Avant d'élargir le sujet, pour répondre directement à l'une de vos questions, je pense que nos cours d'instruction civique sont mal faits et mériteraient d'être revus. Je considère en effet que le seul moyen de passionner les élèves consiste à passer par les grandes oeuvres cinématographiques et littéraires. Il y a pour moi deux écueils : l'enseignement moral et les cours de droits constitutionnels pour enfants.
Je vois encore mon instituteur, Maurice Quettier - devenu par la suite sénateur communiste - écrire au tableau noir : « qui vole un oeuf vole un boeuf ». Chaque matin, il inscrivait ainsi une courte phrase qu'il commentait et que nous écoutions, si je puis dire, religieusement ; les choses ont changé depuis lors, cela ne fonctionnerait plus aujourd'hui.
Ce que j'appelle les cours de droit constitutionnel pour enfant, pratiqués de nos jours, ennuient considérablement les élèves. Les grandes oeuvres cinématographiques et littéraires, telles que La Liste de Schindler, Amistad, le remarquable film de Spielberg sur l'esclavage, ou Le choix de Sophie, pourraient être utilement mobilisées pour susciter l'intérêt des élèves.
Le Livret républicain que j'ai réalisé avec mes amis - Pierre Nora, Mona Ozouf, Tzvetan Todorov, Pierre-André Taguieff et tant d'autres - n'avait pas pour entrées des thèmes comme « le droit des animaux » - encore que je ne sois pas hostile aux droits des animaux - mais « antiracisme », « antisémitisme », « citoyenneté », « civilité et incivilité », « civisme », « communautarisme », « crimes contre l'humanité », « distinction public-privé », « droit à la différence », « droits de l'homme », « école de la République », « impôts », etc. Le Guide républicain, qui entendait « rappeler les valeurs de la laïcité et de la vie commune », était un outil pédagogique « pour lutter contre le racisme, l'antisémitisme et les dérives communautaristes ». Nous nous trouvions dans le coeur de cible. J'avais également sollicité des intellectuels afin qu'ils dressent une liste d'oeuvres littéraires et cinématographiques, et c'est ainsi qu'avaient été notamment remises à l'honneur les lettres bouleversantes de Guy Môquet.
Si je prends l'excellent documentaire sur l'engagement de la Mosquée de Paris dans la Résistance, je peux vous assurer qu'il parlait davantage aux élèves qu'un cours abstrait de morale.
J'en suis convaincu, les programmes d'instruction civique doivent être recentrés sur des thèmes fondamentaux - ceux que je viens d'évoquer et quelques autres - et passer par de grandes oeuvres littéraires et cinématographiques qui touchent à la fois l'intelligence et le coeur.
Je partage les propos de Victor Hugo sur la différence entre éducation et instruction : à juste titre, il explique que l'éducation morale relève de la famille, l'instruction publique relevant quant à elle des professeurs.
Pourquoi les leçons de morale ne touchent-elles plus les jeunes aujourd'hui ? Je reviens à Mai 68 : les engagements des jeunes gens étaient alors politiques. Mes camarades étaient maoïstes, trotskystes ou communistes, voire gaullistes, comme moi - même si ceux-ci étaient plus rares. Nous affirmions que « tout était politique », nous nous querellions et débattions sur des questions politiques. Aujourd'hui, les engagements sont sociétaux - humanitaire, écologie, inclusion des personnes en situation de handicap, animaux - et rarement politiques. Quelles en sont les raisons ? Elles doivent être identifiées avant de proposer des réformes de l'instruction publique.
En premier lieu, le rapport entre la société civile et l'État s'est inversé. Jusqu'aux accords d'Évian, en 1962, l'État « taxait » - permettez-moi ce terme - les jeunes gens en invoquant la raison d'État : les jeunes hommes étaient envoyés sur le front, en Algérie ou ailleurs. Je tiens à rappeler que la Seconde Guerre mondiale a provoqué la mort de 60 millions de personnes ! Rappelons-nous que 27 000 morts ont été dénombrés en une seule journée de combats en 1917 ! Notre histoire est marquée par deux guerres mondiales et par la guerre d'Algérie, guerres pour lesquelles l'État « taxait » la société civile. Aujourd'hui, l'inverse se produit : l'État est au service de la société civile. On demande à nos enfants de s'épanouir, de réussir leur vie, de trouver un emploi. Cette inversion des rôles est un renversement historique absolument fondamental, une révolution dans les rapports public et privé. Ce phénomène considérable s'est produit sur les quarante dernières années.
L'effondrement des grandes causes transcendantes constitue le deuxième événement majeur. Je veux parler de la religion de salut terrestre - le communisme - et de la religion de salut céleste, le catholicisme. Le communisme est passé de 30 % de l'électorat dans les années 1950 et 1960 dans certaines élections à 3 % aujourd'hui. L'effondrement de la religion catholique est encore plus sensible : la France comptait 90 à 95 % de baptisés en 1950 contre 30 % aujourd'hui et dénombrait 45 000 prêtres contre 6 000 aujourd'hui. Don Camillo et Peppone partageaient globalement les mêmes valeurs, certains communistes baptisant également leurs enfants. Seulement 45 % des Français se déclarent aujourd'hui chrétiens, pour l'essentiel catholiques, et ils ne croient plus en grand-chose. C'est l'effondrement des grandes causes transcendant l'individu qui modifie totalement le rapport au civisme et, par conséquent, à l'engagement dit citoyen.
Le troisième point porte sur les raisons ayant conduit à cet effondrement. Les valeurs et les autorités traditionnelles ont été déconstruites comme jamais dans l'histoire de l'humanité. L'histoire de l'art en témoigne : la figuration en peinture, la tonalité en musique, les règles traditionnelles du roman avec le Nouveau roman, du théâtre avec Ionesco, de la danse avec Maurice Béjart et Pina Bausch, ont été déconstruites. Concomitamment, le monde paysan, qui incarnait les valeurs traditionnelles, est passé de six millions d'agriculteurs dans mon enfance à 300 000 exploitations agricoles aujourd'hui. Dans les années 1950, la première ligne des enquêtes d'opinion était attribuée aux agriculteurs ; elle a aujourd'hui disparu.
Cette déconstruction des valeurs transcendantes, des grandes causes qui dépassaient l'individu, s'est faite au profit du souci de soi, du bien-être et de toutes les inanités qui y sont liées comme le développement personnel ou la psychologie positive. Le bonheur ne dépend plus du monde extérieur, l'homme le trouve par lui-même et en lui-même. Le narcissisme est revalorisé : dans une revue, Narcisse a ainsi été présenté comme un mythe positif, ce qui est totalement faux ! Narcisse est le contraire de Socrate, beau au dehors, laid en dedans.
Par ailleurs, je rappelle que la grippe de Hong-Kong, qui a provoqué, à la fin des années 1960, la mort de 35 000 Français - un chiffre considérable pour une population qui comptait alors 50 millions de personnes - n'a motivé la mise en place d'aucune mesure telle que la fermeture de classes ou un confinement de la population - que je ne remets pas en cause. La santé, le bien-être, le souci de soi sont devenus exponentiellement importants au fur et à mesure que les grandes causes s'effondraient.
Les militants de Mai 68 ne sont pas responsables de cet effondrement. Je reprends à mon compte les travaux de Schumpeter : cette évolution procède de l'histoire moderne du capitalisme. Le XXe siècle est un siècle d'innovations permanentes et de ruptures, notamment dans l'art, comme je l'ai précédemment relevé. Aujourd'hui, ce sont les grands capitalistes qui apprécient l'art contemporain ou la musique atonale. L'artiste contemporain est de gauche, mais l'acheteur est de droite. Schumpeter a été le premier à parler d'art capitaliste pour parler de Picasso ou Braque.
Si j'ai défendu le mariage gay dans Le Figaro - ce qui m'a valu de nombreux courriers d'insultes - pour autant je comprends parfaitement que des personnes catholiques et juives traditionnalistes s'y opposent. Il s'agit en effet d'une innovation radicale et d'une rupture avec la conception traditionnelle de la famille.
Ce contexte explique l'évolution de l'engagement, devenu sociétal et non plus politique. La politique n'intéresse pas ou très peu les jeunes sauf au Rassemblement National, devenu premier parti jeune et ouvrier de France. Certes, l'écologie les mobilise également mais elle n'atteint que 5 % des intentions de vote contre 18 % pour le RN qui s'engage sur des thèmes sociétaux comme la religion, l'immigration ou le racisme. Ces thèmes d'engagement sont à la limite du politique mais ne supposent pas une vision grandiose comme l'étaient le marxisme et le libéralisme dans les années 1960.