %, puis 4 % pendant deux ans, avec une remontée à 10 % en 1970 parce que l'éphédrine, un stimulant qui remplace les amphétamines, a été ajoutée à la liste - les cyclistes n'en étaient pas informés. Les années suivantes, le taux s'effondre à 1 ou 2 %. Tout le monde s'est gargarisé de ces résultats... Quelle erreur ! En réalité, les sportifs apportaient un flacon contenant l'urine d'un tiers, puis ils ont pris des substances indécelables, dénoncées dans un article du journal local La République des Pyrénées dès les années soixante.
L'affaire Festina a relancé la recherche : on a trouvé l'EPO, les PFC (perfluorocarbures), les hémoglobines de synthèse, les corticoïdes. Un an plus tôt, en 1997, le ministère des sports s'était enfin rapproché du laboratoire antidopage des chevaux, qui arrivait à déceler les corticoïdes chez l'animal, et lui avait demandé de tester les urines du Tour de France. A la troisième semaine, 80 % du peloton était contrôlé positif.
Laurent Fignon a écrit dans sa biographie qu'à son époque, on ne pouvait pas se doper car les produits étaient décelables. Quelques pages plus tard, il explique que tout le monde prenait des corticoïdes car ils n'étaient pas décelables...
Je suis favorable à une agence mondiale de lutte contre le dopage, à condition qu'elle soit dirigée par des gens compétents. On nomme, aux agences nationales ou internationales, des personnalités qui, la veille, ne savaient pas que dopage ne prend qu'un p : le lendemain, elles sont interrogées en tant qu'experts. Le premier patron de l'AMA, Dick Pound, était un ancien nageur, finaliste olympique, devenu avocat. L'agence a été son bâton de maréchal, pour le consoler de ne pas avoir obtenu la présidence du Comité international olympique (CIO). Or, qui est Dick Pound ? En 1988, lorsque Ben Johnson se fit épingler au 100 mètres à Séoul, il fut son avocat, et plaida qu'une main inconnue avait versé un produit dans son bidon d'eau...
Deux personnalités, dans le monde, ont la légitimité nécessaire à ces fonctions, mais jamais elles ne seront à la tête de l'antidopage : il s'agit de l'italien Sandro Donati, qui a mis au jour les agissements de Francesco Conconi, l'instigateur du dopage à l'EPO dans le sport mondial - et qui, malgré ces révélations, est resté membre du comité médical du CIO. Sandro Donati a également fait tomber Michele Ferrari, autre médecin ayant oublié le serment d'Hippocrate. Le second est l'allemand Werner Franke, qui a révélé le dopage en Allemagne de l'est et qui a dû affronter quantité de procès intentés par des sportifs de haut niveau. Il a subi de nombreuses menaces...
Les journalistes, qui ne veulent pas être accusés de complicité passive, affirment que dans le passé, le dopage était ridicule et les performances maximales alors qu'aujourd'hui, le dopage serait extraordinaire et les performances ridicules. Depuis les affaires Festina et Armstrong, on présente les sportifs comme des moins que rien. Mais Laurent Jalabert l'a bien dit : Lance Armstrong était un super champion. Pourquoi dit-il cela ? Parce qu'avec le même dopage, Armstrong le battait à plate couture ! L'Américain était un voyou, mais aussi un excellent coureur, qui a su organiser son système. Travis Tygart, l'avocat de l'agence américaine antidopage (Usada), qui voulait sa peau, prétend que le coureur a mis au point le dopage le plus sophistiqué de l'histoire : c'est une imposture ! Il pratiquait le même dopage que ses adversaires. Moi-même, j'avais affirmé dans les médias qu'il employait les mêmes produits que Richard Virenque : testostérone, corticoïdes, hormones de croissance : rien ne neuf, rien de génétique. Sauf qu'Arsmtrong était une entreprise à lui seul, avec un objectif : gagner, et des moyens. Ses équipiers étaient des vainqueurs potentiels. Dans la roue d'un autre coureur, on économise 33 % d'énergie. Il était ainsi épargné pendant 200 kilomètres et s'échappait dans le dernier col, quand tous les autres étaient bien entamés... Il rentrait à l'hôtel en hélicoptère privé et gagnait ainsi deux heures de repos sur ses concurrents, ce qui vaut tous les dopants de la terre. Les organisateurs sont responsables, ils n'auraient pas dû accepter cela.
A l'origine, les laboratoires présentaient les amphétamines comme précieuses pour combattre la somnolence au volant et sauver des vies. Mais les amphétamines vous donnent « le grand volant » : vous perdez la juste perception de l'espace, vous vous sentez invulnérable et dans le virage, au lieu de tourner, vous allez tout droit - dans le platane.
Une étude sur les coureurs du Tour de France, que j'ai réalisée avec l'Institut Curie, a montré que l'accidentologie des cyclistes professionnels est deux fois plus élevée que la moyenne, pour deux raisons. Les coureurs passent 20 à 25 heures par semaine sur les routes sur un véhicule qui n'a pas de pare-chocs. Et ils prennent des amphétamines.
Celles-ci entraînent aussi des fibroses vasculaires. Dans les années soixante-dix ou quatre-vingt-dix, les coureurs du Tour, tous jeunes, mouraient cinq fois plus d'accidents cardiovasculaires que la moyenne de la population, qui boit, fume et se nourrit normalement. Le danger, c'est la pratique sportive intense. Pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie, Jean-Paul Sartre consommait une vingtaine de comprimés de Corydrane par jour, une amphétamine associée à l'aspirine. Il pratiquait peu le sport... Il est mort à 75 ans, la moyenne de l'époque. Mais qu'un cycliste, avec la même dose, s'attaque au Ventoux, il se retrouvera au mieux en réanimation, au pire à la morgue : c'est l'effort qui potentialise les effets secondaires des produits. Sans compter les effets tératogènes : certaines substances, absorbées par la mère ou le père, provoquent des malformations sur le bébé. Des enfants naissent avec une main plantée dans l'épaule, un pied bot. De nombreux athlètes d'Allemagne de l'est ont revendiqué une indemnisation à ce titre. Les produits dopants, amphétamines, anabolisants, EPO et hormones ont tous une kyrielle d'effets secondaires qui n'ont rien de sympathique.