Intervention de Isabelle Hudon

Commission des affaires européennes — Réunion du 5 février 2020 à 16h30
Politique commerciale — Accord économique et commercial global entre l'union européenne et le canada aecg-ceta - Audition de Mme Isabelle Hudon ambassadrice du canada en france

Isabelle Hudon, ambassadrice du Canada en France :

Chers amis du Canada, il y a un peu plus de deux ans, lorsque j'ai accepté de servir mon pays, à la demande du Premier ministre du Canada, je m'étais fixé deux objectifs prioritaires : accroître notre diplomatie économique et aller à la rencontre des Françaises et des Français sur l'ensemble du territoire. Aujourd'hui, c'est donc avec un sentiment doublement prioritaire que je viens discuter avec vous, élus des territoires français, d'un enjeu économique et stratégique important pour nos deux pays, le CETA.

Durant deux ans, j'ai fait une trentaine de déplacements hors de la région parisienne, à la rencontre de vos concitoyennes et concitoyens, de vos entreprises et des élus territoriaux. Partout, j'ai constaté que les Français connaissent et apprécient de plus en plus mon pays, soit parce qu'ils connaissent un des 150 000 citoyens français qui y vivent, soit parce qu'ils ont visité mon pays ou parce qu'ils écoutent, regardent ou admirent nos artistes.

Je suis très fière de l'amitié et de l'histoire qui lient nos peuples. Le Canada a besoin de la France et la France a tout aussi besoin du Canada. Nous vivons à une époque où les repères solides sont de plus en plus rares, et pourtant si nécessaires. Lorsque 57 Canadiens ont perdu la vie dans un avion abattu en plein vol en Iran, mon pays s'est tourné tout naturellement vers la France pour l'aider à faire toute la lumière sur cette douloureuse affaire. De même, lorsqu'il s'agit de s'appuyer mutuellement dans l'un des points chauds du monde, du Sahel aux pays baltes, le Canada et la France travaillent en étroite collaboration sur le terrain pour contrer les menaces. Dans les grandes enceintes internationales et dans les conférences diplomatiques, nos positions sont alignées sur les mêmes valeurs : démocratie, droits de la personne, urgence climatique et respect du droit. Au cours des dernières années, le nombre de pays qui pensent, parlent et agissent comme nous a malheureusement bien diminué : beaucoup de nos alliés traditionnels sont distraits ; d'autres se questionnent sur l'importance de ces valeurs, et je ne parle même pas de ceux qui y sont fondamentalement opposés.

Au cours des prochains mois, vous devrez voter sur un traité avec le Canada, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs. Je vous demande de garder à l'esprit que le Canada n'est pas n'importe quel pays. Avec le départ du Royaume-Uni, la France est dorénavant la seule nation fondatrice du Canada membre de l'Union européenne. Notre relation stratégique devrait continuer à se renforcer.

Le CETA est un accord qui a plusieurs pères et mères, de Jacques Chirac à Emmanuel Macron, en passant par Nicolas Sarkozy et François Hollande.

Je pourrais vous parler de cet accord de façon théorique, mais, comme il est en application depuis plus de deux ans, grâce à l'approbation du Parlement européen, je peux m'appuyer sur des faits et des chiffres réels, sur la base de ce qui se passe réellement dans vos départements et vos régions.

Après deux ans d'application, les exportations françaises au Canada ont augmenté de 16 % ; les exportations de vins français ont augmenté de 11 % et ont repris, grâce au CETA, la première place des ventes au Canada qu'elles avaient perdue au profit des vins américains ; après deux ans, les exportations françaises de fromage vers le Canada ont augmenté de 46 % ; après deux ans, les exportations françaises de cosmétiques ont augmenté de 17 % et celles de textile et d'habillement de 27 % ; après deux ans, les exportations automobiles vers le Canada ont bondi de 260 %, à partir d'une base modeste, j'en conviens, puisque notre secteur automobile reste intégré à celui de l'Amérique du Nord. Cela représente quand même 300 millions d'euros. Enfin, après deux ans, les investissements canadiens en France ont bondi de 71 %.

Avec un peu plus de 25 000 emplois en France, les entreprises canadiennes sont déjà bien présentes au coeur du tissu économique de vos territoires. Le CETA leur offre la possibilité, plus que jamais, de faire de la France leur porte d'entrée vers l'Europe. Ces résultats se déclinent sur tout le territoire français. Prenons quelques départements et régions, au hasard les Yvelines, le Val-de-Marne et la Normandie. J'informe toutefois que toutes les sénatrices et tous les sénateurs recevront une fiche avec les chiffres précis de son département.

Les exportations des Yvelines vers le Canada ont augmenté de 33 % dans l'agroalimentaire et de 26 % dans le secteur des transports et de l'aéronautique. Le Val-de-Marne a fait tout aussi bien avec une croissance de 22 % au total de ses exportations vers le Canada, dont 36 % dans l'agroalimentaire. Pour la Normandie, le CETA, c'est non seulement la protection de ses fromages emblématiques, tels le camembert et le livarot, mais aussi une croissance de 31 % des exportations en matière de machinerie et d'équipements.

Le CETA n'est pas limité au commerce des marchandises ; il touche à toutes les facettes d'une relation économique moderne : il libéralise le commerce des biens et services ; il ouvre de manière réciproque l'accès aux marchés publics ; il réforme de fond en comble le règlement des investissements ; il facilite la mobilité temporaire des professionnels et il ouvre un grand nombre de chantiers de coopération sur des sujets aussi variés que la durabilité des produits forestiers et le commerce électronique. Le CETA fait tout cela et bien d'autres choses, dans le respect des normes françaises, européennes et canadiennes. Pour le dire le plus clairement possible, le CETA n'empêche ni le Canada ni la France d'adopter les normes que parlements et gouvernements jugent nécessaires pour protéger la santé publique, l'environnement, la diversité culturelle et les autres priorités de nos politiques publiques.

Je sais que ce n'est pas ce que vous entendez sur le CETA. La presse nationale, la presse locale, les citoyens qui vous interpellent parlent plutôt d'envahissement des produits canadiens, d'un non-respect des normes européennes, de sacrifice des agriculteurs. J'entends tout cela aussi et, aujourd'hui, je veux y répondre.

Tout d'abord, le mythe de l'envahissement. Je sais que vous me poserez beaucoup de questions au sujet du boeuf canadien et j'y répondrai, mais j'aimerais cependant que vous gardiez en tête un chiffre et une image.

Un chiffre d'abord : 0,01 %, c'est la part de marché du Canada dans la viande bovine consommée en France après deux ans de CETA. Ramené à des proportions humaines, cela veut dire que chaque Français a consommé en moyenne 0,2 gramme de boeuf canadien au cours de la dernière année, ce qui m'amène à l'image : 0,2 gramme, c'est le cinquième d'un doliprane. Les Français consomment en moyenne le cinquième d'un doliprane de boeuf canadien par année. L'année dernière, les Français et les Françaises ont consommé 250 fois plus de doliprane que de boeuf canadien.

Quid de l'avenir ?, me rétorqueront certains. Je leur répondrai en portant à leur attention deux autres chiffres : sur 70 000 élevages bovins au Canada, seules quelques dizaines de fermes sont certifiées pour exporter vers l'Union européenne. Même s'il est probable que ce nombre augmente, il sera aussi freiné par le coût très significatif pour obtenir cette certification et par la compétition de la demande canadienne grandissante pour les produits bio.

Autre chiffre important : si, l'an passé, la viande de 70 vaches canadiennes a été exportée en France, c'est la viande de 450 vaches françaises qui a été exportée vers le Canada. Au-delà du boeuf, d'ailleurs, la balance commerciale agricole de la France avec le Canada est très largement excédentaire, de 400 millions d'euros en 2019, notamment grâce au secteur laitier. Avec 6 200 tonnes de fromages français exportés vers le Canada, ce sont des centaines de fermes laitières et de bergeries dans toute la France qui en profitent. Cela équivaut à 55 millions d'euros.

Je suis consciente que la situation économique de vos agriculteurs est difficile, mais le CETA ne contribue pas à cette situation. Au contraire, sans le CETA, ils souffriraient sans doute encore plus.

Je voudrais conclure sur le sujet de l'agriculture par une demande personnelle en tant qu'ambassadrice du Canada. Au cours de la dernière année, et particulièrement lors du débat sur le CETA, l'été dernier, j'ai entendu des propos franchement choquants sur le Canada et son agriculture, comme si nos fermiers produisaient sans norme une nourriture dangereuse et de piètre qualité. Je qualifierai cette attitude de « Canadabashing », pour reprendre une expression que j'ai entendue en France.

Je sais qu'avec certains d'entre vous nous ne pourrons pas nous entendre, mais je vous demanderai de considérer que les agriculteurs canadiens, tout autant que les agriculteurs français, méritent notre respect. Nos agriculteurs font face aux mêmes pressions que les vôtres, c'est-à-dire des normes toujours plus strictes et des exigences des consommateurs toujours plus élevées. Je ne crois pas qu'il soit utile de dénigrer les uns pour valoriser les autres.

Je voudrais évoquer un autre sujet : l'environnement. Pour parler de façon concrète, le CETA n'est pas de nature à conduire la France ni le Canada à réduire ses normes environnementales. En fait, le CETA demande à l'Europe et au Canada une amélioration continue de leurs normes environnementales et le respect de leurs engagements internationaux. Mon pays s'est engagé fermement dans la transition vers une économie bas carbone. Nous avons pris des engagements ambitieux de réduction des gaz à effet de serre d'ici à 2030 et nous nous sommes engagés à atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050. En avril 2018, le Canada et la France ont signé un partenariat pour le climat et l'environnement. Nous avons uni nos efforts en vue de promouvoir une mise en oeuvre rapide de l'accord de Paris et d'apporter une réponse coordonnée à l'enjeu que représentent les changements climatiques. On accuse souvent le CETA de ne pas mentionner l'accord de Paris et donc de le violer, mais il y a un problème logique, et je dirais même chronologique, avec cette accusation : le CETA a été négocié avant l'accord de Paris, mais, lors de la signature du CETA, en octobre 2016, mon Premier ministre et l'ensemble des dirigeants de l'Union européenne se sont engagés de nouveau au respect de l'accord de Paris.

Vers la fin des années 1980, le Canada a vécu un débat intense au sujet de l'accord de libre-échange avec les États-Unis, un débat pas si différent de celui sur le CETA en France, mais, aujourd'hui, peu de Canadiens remettent en cause le bien-fondé des accords économiques et commerciaux. Beaucoup s'inquiètent plutôt d'une hyperdépendance au marché américain.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je me présente à vous, bien sûr, avec l'humilité et le respect dus à la représentation nationale d'un pays qui exerce pleinement et librement sa souveraineté. Vous voterez en votre âme et conscience sur le CETA, mais permettez-moi cependant de formuler un souhait : le Canada, ami allié et partenaire stratégique sur la scène internationale, peut légitimement aspirer et espérer qu'à l'heure des débats, les faits l'emportent sur les contrevérités, la raison sur la désinformation, la réalité sur les fantasmes, sanitaires et environnementaux.

Le Sénat, je le sais, est la chambre des collectivités territoriales. Contrairement à ce que j'entends dire parfois, il n'y a pas, d'un côté, les gagnants du CETA, et, de l'autre, les territoires ruraux, qui en seraient les perdants. J'ai fait plus de trente déplacements dans vos communes, vos départements et régions, et j'ai vu des entreprises canadiennes qui investissent en France et créent partout des emplois dans des territoires urbains comme ruraux. J'en veux pour preuve, dans l'Indre, l'équipementier automobile Montupet. J'ai vu des coopérations entre entreprises canadiennes et françaises sur l'environnement, l'innovation, l'intelligence artificielle et la recherche, et j'ai vu partout des coopérations fructueuses qui tirent nos économies et vos territoires vers le haut.

J'ai vu aussi des territoires ruraux toujours émus au souvenir des alliés canadiens tombés pour la France et la liberté dans les Hauts-de-France et en Normandie. Le Sénat, chambre des territoires, revendique aussi une sagesse qui lui permet de trier le bon grain de l'ivraie. Je le souhaite. À l'heure du vote, vous vous demanderez, à l'instar de mon Premier ministre, Justin Trudeau, quand il s'est exprimé en avril 2018 devant vos collègues députés : avec qui, si ce n'est avec le Canada ? Oui, avec qui la France pourrait-elle conclure un accord de commerce progressiste si elle ne le fait pas avec le Canada ? (Applaudissements.)

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