J'ai d'ores et déjà répondu à la première question : l'enseignement moral devient d'autant plus nécessaire qu'il n'est plus pris en charge par les familles. Nous nous accordons sur ce point.
Je tente de trouver un lien entre instruction et éducation en sollicitant les grandes oeuvres qui sont à la fois éducatives et instructives. Néanmoins, j'estime que cela relève davantage des parents que des professeurs. Ayant été enseignant pendant trente ans - en lycée, à l'École normale et à l'université -, je peux en témoigner.
Les repères fixes n'ont pas disparu mais sont aujourd'hui différents. J'ai précédemment évoqué la déconstruction des valeurs et des autorités traditionnelles ainsi que l'effondrement des deux grandes religions. Cet effondrement a-t-il conduit à une forme de vacance ? Je répondrai par la négative. La famille traditionnelle ne se portait pas mieux que la famille d'aujourd'hui ; elle allait même beaucoup plus mal selon moi. Le mariage d'amour en Europe a bouleversé le cours des choses. On est passé du mariage arrangé au mariage d'amour. Les travaux de Philippe Ariès - notamment son ouvrage L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime - sont à ce titre très éclairants. Au Moyen-Âge, le mariage reposait sur le droit d'aînesse ; le premier né suscitait l'intérêt des parents pour la transmission du patrimoine, le deuxième enfant étant perçu comme l'éventuel remplaçant en cas de décès prématuré ; quant aux enfants suivants, ils venaient pallier l'absence de salariat et offraient une main d'oeuvre utile. John Boswell, qui a consacré un livre à l'abandon des enfants, nous rappelle que 30 % des enfants étaient abandonnés jusqu'au début du XIXe siècle. Le conte Le Petit Poucet repose sur une part de réalisme !
Le capitalisme a inventé le mariage d'amour ; les jeunes filles qui gagnaient la ville pour trouver du travail s'émancipaient de la tutelle du village et des familles. Cette distance et le salaire qu'elles percevaient leur assuraient une forme de liberté. Le mariage d'amour va entraîner l'apparition de nouvelles valeurs, liées aux sympathies - sun pathos - qui conduisent notamment à la naissance de l'humanitaire moderne avec Henri Dunant - dont je recommande la lecture du remarquable ouvrage Un souvenir de Solferino. Cette universalité de l'amour traduit la permanence des enseignements du christianisme et de la philosophie chrétienne. Ces nouvelles valeurs ne sont pas des valeurs républicaines traditionnelles. L'amour est aujourd'hui tellement intense qu'il dévore les deux autres dimensions de l'éducation que sont les savoirs et la loi. Nous aimons tellement nos enfants que nous sommes incapables de les envoyer au lit de bonne heure ou de leur apprendre la grammaire ! Paradoxalement, les valeurs chrétiennes gagnent du terrain alors que le christianisme s'effondre. Nos enfants ont des valeurs, par exemple l'écologie, différentes à la fois des valeurs des années 1960 - maoïsme, trotskysme et communisme - et des valeurs de républicains tels que Jean-Pierre Chevènement et Henri Guaino.