Intervention de Luc Ferry

Mission d'information Culture citoyenne — Réunion du 23 février 2022 : 1ère réunion
Audition de M. Luc Ferry philosophe et ancien ministre de la jeunesse de l'éducation nationale et de la recherche

Luc Ferry, philosophe et ancien ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche :

Les partis politiques traditionnels ont peiné à se renouveler. La gauche a renoncé à toutes ses idées ; elle incarnait la sécularisation de l'universalisme chrétien et de l'universalisme des Lumières, qui dépassaient les classes sociales et les frontières. Le catholicisme qui, je le rappelle, signifie « vers le tout » en grec, avait une prétention à l'universel par rapport aux autres religions, plus locales. Pour citer Tocqueville, la laïcité a été la sécularisation de la religion chrétienne : l'égalité des créatures devant Dieu devenant l'égalité des citoyens devant la loi. La gauche, c'était cet héritage : la gauche de Chevènement était universaliste, républicaine et laïque ; aujourd'hui, elle s'avère largement wokiste, ce qui explique son effondrement et son émiettement. A droite, la grande tradition libérale - Tocqueville Constant, Guizot - est aujourd'hui difficilement perceptible. Les partis politiques traditionnels portent donc leur part de responsabilités dans cet échec.

Les cours de morale et les cours de droit constitutionnel destinés aux enfants ne répondent pas aux enjeux actuels. Victor Hugo écrivit en 1872 un texte sur la différence entre l'éducation et l'instruction qui pourrait alimenter directement votre réflexion : « Quant à moi, je vois clairement deux faits distincts, l'éducation et l'instruction. L'éducation, c'est la famille qui la donne ; l'instruction, c'est l'État qui la doit. L'enfant veut être élevé par la famille et instruit par la patrie. Le père (aujourd'hui, nous dirions les parents) donne à l'enfant sa foi ou sa philosophie ; l'État donne à l'enfant l'enseignement positif.

De là, cette évidence que l'éducation peut être religieuse et que l'instruction doit être laïque. Le domaine de l'éducation, c'est la conscience ; le domaine de l'instruction, c'est la science. Plus tard, dans l'homme fait, ces deux lumières se complètent l'une par l'autre. »

Pour ma part, je ne suis pas favorable à l'éducation morale ; je regrette qu'elle échoie aux professeurs, ces derniers devant pallier les déficiences des parents. Des cours de bonheur et de méditation seraient par ailleurs une catastrophe absolue ! En aucun cas, je n'aurais accepté que des enseignants se chargent de l'éducation spirituelle et morale de mes filles, car ce rôle m'incombe !

Qu'est-ce que l'éducation ? Elle conjugue trois éléments, juif, grec et chrétien. Chrétien, l'éducation étant avant tout l'amour, la philosophie de l'amour. Nous pourrions également dire qu'elle est un héritage juif - le lévitique 19, « aime ton prochain comme toi8même » ou la parabole du Samaritain, même si celle-ci s'adresse aux Saducéens et aux Pharisiens - étant typiquement juifs - cependant, dans la philosophie chrétienne, Agapè - l'amour - occupe une place hors norme. L'amour est la première chose à transmettre à ses enfants. Un enfant aimé par ses parents sera mieux armé pour affronter les accidents de la vie, selon les propos de Boris Cyrulnik, psychiatre. L'élément juif, la loi, incarnée par Moïse, constitue le deuxième élément, le troisième étant les savoirs littéraires et scientifiques, inventés par les Grecs.

L'éducation morale relève des familles et l'instruction des professeurs. L'instruction publique, ce sont les professeurs, l'école et l'élève ; l'éducation morale, ce sont la famille, les parents et les enfants. Naturellement, une partie se recoupe et je force, à dessein, le trait. Les professeurs doivent également apprendre aux enfants à s'écouter les uns les autres, à ne pas être violents entre eux, à argumenter plutôt qu'à crier. Il s'agit en l'occurrence d'une partie de l'éducation morale. Ce faisant, ils pallient les carences des familles.

Lorsque l'éducation n'a pas précédé l'instruction, l'enseignement s'avère très complexe. A mon sens, il s'agit d'ailleurs du facteur principal expliquant la crise actuelle des vocations. Le métier d'enseignant est peu reconnu, mal rémunéré et extraordinairement difficile en certains lieux.

Je réitère mes propos selon lesquels le recours aux grandes oeuvres constitue le meilleur moyen d'associer éducation et instruction.

Je vous remercie pour votre écoute.

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