Intervention de Xavier Harel

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 6 mars 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Xavier Harel auteur de « la grande évasion le vrai scandale des paradis fiscaux »

Xavier Harel :

Je suis un ancien journaliste de La Tribune, où j'ai travaillé pendant une quinzaine d'années avant de partir il y a un an. Je suis désormais documentariste, et je réalise actuellement un documentaire pour Arte sur la question de l'évasion fiscale qui cherche à répondre à la question : « Pourquoi le CAC40 ne paye pas d'impôts ? » Je suis très heureux que cette commission d'enquête existe, car je me suis longtemps senti très seul dans l'étude de ce sujet qui, bien que technique, touche directement nos recettes fiscales et affecte nos sociétés dans des proportions importantes. Comme vous avez pu le voir, le livre a été préfacé par Madame Eva Joly. A l'époque, il s'agissait d'une des rares personnalités à s'intéresser à ce sujet de longue date. Elle est depuis devenue députée européenne et candidate à l'élection présidentielle. Toutefois, je tiens à préciser que je ne suis pas membre d'Europe-Ecologie.

Les possibilités d'optimisation fiscale ont atteint un niveau sans précédent. Toutefois, la collecte de données dans le cadre de mes recherches a été très difficile. Alors qu'au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis un certain nombre d'institutions fournissent des informations relatives à cette problématique, très peu d'informations sont disponibles en France. Au bout de deux ans d'efforts, j'ai découvert presque par hasard le rapport du CPO de 2009, qui est passé presque inaperçu, et qui consacre un passage au taux d'imposition effectif des entreprises en fonction de leur taille. Le rapport montrait que les entreprises du CAC40 avaient un taux d'imposition implicite de 8 %, alors que les entreprises de moins de dix salariés avaient un taux d'imposition de 30 %. Plus une entreprise était grosse, moins elle payait d'impôts en proportion de ses bénéfices.

A l'époque, La Tribune a consacré une manchette à cette découverte, qui a eu un certain retentissement. Par la suite, des travaux engagés notamment par l'Assemblée Nationale ou la Direction du Trésor ont conforté les conclusions du CPO et ont amené cette question dans le débat public. Des travaux intéressants ont également été menés dans le cadre du rapport Carrez. Ce rapport indique qu'au cours des années 2007, 2008 et 2009, le CAC40 a versé un total cumulé de 13,5 milliards d'euros d'impôt sur les sociétés, et 10 milliards d'euros seulement si l'on tient compte des crédits d'impôts reçus, soit 3,5 milliards d'euros par an. Au cours de la même période, ces quarante entreprises ont distribué 112 milliards d'euros de dividendes, soit 37 milliards d'euros par an. Cette situation révèle un problème de contribution au bon fonctionnement de l'Etat : les dividendes ont continué d'être versés, alors que l'on aurait pu penser que ces entreprises n'étaient plus bénéficiaires.

Cette situation n'est pas propre à la France. Le National Audit Office, qui peut être décrit comme la Cour des comptes britannique, a montré qu'un tiers des 700 premières entreprises britanniques n'avaient pas payé d'impôt sur les sociétés au cours des années 2005 et 2006 - qui étaient des années de très forte croissance -, et que deux tiers des entreprises ont payé moins de 10 millions de livres sterling d'impôt sur les sociétés. Aux Etats-Unis, le Governement Accountability Office a révélé que deux tiers des entreprises américains n'avaient pas payé d'impôt sur les sociétés au cours des années 1998 à 2005, qui ont été de très belles années de croissance pour l'économie américaine ; ce résultat comprend un grand nombre de petites entreprises, mais également un quart des entreprises réalisant plus de 50 millions de dollars de chiffre d'affaires.

En France, les causes de cette situation ont été identifiées par le CPO. S'agissant des niches fiscales, qui font l'objet d'un débat récurrent, le CPO indiquait que « la France a privilégié une stratégie de mitage de son assiette sur l'impôt sur les sociétés. » Ce système n'a que des désavantages : le taux d'imposition facial des bénéfices est extrêmement élevé, tandis que le taux d'imposition effectif est très faible et frappe essentiellement les PME. Parmi les niches fiscales, le CPO cite le crédit d'impôt-recherche, les régimes d'intégration fiscale, le bénéfice mondial consolidé ou la déductibilité des intérêts, qui permet de réduit de 14 points le taux d'imposition effectif des grandes entreprises.

Le CPO pointe également du doigt les paradis fiscaux et l'utilisation qui en est faite par les grandes entreprises dans le cadre de la manipulation des prix de transfert. En effet, la moitié du commerce mondial correspond à des échanges au sein de mêmes groupes, dont la facturation interne est difficile à contrôler, et pour lesquels les possibilités de manipulation sont nombreuses. Le mécanisme consiste toujours à faire apparaître les bénéfices dans des territoires à la fiscalité faible, et à faire apparaître des coûts dans les pays où la fiscalité est la plus élevée. Ainsi, la plupart des entreprises de négoce de matières premières sont domiciliées en Suisse, qui ne respecte pas la convention de l'OCDE sur les prix de transfert, et où la fiscalité est extrêmement faible. Le principe, extrêmement simple, a été mis à jour à de nombreuses reprises. On peut imaginer l'exemple d'une entreprise d'exploitation basée en Suisse et possédant en République Démocratique du Congo (RDC) une filiale coupant du bois destiné aux marchés européens : la filiale facture le bois au siège à prix coûtant, ce qui signifie que l'entreprise ne réalise aucun bénéfice en RDC ; le siège - ou la filiale chargée de la commercialisation - revend ce bois au prix du marché, et les bénéfices apparaissent en Suisse, où ils sont peu fiscalisés. Par conséquent, l'exploitation des ressources naturelles de la RDC se fait sans aucun bénéfice pour les recettes de l'Etat.

Pour les multinationales, les possibilités de manipulation des prix de transfert pour faire apparaître les bénéfices où elles le souhaitent sont donc gigantesques. Le CPO range cette question parmi les principaux enjeux, et écrit à ce sujet : « La gestion des prix de transfert constitue l'élément déterminant des politiques d'optimisation fiscale actuelles pour les groupes de sociétés. » Les différents contrôles fiscaux effectués abondent dans ce sens, puisque les prix de transfert ont entraîné 2 milliards d'euros de redressements en 2008 - le secret fiscal étant très bien respecté en France, on ignore de quelles sociétés il s'agit. Que les prix de transferts constituent les principaux redressements s'explique par le fait que les entreprises françaises ont énormément de filiales dans les paradis fiscaux : Alternatives économiques a épluché il y a quelques années les rapports annuels de toutes les entreprises du CAC40, et a découvert que ces entreprises disposaient de 1 500 filiales dans les paradis fiscaux. BNP Paribas en compte 189, France Telecom en compte 69, Danone en compte 47, Carrefour en compte 32, etc.

L'autre méthode permettant de réduire significativement l'impôt sur les sociétés dans les pays à forte fiscalité consiste à loger la propriété intellectuelle dans les paradis fiscaux. Bloomberg a récemment mené une longue enquête sur Google, dont le taux d'imposition sur les bénéfices réalisés à l'étranger est de 2,4 %. Le montage est très complexe, et fait actuellement l'objet d'une enquête du fisc américain. Il démarre en Irlande, où Google a logé l'essentiel de ses brevets et encaisse l'essentiel de ses revenus réalisés en Europe. Ces revenus sortent ensuite par les Pays-Bas dans le cadre du Double Irish, qui permet aux revenus générés par la propriété intellectuelle de transiter au sein de l'Union européenne sans être taxés. Enfin, un accord entre les Pays-Bas et les Bermudes, baptisé le Dutch Sandwich, permet de sortir les revenus réalisés sans qu'ils soient imposés (ou en étant imposés très faiblement). Ainsi, les milliards d'euros de revenus générés par Google en Europe ne sont quasiment pas taxés et finissent aux Bermudes. Aujourd'hui, Google fait partie des grandes entreprises américaines demandant à bénéficier d'une amnistie pour rapatrier leurs capitaux aux Etats-Unis sans être imposées au taux de 35 %.

L'industrie pharmaceutique fait évidemment partie des grands utilisateurs de cette méthode consistant à localiser les brevets dans les paradis fiscaux. Les plus grands redressements concernent d'ailleurs cette industrie : Merck a été redressé à hauteur de 2,3 milliards de dollars en 2007, les royalties versés à une filiale des Bermudes pour deux médicaments ayant été jugés disproportionnés ; GlaxoSmithKline a été redressé à hauteur de 3,4 milliards de dollars pour les mêmes raisons. De façon plus anecdotique, les marges arrières des grands groupes de distribution en Suisse constituent un grand classique, et les grands groupes français se débrouillent aussi bien que les groupes anglo-saxons dans ce domaine.

La délocalisation de sièges sociaux en Suisse, aux Pays-Bas ou dans d'autres pays à faible fiscalité entraîne également des pertes de recettes fiscales qui se chiffrent probablement en milliards d'euros. Ce mécanisme permet à une entreprise de réduire ses impôts de manière à la fois légale et astucieuse, et est à l'oeuvre depuis une quinzaine d'années en Europe. A ce titre, le cas de Colgate-Palmolive, auquel j'ai consacré un chapitre de mon livre, mériterait d'être examiné attentivement. En juillet 2004, lorsque l'entreprise a présenté le projet Optima, visant à délocaliser le siège européen de l'entreprise à Genève, les syndicats ont décidé de faire intervenir des experts (juristes, experts comptables, etc.) pour comprendre ce qui allait se passer. Un état des lieux complet de la situation avant et après cette délocalisation fiscale est donc disponible, ce qui est unique.

La méthode employée par Colgate-Palmolive a consisté à remettre à jour le système des commissionnaires dans lequel le commettant fournit la matière première au commissionnaire qui la travaille en échange d'une petite marge. Dans le cas de Colgate-Palmolive, les usines sont restées en place, les systèmes de distribution et de marketing sont restés en état, mais toutes les entités dépendent désormais directement des décisions qui sont prises à Genève. Le siège social achète les matières premières et les fournit à l'usine (ce qui donne lieu à une facturation en interne), puis lui laisse entre 5 et 10 % de marge pour le travail réalisé. Le résultat est significatif : l'usine de Compiègne a payé 40 millions d'euros d'impôt sur les sociétés en moins la première année, et la perte d'assiette pour la Belgique et l'Allemagne se situait entre 150 et 200 millions d'euros par an. Cela a également eu un impact significatif pour les salariés, qui bénéficiaient d'un intéressement important, et ont perdu le bénéfice de leur 13ème et de leur 14ème mois - les rapports d'expertise permettent de savoir précisément les pertes qu'a entraînées cette délocalisation. Ce cas n'est pas isolé : Gillette, Ralph Lauren, Constellium, Hewlett Packard, Procter & Gamble, UPS, Pronuptia, Oracle... Des centaines d'entreprises ont délocalisé leur siège en Suisse en suivant la même démarche. Ce scandale silencieux dure depuis une dizaine d'années. Les membres du syndicat CFDT « Cosmétiques et détergents », qui ont mis à jour ce système, ont tenté en vain tirer la sonnette d'alarme.

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