Intervention de Philippe Jurgensen

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 10 avril 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Philippe Jurgensen président du conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme

Philippe Jurgensen, président du conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme :

Monsieur le sénateur, vous posez là une question très difficile. Je commencerai par le dernier point que vous avez évoqué, à savoir les conventions conclues par l'Allemagne et la Grande-Bretagne avec la Suisse. On peut véritablement, me semble-t-il, beaucoup hésiter en la matière.

Nous ne sommes pas dans une situation financière facile, et on peut se dire, comme les Allemands - je laisse de côté le cas anglais - : « Nous souhaiterions bien retrouver les fraudeurs et les taxer mais, après tout, si on nous propose de les taxer à notre place et de nous verser des sommes considérables chaque année, c'est toujours bon à prendre ! » Voilà un premier raisonnement que les Allemands ont suivi même s'ils sont revenus à la charge pour obtenir un montant plus élevé.

L'autre raisonnement, celui que suit la France jusqu'à présent, revient à considérer qu'en acceptant un tel compromis, on légitime en réalité la fraude fiscale. De fait, pourquoi refuser de déclarer les noms des contribuables, si ce n'est pour maintenir les fraudeurs à l'abri ? Ainsi, ce serait un peu vendre son droit d'aînesse pour un plat de lentilles. Le problème c'est que, dans notre situation budgétaire, le plat de lentilles est plutôt appétissant, si je puis m'exprimer aussi familièrement !

Ainsi, je suis personnellement très partagé : il y a, d'une part, la morale fiscale internationale et, de l'autre, le moyen de se sortir du problème, plutôt mal que bien certes, mais avec une imposition concrète.

Il est vrai que, comme le souligne le ministère des finances, de semblables conventions ont l'air de rapporter beaucoup au début, mais, étant donné que l'on continue à protéger les fraudeurs en maintenant le secret, leur rendement diminuera assez rapidement. De fait, on peut soupçonner que les Suisses ne feront pas tout leur possible pour détecter tous les contribuables qui devraient être imposés et verser les 29 % à 41 % prévus par l'accord.

Je le répète, je reste très partagé sur ce sujet et je comprends que l'on hésite.

Je reviens à votre premier point : comment faire de l'entrisme nous-mêmes ? Bien sûr, j'ai évoqué l'entrisme britannique, très efficace au sein des institutions européennes, mais nous ne sommes tout de même pas si mauvais que cela, il ne faut pas exagérer !

À mon sens, le reproche principal que l'on peut adresser à la politique française, c'est le suivant : certes, nous nous battons beaucoup et bien pour les grands postes, les présidences d'organismes - nous avons d'ailleurs connu des succès extraordinaires en la matière : à certaines périodes, presque tous les grands postes internationaux étaient trustés par des Français ! - nous ne nous débrouillons donc pas si mal que cela, et, en Europe, nous avons toujours occupé une place importante au plus haut niveau. Mais, ce qui manque cruellement, c'est la présence aux échelons inférieurs.

Or, comme l'Union européenne recourt de plus en plus à la promotion interne, elle ne peine à recruter des directions et des directeurs généraux français, puisque l'on compte relativement peu de Français parmi les chefs d'unités et même parmi les hommes de base. C'est à ce niveau qu'il faut entrer. Pour cela, il faut aménager les carrières de ces personnels, leur accorder des avantages, comme les Britanniques le font très bien et comme nous ne savons pas du tout le faire. Il faut que les carrières soient organisées pour qu'il soit normal et favorable de passer un certain temps à Bruxelles. Ensuite, ou bien on est promu pour devenir l'un des directeurs importants, ou bien on réintègre son administration d'origine et on mène une autre carrière. Ce système-là, plus à la base qu'au sommet, est mal organisé, et les Britanniques sont certainement plus efficaces que nous en la matière.

Reste un autre sujet qu'il me faut évoquer, celui de la langue. Vous savez à quel point le français a reculé à Bruxelles ; en voici l'aspect le plus symbolique : jusqu'à il y a quelques années, les conférences de presse de Bruxelles avaient lieu en français. Depuis, on est passé à l'anglais. Aujourd'hui, 80 % des textes publiés sont rédigés en anglais : les textes rédigés en français sont devenus très minoritaires, les documents rédigés en allemand encore davantage.

Voilà des batailles successives que les gouvernements de tous bords ont perdues et qu'il était probablement difficile de gagner : mais cette évolution accroît l'influence des Britanniques, et il ne faut pas croire que les Anglo-saxons sont toujours honnêtes en la matière. Combien de fois m'est-il arrivé, au cours de réunions internationales qui, naturellement, ont lieu en anglais, d'entendre les Anglais ou les Américains dire : « Attendez, je vais vous indiquer ce que signifie ce texte, puisque c'est ma langue maternelle ». C'est absolument scandaleux du point de vue de l'équilibre des négociations internationales !

La langue est un atout énorme. Elle aide à forger les modes de pensée, relisez Orwell. Malheureusement, nous avons perdu l'influence prédominante du français, au profit d'une influence prédominante de l'anglais. Voilà pour l'entrisme.

Pour ce qui concerne la législation fiscale, il me semble qu'il est possible de l'améliorer en France, même si elle ne progresse pas suffisamment en Europe et dans le monde : il faut agir sur tous les plans à la fois, à l'échelon mondial à travers le G20, le GAFI, etc., à l'échelon européen et à l'échelon français.

Si par exemple on examine les divergences avec certaines professions quant au blanchiment et la fraude fiscale, je souligne que nos interlocuteurs peuvent parfois utiliser des ambigüités apparentes des textes : c'est ainsi qu'un article du code monétaire et financier évoque « les sommes qui proviennent de la fraude fiscale ». Pour les professions, cette phrase signifie que la fraude fiscale diffère du blanchiment. Alors que le Trésor et TRACFIN considèrent que l'opération sous-jacente doit être dénoncée au même titre que le mouvement de capitaux qu'elle recouvre. Il est très probablement possible d'améliorer le texte et de le clarifier en en modifiant la rédaction, puisqu'elle prête à interprétation sur les mots. Pour cela, nous n'avons pas besoin d'un blanc-seing européen ou mondial ; voilà une mesure que nous pouvons tout à fait adopter au niveau franco-français.

Des possibilités d'amélioration existent donc ; comme je l'ai déjà souligné, ces mesures ne résoudront pas tout, mais elles peuvent tout de même améliorer la situation, utilisons-les !

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