Intervention de Philippe Jurgensen

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 10 avril 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Philippe Jurgensen président du conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme

Philippe Jurgensen, président du conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme :

Monsieur le rapporteur, le terrorisme est bien évidemment un sujet très important, mais il ne représente qu'un aspect mineur de nos activités. Il faut bien garder à l'esprit que le financement du terrorisme met en jeu des sommes très faibles, qui sont donc très peu visibles. C'est pourquoi, en la matière, une action plus proprement policière est sans doute plus efficace que les contrôles que nous sommes à même de mener. Le financement du terrorisme implique très souvent une multiplication de petites sommes, sans aucun transfert d'argent, avec des systèmes de compensation à distance entre des individus (« hawala ») : il est donc malheureusement très difficile de repérer ces flux.

J'en conviens tout à fait, il s'agit d'un problème essentiel, il faudrait essayer d'étouffer à la source le financement du terrorisme, mais nous ne sommes pas très armés pour cela, et rares sont les affaires de cette nature qui sont soumises à TRACFIN : il y en a tout de même quelques centaines par an mais, je le répète, ce n'est pas l'aspect essentiel de notre activité.

Par ailleurs, l'état actuel de la coordination est-il satisfaisant ? À mon sens, la coordination est utile, même si, me semble-t-il, elle pourrait être renforcée. J'ai d'ores et déjà évoqué ce constat : nous ne réunissons pas toujours autour de la table tous les acteurs véritablement concernés. C'est vrai pour les avocats mais également vrai pour d'autres professions. Peut-être une révision, limitée d'ailleurs, de la composition du COLB pourrait-elle permettre de réunir plus directement les professions elles-mêmes autour de la table. Parfois, le choix de faire siéger l'autorité de contrôle plutôt que la profession nous prive des véritables interlocuteurs.

De surcroît, à mes yeux, la séparation de la lutte contre le blanchiment et de la lutte contre les paradis fiscaux est tout à fait artificielle : de fait, le blanchiment passe très souvent par les paradis fiscaux ! On pourrait donc imaginer un rapprochement bien plus étroit, voire une fusion entre ces deux tâches. Pour le moment, les deux missions sont donc totalement séparées. Bien sûr, nous avons des contacts avec François d'Aubert, mais ils sont simplement amicaux et absolument pas institutionnels.

Autre élément que j'ai déjà mentionné, le COLB n'a aucun moyen : il est donc difficile de lui demander de faire beaucoup avec rien ! Par chance, j'assume d'autres fonctions que celle de président du COLB : je travaille à l'Inspection générale des finances ; je dispose donc, outre l'appui des services du Trésor (mais ils ont de multiples autres tâches), d'un bout de secrétariat là-bas, que je partage avec d'autres inspecteurs, et je me sers de mon téléphone au bureau de l'Inspection. C'est peu, mais je suis bien conscient que les temps ne sont pas à la mise à disposition de moyens...

S'ajoute une question de fond assez compliquée : en vertu des textes antérieurs, le Conseil d'orientation pouvait précisément fixer des orientations à l'action de TRACFIN : cette possibilité a été supprimée. Personnellement je suis plutôt favorable à ce qu'elle soit rétablie.

Il est vrai que, comme le signale la Cour des comptes, l'ancien pouvoir d'orientation a été peu employé, car TRACFIN souhaite rester largement autonome dans son action. Il s'agit là d'une véritable question : faut-il essayer d'orienter, d'encadrer ses contrôles ? Quoi qu'il en soit, pour l'heure, ce n'est pas du tout le cas.

Concernant les liens entre les pays en voie de développement et l'évasion fiscale, on peut dire que la corruption est largement répandue dans un certain nombre d'États en développement, même si, comme chacun sait, elle existe dans tous les pays, y compris le nôtre.

J'ai dirigé pendant six ans ce qui s'appelle aujourd'hui l'Agence française de développement, l'AFD, et nous avons été constamment accusés de financer des éléphants blancs ou encore d'alimenter les dépenses des ministres et présidents locaux. Ce n'est pas ainsi que cela se passe ! Le plus souvent, c'est beaucoup plus direct : ceux qui ont le pouvoir puisent directement dans la caisse, sous des formes variées. A l'extrême limite, il est arrivé que des livraisons de billets de banque soient pour partie détournées avant d'arriver à la Banque centrale. Bien évidemment, ce procédé est un peu grossier. Ailleurs il a pu exister des comptes d'affectation spéciale dont les fonds servaient à l'enrichissement de certains responsables politiques locaux.

Le plus souvent, ces fraudes passent par les matières premières, et notamment par les caisses de stabilisation destinées à ces dernières. Voilà pourquoi on a souvent supprimé celles-ci. À mon sens, de telles décisions sont très fâcheuses car on a besoin de stabiliser le cours des matières premières, bien évidemment pas pour remplir les poches des gens en place, mais pour les paysans qui tentent de produire du cacao, du coton, de l'huile, etc. Je suis donc favorable aux caisses de stabilisation, à condition de prendre des précautions précises pour empêcher les détournements.

D'autres exemples peuvent être cités : tout le monde connaît les diamants de tel pays, le cobalt de tel autre. Ce constat vaut pour bien d'autres matières premières. C'est essentiellement par là que passe la corruption, et évidemment pas par les aides que nous versons et qui sont extrêmement contrôlées ! Il faut savoir que, lorsque l'Agence française de développement finance un projet, elle règle directement les entreprises, les fonds ne passent même pas par les mains des autorités locales qui seraient susceptibles de les détourner. Certes, on peut toujours soupçonner les entreprises de verser des rétrocommissions aux ministres, mais enfin les fonds sont versés dans le cadre d'appels d'offres que l'AFD contrôle et surveille de très près.

De même qu'un voleur de voitures dérobe le véhicule qui est le moins bien surveillé, de même la corruption emprunte les circuits les moins protégés : les fraudeurs ne vont pas chercher les complications ! C'est également vrai pour les acteurs du blanchiment, qui emploient les techniques les plus faciles possible.

J'en viens aux assurances, dont j'ai effectivement présidé pendant six ans l'autorité de contrôle. Durant ces années, nous avons beaucoup progressé en matière de lutte contre le blanchiment. C'est vrai, au départ les assureurs se sentaient peu concernés, car les fraudes empruntent plus naturellement le circuit bancaire. Toutefois, au fil des ans, nous leur avons démontré qu'il était tout à fait possible de blanchir des capitaux par le biais des assurances, par exemple en se faisant indemniser un sinistre imaginaire, ce qui permet de donner une origine légale aux fonds que l'on se fait verser !

Ainsi, nous avons tout d'abord créé une cellule de lutte contre le blanchiment, qui n'existait pas il y a encore quelques années ; nous l'avons ensuite étoffée, nous avons organisé des réunions d'explication, publié des guides de contrôle, introduit l'obligation d'inscrire la lutte contre le blanchiment dans toutes les opérations menées par le corps de contrôle des assurances, etc. Aujourd'hui, l'Autorité de contrôle des assurances (ACAM) et la Commission Bancaire ont fusionné pour constituer l'ACP : elles sont désormais réunies au sein d'un même organisme, et on peut affirmer que le standard de contrôle et le niveau d'implication sont identiques, ou du moins analogues, dans les assurances et dans les banques.

Le problème des réassureurs aux Bermudes est véritable. De fait, la réassurance est un secteur compliqué, extrêmement technique, où un certain nombre d'opérations sont délocalisées dans des lieux exotiques. Cette situation a parfois posé des problèmes, notamment dans un ou deux cas où des sociétés ont subi des difficultés du fait de la crise et où, en face de nous, s'est trouvé non pas le régulateur américain ou français mais le régulateur des Bermudes ou d'un autre micro-Etat, qui bien évidemment n'existe pas réellement et qui a instantanément disparu, laissant le bébé au véritable pays ! C'est effectivement un problème.

Quant à vous communiquer le rapport non expurgé, la décision ne m'appartient pas.

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