Intervention de Laurie Marrauld

Mission d'information Sécurité sociale écologique — Réunion du 15 mars 2022 à 16h00
Audition de Mme Laurie Marrauld enseignante-chercheuse à l'école des hautes études en santé publique sur le rapport publié par the shift project intitulé « décarboner la santé pour soigner durablement »

Laurie Marrauld, enseignante-chercheuse à l'École des hautes études en santé publique :

Je suis venue vous présenter les résultats d'un premier rapport sur la décarbonation de la santé en France. The Shift Project est une association reconnue d'utilité générale qui travaille à la décarbonation de l'économie. Elle est soutenue par The Shifters, un ensemble de 15 000 bénévoles.

Nous avons lancé le Plan de transformation de l'économie française (PTEF), un projet visant à explorer les possibilités de décarbonation dans une quinzaine de secteurs de l'économie de notre pays. Il propose un outil de planification et permet des rebouclages, ou des compensations, entre les différents secteurs concernés.

Le secteur de la santé est doublement exposé au changement climatique : on connaît les effets de celui-ci sur la santé des individus, mais le fonctionnement de ces activités emporte également des conséquences sur le climat et sur l'environnement. Il est économiquement très important, rassemblant 2,5 millions d'actifs, et porte un enjeu de résilience très puissant, assorti d'une nécessité de continuité de service sans égale. Ses agents ont enfin un très fort devoir d'exemplarité, au point que ce domaine apparaît comme un levier permettant de sensibiliser la population aux enjeux de santé environnementale et à l'environnement en général. Ainsi, parmi les dix articles scientifiques concernant le climat les plus relayés en 2021, le premier concernait les conséquences du changement climatique sur la santé.

Nous connaissons les expositions du secteur : les maladies à transmission vectorielle - évoquées par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) -, l'augmentation des événements extrêmes et ses conséquences sur l'agriculture ainsi que sur les migrations et les déstabilisations politiques, l'accroissement des maladies chroniques ainsi que des problèmes de santé mentale associés. Santé publique France a classé et étudié ces effets, lesquels vont s'accroître et mener à une augmentation de la pression sur les services de santé. La réponse logique à ces problèmes est un accroissement des prises en charge, soit une consommation accrue de ressources, qui emporterait également des conséquences, notamment en termes de libération de carbone, que nous cherchons à calculer. Notre périmètre d'étude est l'ensemble du parcours de santé du patient, en incluant les intrants externes, issus, par exemple, de l'industrie pharmaceutique ou des transports. Nous avons, en revanche, exclu de l'étude ce qui relève de l'assurance maladie et des instances de régulations, qui est pris en compte dans un autre rapport, concernant l'administration publique.

S'agissant de la méthodologie, certaines de nos données proviennent du terrain, nous en sommes donc sûrs, d'autres sont top down et correspondent à des équivalences calculées à partir des chiffres d'affaires. Ces dernières données sont plus floues et nous ne sommes pas assurés de leur fiabilité.

Nos résultats indiquent que le secteur émet 45 millions de tonnes d'équivalent CO2 et son empreinte devrait atteindre entre 6 et 8 % du total national. Plus de 80 % des émissions sont indirectes et l'achat de médicaments et de dispositifs médicaux compte pour 30 % à 50 %. Par rapport à nos premières estimations, une part plus importante des émissions reste entre les mains des acteurs, c'est plutôt une bonne nouvelle. Nous nous étions appuyés sur la base nationale établie par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), mais celle-ci contient des erreurs. Une partie de nos résultats est donc incertaine, mais les médicaments et les dispositifs représentent bien la majorité des impacts, avant les déplacements et la consommation directe ; suivent les immobilisations, l'alimentation et enfin certains postes, très visibles, mais minoritaires, comme le retraitement des déchets.

Face à ce diagnostic, nous avons proposé une feuille de route de décarbonation contenant trente mesures et certains prérequis. Aujourd'hui, les établissements de plus de 250 salariés dans le public - 500 dans le privé - doivent réaliser leur bilan de gaz à effet de serre, mais peu d'entre eux le font et ces bilans ne prennent en compte que les deux premiers scopes d'émissions, soit entre 15 % et 20 % de l'ensemble des émissions.

Ensuite, nous avons besoin de visibilité sur les analyses de cycle de vie des médicaments et des dispositifs médicaux, qui restent opaques.

Les besoins de formation de tous les acteurs, soignants ou non soignants, aux enjeux environnementaux auxquels ils vont devoir faire face, en termes d'atténuation de l'empreinte, mais aussi d'adaptation, sont importants. Nous sommes en effet embarqués dans un scénario à plus 2 degrés, emportant des modifications environnementales qui se ressentiront dans la gestion sanitaire.

Nous avons préconisé des mesures transversales, comme un système d'écoscore ou la prise en compte du carbone dans les projets de recherche.

Enfin, nous défendons, après le diagnostic, des évolutions spécifiques poste par poste, appuyées sur des évolutions quantitatives comme qualitatives permettant de calculer le carbone évité. Nous avons projeté les émissions à 2050 si rien ne change au rythme de l'augmentation de la population. Nous avons ainsi mesuré l'impact des transports, important, car l'on bouge beaucoup dans le monde sanitaire et l'on transporte beaucoup de patients.

Le poste « énergie » reprend les recommandations nationales.

S'agissant du bâti, la tâche est particulièrement complexe : certains bâtiments sont anciens, parfois classés, d'autres, qui sont plus récents, ont été tellement optimisés qu'il est difficile de trouver de la place pour ajouter de l'isolant. Ces questions techniques requièrent donc encore de la réflexion.

En matière d'alimentation, nous préconisons un approvisionnement moins carné, plus local et de saison, mais ce n'est pas toujours facile, car c'est trop cher, même quand c'est déjà prévu par la loi.

Ensuite, nous proposons l'interdiction de certains gaz anesthésiants, avec le soutien de la société française d'anesthésistes-réanimateurs et la mise en place de dispositifs médicaux réutilisables.

Sur les achats spécifiques au secteur, nous avons fait une projection en proposant des méthodes pour en diminuer l'impact. On pourrait ainsi conditionner la délivrance de l'autorisation de mise sur le marché ou du marquage CE à la publication du contenu carbone ; mettre en place une politique d'achat durable et responsable, en diminuant, par exemple, le recours aux dispositifs médicaux quand c'est possible, en pratiquant le juste recours aux soins et aux médicaments ; enfin, relocaliser une partie de la production. Après discussion avec des acteurs, nous savons qu'il existe des pistes en la matière.

Est-il pour autant suffisant de décarboner l'existant ? Non : en mettant en place toutes ces mesures, il manque 30 % de diminution d'émissions, qu'il faut chercher ailleurs. Nous devons donc aller vers un modèle de santé plus soutenable, résilient et sobre, susceptible de garantir la santé des populations en maîtrisant le besoin en service de santé. Ce modèle doit être plus préventif, appuyé sur des politiques transsectorielles favorables à la santé et à l'environnement. Nous disposons aujourd'hui d'exemples de cobénéfices très forts entre santé et climat, nous sommes donc capables de développer ce type de politiques.

Une double dynamique est nécessaire pour cela. Tout d'abord, une transformation des pratiques sur le terrain s'impose, mais les acteurs motivés sont parfois un peu isolés et les modèles de financement peuvent avoir un effet bloquant. Nous souhaitons donc la mise en place d'incitations plus fortes ainsi que d'une tarification plus axée sur ces questions et moins sur les actes.

Ensuite, le système actuel est polluant, dépendant en matière d'énergie avec des possibilités de pénurie, il emporte des risques pour la santé et est sans doute trop focalisé sur le curatif. À notre sens, le développement durable n'est pas assez réglementé en raison d'une implication insuffisante des gouvernements et des lobbies, les formations et les actions de sensibilisation dont il est l'objet sont insuffisantes, probablement en raison d'un manque de données. En outre, le système de réglementation n'est pas assez efficace et les contrôles à ce sujet sont insuffisants. Il manque, pour tout cela, une gouvernance ministérielle identifiée de cette question de la décarbonation de la santé.

Nous souhaitons maîtriser les besoins en énergie grâce à un système décarboné et résilient offrant plus d'autonomie et une meilleure capacité d'adaptation aux évolutions environnementales, moins de pollution, un système préventif plus fort appuyé sur une éthique du développement durable. Cela nécessite plus de réglementations et une forte sensibilisation des acteurs assortie d'une formation initiale et continue. Enfin, le système réglementaire devra être plus effectif grâce à une gouvernance mieux identifiée et capable de poser les jalons de cette politique.

Pour conclure, initié à partir d'une déclaration de l'Organisation mondiale de la santé de 2017 concernant les stratégies de décarbonation et de résilience du système de santé, déclinée par la Banque mondiale à destination des pays en voie de développement, un engagement sur ce sujet a été pris à la COP 26 de Glasgow en novembre 2021 par une cinquantaine de pays, dont les États-Unis et la Grande-Bretagne, mais la France ne l'a pas signé.

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