Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, vous m'avez fait parvenir cette invitation pour que je m'exprime sur les médias et leur organisation capitalistique ; je vous en remercie. Ce sujet est assez marginal pour le groupe que je dirige, mais j'espère que mes propos pourront vous éclairer suffisamment. Je ne consacre que peu de temps à cette activité. Néanmoins, depuis le début des années 1990, lorsque j'ai pris la direction du groupe LVMH, j'ai pu approcher la réalité économique des différentes entités et leur fonctionnement, ainsi que leurs difficultés lorsque la conjoncture est délicate ou que leur position concurrentielle est moins pertinente. J'ai pu tirer de ces constatations quelques idées quant au rôle de l'actionnaire ; je suis heureux de vous les présenter brièvement avec mon oeil d'entrepreneur, avant de répondre à vos questions.
Tout d'abord, quels sont les contours du groupe de presse propriété de LVMH ? Nous détenons essentiellement quatre titres de presse écrite, Les Échos, Le Parisien, Investir, Connaissance des arts, mais aussi des médias audiovisuels autour de la musique classique, dont Radio Classique, Mezzo et medici.tv. S'y ajoutent quelques grands salons comme VivaTech, qui donne à la « tech » française un rayonnement mondial. Cela représente au total plus de 1 600 salariés, 644 cartes de presse, pour un chiffre d'affaires aux alentours de 400 millions d'euros et des pertes malheureusement substantielles.
Cet ensemble s'est constitué lentement, sans plan concerté. Les titres concernés ont été le plus souvent proposés au groupe par leurs propriétaires qui souhaitaient s'en défaire, soit parce qu'ils avaient échoué à trouver des repreneurs aussi passionnés qu'eux, soit parce qu'ils ne pouvaient plus faire face au besoin régulier de liquidités.
LVMH a ainsi acquis Radio Classique en 1999, alors que Pierre Faurre, président de la Société d'applications générales d'électricité et de mécanique (Sagem) - un ingénieur passionné de musique classique - cherchait un repreneur. Le groupe a acquis Connaissances des arts en 2000 lorsque la famille qui le détenait a souhaité s'en séparer ; Les Échos en 2007 quand le groupe anglais Pearson voulait le vendre et qu'il était alors possible de faire revenir en France le premier journal économique français. Il a acheté Le Parisien en 2016 lorsque la famille Amaury a estimé ne plus pouvoir en assumer la lourde charge, et plus récemment, Challenges, dont Claude Perdriel, ingénieur qui a fait de la presse une des passions de sa vie et s'est montré très soucieux de trouver des soutiens solides pour son oeuvre, a souhaité que LVMH reprenne la part minoritaire du groupe Renault.
Pourquoi le groupe LVMH a-t-il acquis tous ces titres ? Parce qu'ils sont des fleurons, dont le nom résonne dans la culture collective depuis plus de cinquante ou cent ans. Ce sont des références plurielles, diverses, respectées, indissociables des domaines de vie qu'ils couvrent. La vie économique et sa compréhension ne seraient pas les mêmes sans Les Échos. La vie quotidienne locale et nationale ne serait pas la même aujourd'hui en France sans Le Parisien. La culture des marchés financiers et l'attractivité des entreprises ne seraient pas aussi diffusées dans notre pays sans Investir. Et la couverture des événements artistiques ou musicaux ne serait pas aussi riche sans Connaissance des arts ou Radio Classique.
Ces titres sont, dans des domaines différents, irremplaçables. C'est la raison pour laquelle LVMH a accepté de temps à autre de conforter tel ou tel ; s'il est une référence incontournable, il nous paraissait nécessaire, dans l'intérêt général, d'oeuvrer à sa pérennité. Ces médias auraient-ils survécu s'ils n'avaient pas reçu l'investissement d'un actionnaire comme LVMH ? Vous me permettrez d'en douter : compte tenu du nombre de ceux qui ont disparu depuis vingt ans et de l'ampleur des révolutions technologiques actuelles, leur avenir - en dépit de leur qualité - était pour le moins incertain. On assiste en effet depuis une dizaine d'années à un bouleversement mondial et majeur dans ce domaine. Le regard quotidien sur les écrans sociaux planétaires, à travers le smartphone ou les plateformes comme Netflix, remplace la lecture des journaux et la télévision, en particulier chez les jeunes. De plus, la publicité dépensée dans les médias traditionnels est en forte régression au profit de ces nouveaux médias. La pérennité des titres traditionnels est donc loin d'être assurée à terme. Elle le serait encore moins si ces médias n'avaient pas d'actionnaires puissants capables de les aider pour faire face à ce défi structurel fondamental qui nécessite des investissements considérables.
Permettre à des fleurons français de briller, c'est ce qui anime depuis toujours LVMH. Comme vous avez eu l'amabilité de citer quelques noms parmi les 70 maisons du groupe, je n'allongerai pas la liste.
Depuis la création du groupe LVMH, mon équipe a concentré toute son ascension à la construction du premier groupe de luxe mondial autour de ces maisons artisanales prestigieuses, pour l'essentiel françaises. Nous employons aujourd'hui 175 000 personnes dont le monde, dont un peu plus de 40 000 en France. Le groupe anime plus de 100 sites de production, des manufactures artisanales en France. Il est le premier contributeur à l'impôt sur les sociétés (IS) dans notre pays, bien que son chiffre d'affaires soit, à plus de 90 %, réalisé hors de France.
LVMH a également une place importante dans le mécénat, notamment avec la Fondation Louis-Vuitton. Tout cela a été possible en s'appuyant sur quatre valeurs qui animent notre groupe : la créativité et l'innovation ; la recherche permanente de la plus haute qualité ; l'esprit entrepreneurial, indispensable au succès économique et à la motivation personnelle ; enfin, l'engagement sociétal, social, environnemental, qui donne un sens à notre action.
Notre relation aux médias s'inscrit dans cette démarche : investir dans les talents, dans l'innovation, insuffler de la créativité dans leur héritage patrimonial et un esprit de responsabilité dans leur gestion. Même si l'activité médias ne constitue qu'une toute petite partie de la réalité économique du groupe, nos valeurs s'appliquent également à elle. C'est sans doute pour cette raison que, tout au long des dernières décennies, nous avons été sollicités à plusieurs reprises. Nous représentons un ensemble de valeurs qui correspondent à ce qu'attendent les vendeurs, les cadres et les journalistes concernés.
Pour conclure, le rôle de LVMH en tant qu'actionnaire du groupe de presse Les Échos Le Parisien consiste essentiellement à accompagner l'adaptation de cette entité face à la concurrence de plus en plus forte des médias numériques planétaires, qui prennent chaque jour plus d'importance pour les lecteurs, les auditeurs, les annonceurs, au détriment des médias plus traditionnels que sont la presse écrite, la radio ou la télévision. Pour ce faire, il s'agit d'aider le groupe Les Échos Le Parisien à investir fortement dans les outils d'avenir - le web, le mobile, les nouveaux formats - afin de ne pas se laisser éclipser trop vite par les médias numériques mondiaux, qui sont toujours plus puissants et plus suivis par nos concitoyens. Pour parvenir à être la plus efficace possible sur le plan opérationnel, LVMH a donné à la direction de son pôle Médias, dirigé par Pierre Louette, une totale autonomie, la même qui caractérise la méthode de gestion décentralisée de notre groupe et s'applique à chacune de ses maisons.