Intervention de Ivan Renar

Réunion du 9 avril 2009 à 9h30
Diffusion et protection de la création sur internet — Adoption des conclusions d'une commission mixte paritaire

Photo de Ivan RenarIvan Renar :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, fort de l’exception culturelle et de son système de soutien juridique, fiscal, social, industriel, notre pays est riche d’une production musicale et cinématographique d’une qualité et d’une diversité reconnues et souvent enviées à l’étranger.

Il est évidemment essentiel de préserver cette vitalité culturelle et artistique unique au monde, symbole de résistance à l’uniformisation et à la standardisation. La culture est la clef de voûte du développement humain. Sa défense est un impératif éthique et humaniste. Je suis persuadé que la révolution numérique, loin d’être l’ennemi des artistes, offre potentiellement de nouvelles opportunités de développement de la création et de la démocratisation culturelle. La dématérialisation favorise l’accès aux œuvres de l’esprit et rend possible cette utopie de leur partage désintéressé et sans limite.

Cela dit, le financement de la création et la rémunération équitable des artistes et interprètes n’en restent pas moins des enjeux déterminants. Les mutations en cours ne sont-elles pas une belle occasion de remettre les artistes au cœur des dispositifs de soutien, d’autant que la plupart d’entre eux vivent dans une très grande précarité ? Est-il légitime, par exemple, que l’auteur ne perçoive qu’une part très infime, de 2 centimes à 7 centimes, par téléchargement sur les sites légaux ?

Alors que la crise actuelle du capitalisme remet en cause le profit pour le profit comme la financiarisation du monde, alors que les jeunes générations ont de moins en moins le réflexe de l’appropriation, mais davantage celui de l’usage, alors que la plupart de nos concitoyens reconnaissent toute l’importance de donner aux artistes les moyens de vivre de leur travail, le moment n’est-il pas venu d’inventer un nouveau modèle économique du droit d’auteur adapté à l’univers numérique et propice à la création ?

Malheureusement, ce défi est évacué du projet de loi, dont l’intitulé est pourtant de favoriser la diffusion et la protection de la création sur internet.

Hormis la révision de la chronologie des médias pour la sortie des films en DVD, il ne s’attache aucunement à impulser de nouvelles mesures visant à améliorer les offres légales sur le Web. Malgré un débat riche au Sénat et à l’Assemblée nationale, comme dans la société civile, et de nombreuses propositions innovantes au service des auteurs et de la création, le texte reste essentiellement marqué par une vision par trop répressive, à l’efficacité aléatoire. Et, surtout, il ne répond pas à cette question cruciale : comment améliorer la rétribution des créateurs, tout en s’appuyant sur la circulation sans précédent des œuvres de l’esprit qui est nécessaire au développement de la société de la connaissance ?

Comme la loi DADVSI, la loi dite HADOPI sera-t-elle un coup d’épée dans l’eau ?

Les fameux verrous numériques instaurés par la loi DADVSI sont peu à peu abandonnés, et les sanctions pénales de cette première loi répressive sont tellement disproportionnées qu’elles n’ont pu être appliquées.

La loi dite HADOPI risque de connaître le même sort, car elle ne sera pas en capacité d’inverser l’irrépressible courant des réseaux numériques qui ont durablement bouleversé les usages, les économies et les rapports aux œuvres et productions culturelles et artistiques.

Fondé sur les mauvaises analyses des majors, qui souhaitent arrêter le progrès au nom du profit, ce projet de loi se présente comme un désastre annoncé. N’est-il pas paradoxal de miser sur l’extension du haut débit comme facteur de croissance et, parallèlement, de suspendre l’accès à internet qui s’affirme comme un nouveau service universel ?

Coût exorbitant, non-conformité au droit européen sur les libertés fondamentales, nombreux problèmes techniques non résolus, dérive d’une surveillance généralisée incompatible avec notre modèle démocratique... Il est vraiment difficile d’adhérer à un projet de loi dont l’impact économique sur la filière culturelle sera marginal !

De plus, comment ne pas s’opposer à un texte qui bafoue les principes même de la justice la plus élémentaire ? L’absence de cadre judiciaire, de procédure contradictoire dès les premières étapes de la riposte graduée, le non-respect de la présomption d’innocence et les multiples ruptures d’égalité devant la loi sont autant d’atteinte aux droits. Et, comme si cela ne suffisait pas, ce texte porte également atteinte aux libertés individuelles, car la suspension de l’abonnement au Net revient à une véritable mise en quarantaine compte tenu de la prégnance de l’électronique aujourd’hui dans tous les actes de la vie.

De plus, on sait par avance que l’identification des contrevenants sera complexe et fastidieuse et que de nombreux internautes pourront être sanctionnés à tort. La riposte graduée est une véritable machine à produire des injustices et du contentieux. C’est d’autant plus grave que les droits de la défense sont amoindris.

Dans la vie réelle, la loi dite HADOPI ne s’attaquera, de fait, qu’aux plus novices, ceux qui ne savent pas masquer leur adresse IP. Les véritables délinquants seront épargnés, car ils connaissent les moyens technologiques d’échapper à la surveillance.

Le plus curieux, c’est que les internautes seront sanctionnés non pas pour téléchargement illégal, mais pour défaut de sécurisation de leur connexion à internet ! La plupart d’entre eux l’ignorent encore. Il y a là un réel manque d’information et de pédagogie.

De plus, les dispositifs de sécurisation sont complexes et loin d’être infaillibles. Ce sont les internautes qui maîtrisent le moins l’outil informatique qui seront pénalisés. Est-ce bien juste ?

De surcroît, rien ne garantit que la riposte graduée conduise nos concitoyens à acheter plus de disques ou de musique en ligne.

Qu’ont fait les industriels, ces dernières années, pour améliorer leur offre légale en ligne ? Excepté l’abandon progressif des Digital Rights Management, les DRM, qu’ils avaient pourtant réclamés à cor et à cri, ils n’ont guère répondu aux attentes du public.

Nos concitoyens se plaignent à juste titre de l’insuffisance des offres légales en ligne. Les catalogues sont limités, les inédits ou les documents épuisés sont introuvables et, surtout, les prix sont trop élevés.

Si les majors ont un chiffre d’affaires en berne, elles en sont les premières responsables, car elles n’ont pris aucune mesure pour adapter l’offre à la demande, ce qui est pourtant le b. a.-ba de la réussite commerciale. Certes, une offre payante, si modique soit-elle, restera toujours plus chère qu’une offre gratuite. Mais il n’est pas juste d’affirmer que les difficultés des industries culturelles sont dues à la seule gratuité du Net.

Comme le dit le manager de l’un des plus grands groupes mondiaux : « La musique gratuite a une vraie valeur économique ». La valeur de la gratuité est loin d’être égale à zéro, car elle permet de fidéliser le public, de vendre des places de concert, des bonus, etc. Je remarque d’ailleurs que le film le plus téléchargé, Bienvenue chez les Ch’tis, est aussi celui qui a battu tous les records d’entrée dans les salles ! On ne peut ignorer que les internautes sont souvent les plus gros acheteurs et qu’ils ne souhaitent pas léser les artistes qu’ils apprécient.

Même le Président de la République considère que l’entrée payante des musées, par exemple, constituait un frein à la fréquentation des jeunes, dont le budget est particulièrement contraint. Il a voulu et instauré la gratuité pour les moins de vingt-cinq ans, et il en attend un gain : que les jeunes continuent à fréquenter les musées tout au long de leur vie.

La problématique est la même pour l’instauration d’un abonnement gratuit à un journal de leur choix pour tous les jeunes âgés de dix-huit ans. Le but est d’encourager la lecture et donc l’achat de la presse écrite.

À cet égard, je dois reconnaître que la création d’un statut d’éditeur en ligne est une évolution indispensable face aux défis du multimédia et aux attentes des lecteurs. Pour autant, il faudra répondre aux inquiétudes des auteurs photographes et des journalistes sur les conséquences de cette nouvelle législation.

Les industries culturelles s’obstinent à camper sur le modèle, pourtant obsolète, de la vente à la copie. Il est néanmoins possible de développer une offre légale attractive, avec des produits à forte valeur ajoutée que le public aurait à nouveau envie de payer. Cela consisterait à offrir de vrais services sur internet, par exemple un son de bonne qualité, les paroles des chansons, des exclusivités, l’exhaustivité des catalogues et des prix enfin abordables, les coûts de reproduction et de distribution étant devenus dérisoires avec la numérisation.

Aujourd’hui, la tendance est au développement des offres d’écoute à la demande – pour ne pas reprendre l’anglicisme : « streaming » – gratuites comme à la radio et financées par la publicité, cela en toute légalité, puisque ces services ont signé avec des maisons de disques des accords sur le partage des revenus publicitaires avec les ayants droit. Ces nouveaux sites qui permettent la consultation en ligne de musiques ou d’images sans copie de fichier, plébiscités par un public de plus en plus large, constituent des solutions de remplacement au téléchargement illégal.

Le passage d’une logique de stockage à une logique de flux s’affirme, y compris pour la vidéo à la demande. Ce phénomène se développe avec la généralisation de l’internet mobile à haut débit. Les usages évoluent très vite. Le streaming est en vogue actuellement. Mais quelles seront les pratiques de demain et d’après-demain ?

Avec ce texte de loi, au lieu d’anticiper, on persiste contre tout bon sens à prendre toujours plus de retard. C’est particulièrement préjudiciable à la création et aux artistes. De plus, on passe complètement à côté de la vraie question de fond, à savoir l’adaptation du droit d’auteur et des droits voisins à l’ère numérique. Cela est d’autant plus regrettable que, après s’être emparées des « tuyaux », les grandes entreprises s’accaparent maintenant les contenus tout en dépossédant de plus en plus les artistes de leurs droits. Elles n’ont de cesse de transformer l’immatériel en actifs financiers rentables.

Si le respect de la propriété intellectuelle est primordial, il est possible d’y parvenir sans opposer les artistes à leur public. N’oublions pas que le droit d’auteur a été initialement créé pour protéger l’artiste du marchand et éviter que « l’esprit des affaires ne s’impose aux affaires de l’esprit », selon la belle formule de mon ami Jack Ralite.

Dans le contexte numérique, l’auteur n’a pas changé, mais, aujourd’hui, le marchand est celui qui fait commerce de contenus électroniques, comme les opérateurs de télécommunications et les fournisseurs d’accès à internet. Or tous les amendements visant à ce que ceux-ci contribuent enfin à la création artistique dont ils tirent d’énormes bénéfices ont été rejetés ! On a préféré les taxer pour compenser la suppression de la publicité sur la télévision publique.

Madame la ministre, vous affirmez vouloir défendre les auteurs ; alors pourquoi rejeter toute proposition visant à apporter une rémunération nouvelle aux créateurs et des financements précieux pour la production des œuvres ?

Même la plateforme publique de téléchargement visant à promouvoir les œuvres absentes de l’offre commerciale, dont, en particulier, la création émergente, n’a jamais connu un semblant de début de mise en œuvre, alors que son principe avait été adopté dans le cadre de la loi DADVSI. Il est vraiment dommage de refuser de concevoir de nouveaux financements de la création alors même que la musique est partout et qu’elle n’a jamais été aussi écoutée. C’est un atout pour les auteurs et non une menace.

La plupart de nos concitoyens, loin de vouloir attenter à la création, manifestent en permanence leur intérêt et leur besoin d’imaginaire, d’émotion et de réflexion. Malgré la crise financière, sociale et économique qui les frappe durement, les salles de spectacles et de cinéma, les musées ou les festivals ne désemplissent pas, car l’art apporte d’indispensables repères et redonne du sens à ce monde qui marche sur la tête. On constate un véritable attachement à la culture, et aux principes d’émancipation, d’ouverture et de liberté qui lui sont attachés.

C’est pourquoi on ne peut que déplorer que la culture, la connaissance et la recherche, comme les libertés, n’aient jamais été, dans les discours, autant disqualifiées et maltraitées par le Gouvernement. Ce texte de loi participe de cette logique puisqu’il oppose les artistes au public, alors que leurs intérêts respectifs sont convergents. Le public a besoin des artistes et réciproquement.

La dématérialisation numérique rend possible de concilier durablement le droit d’auteur et le droit à la culture pour tous. Or le présent projet de loi renonce à ce nouveau saut de civilisation que le progrès technologique et l’innovation permettent aujourd’hui.

Toutefois, et malgré nos nombreuses réserves, nous prenons acte du fait que ce texte est soutenu par de nombreux artistes et plusieurs organisations représentatives du monde de la culture. Parce qu’ils respectent cette position, les membres du groupe CRC-SPG confirment leur abstention, une abstention toujours combative, avec l’espoir que les artistes s’associent au public et construisent ensemble un système de licence inédit, audacieux, adapté au numérique et plus juste pour tous les ayants droit.

Compte tenu du scepticisme quasi général et de l’échec annoncé de la loi HADOPI, il est indispensable, pour que vive la création, de penser à de nouveaux financements. Et il y a urgence car, comme le prédisait Antonio Gramsci, « l’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, [et c’est] dans ce clair-obscur [que] surgissent les monstres ».

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