Intervention de Jacques Attali

Commission spéciale sur le PJL croissance et activité — Réunion du 3 février 2015 à 17:5
Audition de M. Jacques Attali président de planet finance

Jacques Attali, président de PlaNet Finance :

C'est avec plaisir que je réponds à votre invitation, tout en précisant que ma présence ici n'engage que moi. Je ne suis pas conseiller du Gouvernement actuel, encore moins des gouvernements précédents. En 2008-2009, Nicolas Sarkozy et François Fillon m'ont sollicité pour présider une commission bipartisane. Allant de la CGT au Medef et réunissant entrepreneurs, intellectuels ou hommes d'action, elle a réussi à créer un consensus unanime autour de quelque 300 mesures en faveur de la croissance française. Certes, le contexte a changé. Pour autant, ce n'est pas parce qu'on n'a pas supprimé le service des pigeons-voyageurs en 1934, qu'il a été ensuite trop tard pour le faire. Autrement dit, n'avoir pas pris une mesure à temps ne rend pas obsolète le fait de la prendre avec retard.

Je regarde notre société avec la passion d'un citoyen français. Je la regarde aussi avec le recul du voyageur qui mesure les difficultés de son pays à l'aune de celles des autres. La situation de l'économie mondiale est pire qu'en 2008. Au lieu de réformer, en France comme dans le reste du monde, on s'est contenté d'injecter une dose supplémentaire de dopant sous forme de dette publique, de sorte que cette variable d'ajustement est moins disponible. L'effondrement de l'inflation a aggravé la récession, car les gens consomment moins. Le tsunami technologique, qui est en marche depuis quinze ou vingt ans, s'accélère. Il sera un jour porteur de progrès extraordinaires pour l'humanité, qu'il s'agisse de santé, d'environnement ou de qualité de vie ; pour l'instant, il entretient désordre et incertitude économique, en détruisant des emplois.

Le monde ressemble à un pays où règnent le chaos et la criminalité, faute d'État de droit. Les ressources n'y sont pas affectées de manière optimale. L'économie souffre d'une très forte insuffisance de la demande. Cette situation systémique de dépression mondiale risque de favoriser ou un repli des États sur leurs frontières nationales, ou le développement de mesures artificielles comme la hausse massive des salaires pour relancer la demande dans une perspective du chacun pour soi. Le monde n'a connu ce genre de crise qu'à deux ou trois reprises depuis le XVIIIe siècle ; l'issue en a toujours été le protectionnisme ou la guerre.

Aux États-Unis, la reprise économique est factice, financée par de nouveaux subprimes pires que les précédents parce que soumis à une régulation encore moins forte. L'économie chinoise est en pleine décrépitude. Le Baltic Dry Index établi sur le transport maritime des matières premières s'est effondré depuis quelques mois à un niveau plus bas qu'avant la crise de 2008, laissant penser que le taux de croissance en Chine est plus proche de 5 % que des 7 % affichés.

En Europe, la croissance est repartie au Portugal et en Espagne, sans retrouver son niveau d'avant la crise. On dit souvent que le Royaume-Uni a dépassé la France ; il n'a fait qu'égaler son niveau antérieur, alors que la croissance française s'est maintenue ; encore ce résultat est-il dû à l'incorporation de l'économie criminelle dans le PIB. La dette publique reste considérable, en Espagne et au Portugal. Idem en Italie. La Grèce a fourni des efforts immenses et mené des réformes considérables. Elle peut se prévaloir d'un excédent primaire de son budget - plût au ciel que nous en fassions autant... La Banque centrale européenne a fait le choix du quantitative easing sans que, faute de bons du trésor européens, cette mesure soit suffisamment mutualisée pour avoir un impact déterminant. Par manque de précédent historique, la portée de cette action reste incertaine.

L'euphorie factice des États-Unis, l'inquiétante situation de l'Asie et ses conséquences sur le prix du pétrole dont la baisse contribue à donner le sentiment d'un redémarrage, tels sont les éléments déterminants en ce début d'année 2015. Dans ce contexte, une croissance française portée à 1,5 % par des effets mécaniques n'est pas à exclure. Même ainsi, nous n'aurons ni création de croissance, ni réduction de la dette publique ni retour de l'investissement : nous ne résoudrons pas nos faiblesses de toujours.

Je le dis au Sénat, un peu comme un lapin invité à un déjeuner de chasseurs, la France souffre de n'avoir pas accepté d'être devenue une nation dont la création de richesses est essentiellement urbaine, les richesses étant ensuite transférées des villes vers zones rurales. Le modèle est respectable ; on en paye le prix en termes de croissance. La France a également choisi d'être un pays terrestre et non maritime, allant ainsi à rebours du modèle des pays à forte croissance. La récente réforme régionale porte les stigmates de ce choix pluriséculaire.

A cela s'ajoutent d'énormes lacunes dans l'équilibre de notre système d'enseignement. Les moyens dont dispose notre enseignement préscolaire et primaire sont inférieurs de 25 % à la moyenne des pays de l'OCDE, alors que nous surdépensons dans l'enseignement secondaire. Faiblesse aussi dans la formation permanente - celle des chômeurs restant l'un des plus grands scandales de l'époque. Le système d'orientation dans le secondaire fonctionne mal, s'appuyant sur l'origine sociale plutôt que sur les compétences. S'il y avait un bloc de réforme majeur, je le situerai au niveau de l'organisation du système d'enseignement et dans celle du système institutionnel. D'ailleurs, au premier rang des mesures que nous préconisions en 2008, il y avait la réforme du statut des assistantes maternelles, le bloc de réformes sur l'école primaire et sur la formation permanente, puis la réforme de l'appareil d'État, et, bien après tout cela, les dispositions qui figurent dans la loi Macron, importantes mais anecdotiques.

J'ai dit dès le début - il s'agissait alors de la loi Montebourg - qu'un tel projet de loi n'était pas de bonne stratégie, car portant sur des sujets mineurs, il risquait en cas d'échec de créer un précédent rédhibitoire pour le succès d'une réforme de plus grande ampleur. Ce n'est pas pour son contenu que la loi Macron doit être votée, mais parce qu'elle pourrait annoncer d'autres lois portant sur des sujets de fond. Elle est un peu comme le démarreur d'une voiture, dont le conducteur appuiera ensuite sur l'accélérateur.

En 1945, en 1958 et en 1981, l'histoire a montré qu'on ne pouvait réformer ce pays que de façon brutale et avec ampleur, suivant un projet longuement préparé. La France ne se réforme pas de façon homéopathique. C'est pourquoi, je crois qu'une vraie réforme ne pourra se faire que dans les deux mois qui suivront une élection présidentielle. Les deux années qui viennent doivent servir à préparer ce projet de réforme plutôt qu'à choisir des candidats, pour que la nouvelle équipe n'ait plus qu'à l'appliquer. Nicolas Sarkozy était arrivé à la tête de l'État avec un programme réduit à son minimum. Il a fait le choix étrange de mettre en place une commission de réforme après son élection. On ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir suivi un programme qui n'était pas le sien initialement. François Hollande a été élu sur un programme qu'il a appliqué dans sa quasi-totalité, mais qui ne contenait pas les réformes que j'ai évoquées. Il lui est difficile de les mettre en oeuvre sans les avoir annoncées.

Dans la loi Macron, il manque l'essentiel, c'est-à-dire une réforme sur l'enseignement primaire, qui lui attribuerait une plus grande part du budget de l'éducation, donnerait plus de pouvoir aux maîtres, faciliterait le dialogue avec les parents, refondrait les programmes scolaires et établirait une gouvernance de l'école. Il manque aussi une réforme de la formation permanente, car la loi que vous avez votée les yeux fermés se fonde sur les partenaires sociaux, lesquels ne représentent pas l'intérêt général, en particulier dans un domaine où les chômeurs, qui sont les principaux intéressés, ne sont pas acteurs du débat. Voilà comment on passe triomphalement de 2 à 3 % l'argent de la formation permanente que l'on consacre aux chômeurs, contre 40 % dans les pays où il n'y a pas de chômage. Réformer la formation permanente et l'allocation chômage, tels sont les choix majeurs que nous devons opérer pour une plus grande justice sociale. Si nous voulons renforcer la flexibilité du travail, il nous faut donner des garanties solides aux chômeurs.

Enfin, il manque dans le texte une réforme de la gouvernance des collectivités territoriales. Je suis de ceux qui considèrent que la réforme régionale n'est pas prioritaire. Ce qui importe, c'est de clarifier les compétences, de faire que des métropoles remplacent des départements. Il faut également simplifier les processus de décision et les établir à un niveau supérieur, en particulier pour les permis de construire essentiels pour le développement du logement.

Dans son détail, la loi Macron est utile. Elle déverrouille certains secteurs. Elle aménage les conditions d'acceptation d'une meilleure fluidité tout en protégeant la justice sociale. Cependant, mise en chantier il y a un an, elle sera votée à l'été et il faudra encore huit mois avant que ses décrets d'application soient publiés. On commencera à la mettre en oeuvre fin 2016. Nous en serons à penser à la réformer après la prochaine élection présidentielle. Voilà pourquoi je n'y attache qu'une importance relative.

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