Intervention de Mohamed Sifaoui

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 12 décembre 2019 à 9h35
Audition de M. Mohammed Sifaoui journaliste écrivain et réalisateur

Mohamed Sifaoui, journaliste, écrivain et réalisateur :

Madame la Présidente, Madame le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je tiens à vous remercier de l'occasion que vous me donnez d'échanger sur cette thématique très sensible.

Avant d'aborder le fond du sujet, permettez-moi quelques remarques. A bien regarder l'intitulé de votre commission d'enquête « sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre», j'y vois la nécessité de revenir sur l'histoire politique de l'islam ou, si vous préférez, sur l'histoire de l'islamisme. Je préfère ces vocables au contour trop flou du terme « radicalisation ». Celui-ci n'est pas le meilleur pour définir un phénomène qui s'articule autour d'interpétrations, parfois approximatives, d'autres fois orientées, le plus souvent littéralistes du corpus islamique. Dans tous les cas, cette interprétation repose rarement sur une approche scientifique ou une connaissance théologique. Au contraire, elle promeut le sectarisme, le dogmatisme et par prolongement le communautarisme. Comme il faut nommer avec exactitude ce phénomène, permettez-moi de délaisser le mot « radicalisation », et de parler plutôt « d'islamisme, » « islamiste », de « Frères musulmans », de « salafisme » et d' « islam politique ».

Cette question sémantique est fondamentale. Une définition avec précision des sujets que vous allez étudier est, il me semble, un préalable indispensable. En effet, il y a eu ces dernières années beaucoup d'approximations dans le débat public, y compris politique. Dans un souci de clarification, nous devons définir avec justesse les problèmes auxquels nous sommes confrontés et régler définitivement cette même question sémantique qui souvent empoisonne le débat public, et le pervertit en le focalisant sur des querelles byzantines souvent inutiles.

Pourquoi doit-on parler d'islam politique, et non de radicalisation islamiste ? Comme je l'ai déjà indiqué, le terme de radicalisation n'est pas le mieux adapté. Il ne définit pas le sujet qui nous intéresse. En somme, il ne désigne pas, sinon dans l'imaginaire, l'islam politique. Par ailleurs, les sciences politiques nous enseignent que ce terme permettait historiquement de qualifier des groupes humanistes et progressistes, opposés à toute forme de fanatisme et d'obscurantisme. Enfin, il induit une donne fausse, qui laisse penser que toute forme de radicalité serait dangereuse voire violente. Or, ce n'est pas vrai. En utilisant le terme « radicalisation », ses promoteurs n'ont à aucun moment défini la signification qu'ils voulaient lui donner. Permettez-moi donc de vous interroger sur le sujet : que veut étudier votre commission d'enquête lorsqu'elle parle de radicalisation islamique ? Vous ne pouvez pas faire l'économie d'une nécessaire pédagogie. Je suggère à votre commission qu'elle se donne le temps, dans le préambule de son rapport final, de définir clairement le sens du mot « radicalisation ». Parlons-nous des personnes qui choisissent la violence comme mode de contestation ? De ceux qui au nom de l'islam veulent imposer un mode de vie contraire aux valeurs, usages et mode de vie de la République ? Ou de ceux qui donnent l'impression d'avoir une pratique intégriste de leur religion, voire rigoriste ? En ce qui me concerne, il me semble que vos préoccupations, qui sont aussi celles de la société, portent sur l'islam politique. En effet, en face de nous, des groupes, des États font de l'islam un projet politique, avec des lois islamiques inspirées du corpus islamique. Ils construisent un projet de société pour eux-mêmes et pour les autres, y compris en dehors de leurs frontières, dans une logique hégémonique. Ils mettent en pratique le soft power religieux, soit dans le cas présent un moyen d'utiliser des manières dites douces pour gagner de l'influence à travers la persuasion, la corruption ou l'endoctrinement.

En face de nous se dressent des individus devenus des acteurs toxiques qui font de l'islam, de son histoire et de ses symboles un fonds de commerce politique. On ne parle pas d'islam politique pour faire l'amalgame comme le prétendent certains, entre le musulman pieux qui est par ailleurs le plus souvent un citoyen ou un résident étranger paisible, mais pour faire le distinguo entre l'islam - une religion avec ses pratiques, sa culture, sa civilisation, ses adeptes -, et l'islam politique - un projet avec ses prêts-à-penser, ses militants et sa stratégie. D'ailleurs, on utilise le terme « islamisme », car la langue française est suffisamment riche et subtile pour nous enseigner que lorsque l'on ajoute le suffixe « isme » à une racine, c'est le plus souvent pour parler d'idéologisation. Dans le cas d'espèce, on peut parler d'idéologisation de l'islam.

Il faut donc réfléchir à l'évolution de l'islamisme et de l'islam en France. Je vais donc évoquer ces deux aspects. Permettez-moi également de vous préciser d'où je tire mon expertise. J'ai commencé à m'intéresser à la question de l'islam politique en Algérie à la fin des années 1980. Depuis, j'ai suivi son évolution, à la fois d'un point de vue théorique, en exploitant la littérature islamiste, ses textes idéologiques, les travaux de leaders charismatiques, et d'un point de vue pratique, en allant à la rencontre des islamistes et des djihadistes, d'abord en Algérie - à travers les salafistes du FIS (Front islamique du Salut) et des Frères musulmans, ensuite en Tunisie, puis dans des pays comme le Pakistan et l'Afghanistan pour travailler sur l'évolution d'Al Qaida et du mouvement des Talibans. J'ai également travaillé en Syrie et en Irak sur les Européens qui se rendaient, dès le milieu des années 2000 dans la région - et ceci jusqu'à l'émergence de Daesh. Dans l'intervalle, j'ai effectué plusieurs séjours en Égypte, au Maroc, au Yémen, ainsi que dans quelques pays africains, pour y réaliser des reportages de terrain. A partir de la fin des années 1990, à travers des enquêtes réalisées dans de nombreux pays européens - le Royaume-Uni, la Belgique, les pays scandinave, l'Allemagne et l'Espagne -, j'ai eu l'occasion de côtoyer de très près les tenants de l'islam politique. Simultanément, j'ai suivi les évolutions des institutions islamiques officielles, qui sont toutes représentées aujourd'hui au sein du conseil français du culte musulman (CFCM).

Par principe, je tiens à rappeler que le projet islamiste, en tant que projet politique a échoué partout. Il est important de le rappeler à ceux qui considèrent qu'il serait une nouvelle idéologie promettant des lendemains meilleurs. Là où l'islam est devenu un projet de société, on constate une régression terrifiante aussi bien sur le plan scientifique, économique, culturel, éducatif et même spirituel pour les musulmans eux-mêmes. De plus, ces échecs patents sont le plus souvent accompagnés de désolation. L'islam politique est générateur de situations chaotiques, tant il est en déphasage total avec la modernité et les valeurs universelles. En outre, il se pose en totale contradiction avec la démocratie, la laïcité, les droits de l'homme, l'égalité entre les sexes, les droits des autres religions, les droits des minorités sexuelles, les droits de toutes les différences réelles et supposées.

Les courants islamiques se sont révélés en France à partir des années 1980, même s'ils étaient présents dès la fin des années 1950 et 1960. L'islam politique est représenté par trois courants : dans le monde chiite - minoritaire - cet islam est représenté par le clergé duodécima, incarné plus simplement par l'Iran des mollahs. Toutefois, il n'est pas très représenté en France. Dans le monde sunnite, l'islam politique est incarné par le wahhabisme saoudien et la pensée des frères musulmans. Ces deux pensées extrémistes, ultra-idéologisées, très politiques, phagocytent la pensée islamique depuis plusieurs années. Le wahhabisme saoudien a lui-même généré plusieurs courants. Ces associations sont définies à travers le mot-valise « salafisme », non homogène. Enfin, existent les Frères musulmans - cette confrérie née en Egypte en 1929, et qui a fait des émules à travers le monde entier.

Comment ces deux pensées sont-elles arrivées en France ? La pensée des Frères musulmans est arrivée en Europe à la fin des années 1950, à la suite de la première grande répression lancée par le régime nationaliste de Nasser contre les militants et leaders des Frères musulmans. Une deuxième vague est arrivée en Europe dans les années 1960, à l'issue de la deuxième grande répression contre cette confrérie. Je prends les années 1950 comme point de départ, même si des travaux de recherche ont trouvé des traces - non significatives - de pensée frériste en Europe dans les années 1930. En 1983, les associations proches de la pensée des Frères musulmans se sont structurées dans une organisation qui deviendra UOIF (Union des organisations islamiques de France). Elle est dénommée dans un premier temps « Union des organisations islamiques en France », avant de devenir en 1989 « Union des organisations islamiques de France ». Cette nuance est symptomatique.

Pour le wahhabisme saoudien, une association prosélyte est créée dès 1962 pour diffuser cette pensée aux quatre coins du monde - la ligue islamique mondiale. Cette instance a été créée dans un but hégémonique de diffusion de l'islam politique. Ses fondateurs sont des dignitaires islamistes saoudiens pour la plupart, porteurs de la pensée wahhabite et des futurs pères fondateurs de la pensée des Frères musulmans. Je pense au Pakistanais Sayyid Abul Ala Maududi et à Mohammed Amin al-Husseini, grand mufti de Jérusalem et allié du régime nazi pendant la seconde guerre mondiale - il a notamment fondé la brigade WaffenSS musulmane en Bosnie dans les années 1940. Enfin, on trouve également Saïd Ramadan, le gendre du fondateur de la confrérie musulmane, Hassan el-Banna, et père des deux agents islamiques et prosélytes connus, Tariq et Hani Ramadan.

Pendant plusieurs années, cette alliance entre les Frères musulmans et les Saoudiens a permis de diffuser cette pensée dangereuse à travers le monde islamique dans un premier temps. Cela s'est opérée à travers des processus de ré-islamisation - j'insiste sur ce mot. L'action lancée durant les années 1960 a porté ses fruits à partir des années 1980. Cela explique la visibilité des revendications islamistes à partir de cette période. Je vous invite à vous souvenir des changements de comportements au sein de la communauté musulmane de France : apparition de nouveaux codes sémantiques, de nouveaux codes vestimentaires, de nouvelles pratiques et revendications et l'apparition d'une pseudo-religiosité croissante, non perceptible jusque-là. Ce n'est pas par hasard, que cela a commencé en France, il y a trente ans : l'affaire du foulard de Creil en 1989, l'affaire Salman Rushdie quand des associations islamistes ont voulu faire censurer son livre, les versets sataniques. Je pense également à la tentative de censure d'un colloque sur la sexualité dans l'islam, organisé en mars 1989 au centre Beaubourg par les cahiers de l'Orient et auxquels participaient plusieurs auteurs d'origine magrébine. Ce colloque avait fait l'objet de menaces prises très au sérieux par la préfecture de Paris. Quelques ambassadeurs de certains pays arabes, dont l'Arabie saoudite, avaient vivement protesté contre ce colloque.

Ces premiers signaux répondaient à ce qui se passaient dans le monde, depuis la fin des années 1970. Je considère que l'année 1979 a été un tournant majeur qui a accéléré la diffusion de l'islam politique. Aussi, je l'appelle souvent « l'année islamiste ». En voici quelques raisons : la révolution iranienne en janvier et février 1979, le retour de l'ayatollah Romani qui instaure la République islamique d'Iran, une prise d'otage à La Mecque qui s'est soldée par la mort de plusieurs centaines de pèlerins, et le début de la guerre d'Afghanistan en 1979. Ces trois évènements sont particulièrement importants : la révolution iranienne a permis au clergé chiite de prendre le pouvoir et d'instaurer une théocratie. En outre, elle représente une victoire psychologique importante pour les milieux islamistes. Dès lors, tous les courants islamistes ont estimé qu'il devient possible de renverser un despote, même lorsqu'il est soutenu par les puissances occidentales. La révolution iranienne introduit dans les milieux islamistes l'idée que ce projet totalitaire ne devait pas demeurer seulement une utopie, mais pouvait devenir une réalité. Le deuxième point important est la prise d'otages de La Mecque, lieu saint de l'islam et jusque-là sanctuarisé. En effet, La Mecque est un lieu où il est formellement interdit de verser une goutte de sang et de livrer combat depuis quatorze siècles. Ce jour-là, un message très fort a été envoyé aux Musulmans mais aussi au reste du monde : plus aucun lieu, plus aucune ville, plus aucun pays ne serait à l'abri de la menace terroriste. Quand des individus ou des courants ne sont plus capables de respecter leurs propres co-religionaires et leurs propres lieux de culte, ni de respecter leurs propres lieux sacrés, ils ne respecteront pas les autres croyances, ni les autres lieux de culte. La barbarie sans limite allait dès lors s'exprimer. Enfin, le début de la guerre contre l'armée rouge en Afghanistan joue également un rôle fondamental : il a galvanisé les membres de la mouvance islamiste et a introduit l'idée auprès des tenants de l'islam politique qu'ils pouvaient braver une grande puissance militaire. Ils ont mystifié leur rhétorique, en estimant qu'Allah étant de leur côté, ils pouvaient défier tous ceux qui s'opposeraient à leur logique totalitaire. Toute cette dynamique en faveur de l'islam politique s'est manifestée très vite : assassinat en 1981 du président égyptien Saddate qui a payé son engagement en faveur d'une paix avec Israël ; constitution d'un premier maquis en Algérie à travers le groupe Bouyali, profondément islamiste totalement anti-occidental et anti-français ; mais aussi des attentats d'inspiration islamiste entre 1985 et 1986 sur le sol français. Simultanément, on assistait à une montée du communautarisme en France dès les années 1980, soit au moment même où les attentats frappaient notre pays.

Je pèse mes mots et souhaite sensibiliser sur ce sujet : il est nécessaire de ne pas se voiler la face et d'examiner sans concession le problème qui nous préoccupe. Ni mes interventions publiques, ni mes travaux ne visent à créer une confusion entre la religion musulmane et l'idéologie islamiste. Mais j'assume totalement - et vous invite à en faire autant - de faire un amalgame entre l'islamisme et la violence qu'il génère de manière directe ou indirecte. La violence terroriste qui nous intéresse a comme matrice l'idéologie de l'islam politique. Je vous conseille de ne pas vous laisser berner par des propagandes laissant entendre qu'il y aurait un islamisme non violent. Celui-ci, lorsqu'il existe en apparence, rend les esprits perméables à la violence et porte préjudice à la société à travers un discours victimaire et complotiste qui diabolise toute contradiction. C'est la rationalisation de la haine : trouver, y compris au crime, un caractère logique et légitime. Il convient de ne pas dissocier le terrorisme de l'islamisme, ni de dissocier pour la France l'islamisme du communautarisme, et le communautarisme des ghettos ethno-religieux. L'ensemble de ces éléments s'emboitent : au début se situent les ghettos ethno-religieux, et in fine les crimes terroristes. Certes, tous ceux qui vivent dans des ghettos ne sont pas des terroristes in fine, mais la plupart de ceux qui ont agi ces derniers temps contre notre pays viennent des ghettos ethno-religieux, du communautarisme et ont un point commun : ils ont tous adhéré à l'islam politique. L'approche doit être globale. Les enquêtes de terrain le confirment. Il y a des évènements sociologiques, politiques, géopolitiques, des facteurs endogènes et exogènes qui ont favorisé l'émergence de l'islam politique en France. La ghettoïsation des Musulmans entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 a coïncidé avec la fin des Trente Glorieuses, le regroupement familial, la montée du chômage, l'émergence de la deuxième génération, la fin du mythe du retour dans la plupart des familles de confession musulmane, et les évènements internationaux précédemment évoqués.

Lorsque les courants islamistes ont commencé à ré-islamiser les Musulmans de France dans les années 1980 - processus entamé dans les pays d'origine à partir des années 1960 et 1970 - ils ont pu agir librement dans des quartiers populaires de plus en plus ghettoïsés et communautarisés. Ces processus ont été complétés par des politiques de désengagement de la puissance publique de ces quartiers populaires, de plus en plus désertés par les classes moyennes et par les Français non issus de l'immigration, ou ceux issus de l'immigration européenne. Ces faits ont objectivement créé une clientèle électorale. Il faut le reconnaitre. Du moins, certains élus locaux croyaient - et croient toujours - à tort en l'existence d'un vote musulman. Or, celui-ci n'existe que dans leur esprit. Ils ont commencé à faire preuve de laxisme à l'égard d'associations et de prêcheurs islamistes avant de s'allier, pour certains d'entre eux, avec ces derniers. On le constate dans plusieurs communes, après plusieurs enquêtes de terrain. Pour résumer, dans les années 1980, la situation était la suivante : de jeunes Français issus de l'immigration se sont sentis de plus en plus fragilisés par leur situation socio-économique, déstabilisés sur leur identité. Ils ont trouvé dans l'islam une identité de substitution. En vérité, en croyant prendre l'islam comme identité de substitution, ils ont adopté l'islamisme. Au fil des années, l'islamisme est devenu le référentiel islamique pour beaucoup d'entre eux. En d'autres termes, en croyant se réapproprier leur identité, à travers un excès de religiosité ou un retour à la religion, beaucoup de Musulmans se sont laissés embarquer dans l'islamisme.

En outre, l'islam politique est devenu aux yeux de certains une sorte de médicament pour régler pêle-mêle les questions d'identité, de délinquance, d'échec scolaire, ou encore de problèmes socio-économiques.

Par la suite, les musulmans de France ont été impactés par la montée de l'islamisme dans les pays du Maghreb. La répression lancée par le président Ben Ali en Tunisie a fait fuir vers l'Europe plusieurs acteurs liés aux Frères musulmans. L'explosion d'une guerre civile en Algérie à partir de 1992 a créé un phénomène similaire. L'émergence de groupes islamistes marocains s'est inscrite, là aussi, dans la même dynamique. Enfin, l'introduction progressive de l'islam politique, à travers notamment les financements de la Ligue islamique mondiale, institution prosélyte saoudienne dont j'ai déjà parlé, sur le continent africain à partir de la fin des années 1980 et des années 1990 a démontré une réislamisation des sociétés africaines qui a permis à des groupes terroristes de s'y implanter.

Ainsi, dès les années 1990, on a commencé à observer des phénomènes nouveaux révélés notamment à travers l'émergence de réseaux actifs, d'abord liés au GIA algérien. D'aucuns se remémorent l'épisode Khaled Kelkal et la vague d'attentat des années 1995 et 1996. Les membres du réseau Kelkal, nombreux, et les membres de la mouvance GIA de France avaient tous quasiment suivi le même processus : ghettoïsation, communautarisme, adhésion à la pensée islamiste et enfin attirance pour la mouvance terroriste.

De plus, cette vague d'attentats du milieu des années 1990 a marqué une évolution notable : le terrorisme islamiste est passé de menace extérieure à menace intérieure. L'affaire Kelkal l'a révélé. Par la suite, le gang de Roubaix, dont certains membres revenaient de Bosnie, a confirmé cette évolution ainsi que le lien se tissant entre le monde de la délinquance et celui de l'islam politique.

En d'autres termes, depuis 25 ans, l'hydre islamiste n'est pas un phénomène étranger, porté par des étrangers sur le territoire national, mais bel et bien un phénomène intérieur incarné par des nationaux : des Français, d'ascendance musulmane voire de plus en plus de convertis ont commencé à menacer leur propre pays. Nous avons, à cet égard, tous en tête l'image de ces soldats de Daesh arrivant en Syrie et brûlant leur passeport comme symbole d'adhésion à l'idéologie « daeshienne » et de renoncement à leur identité française

De plus, des islamistes Français ont commencé depuis une trentaine d'années à porter des revendications contraires à la lettre et à l'esprit de la République, à essayer de fragiliser le cadre laïque et à réclamer ce qui est de nature à favoriser le communautarisme : la nourriture halal dans les cantines scolaires ou celles des entreprises privées ou publiques, une séparation entre les femmes et les hommes dans les piscines municipales, une censure des médias, etc. Bref, tous les sujets que vous connaissez et qui ont créé des polémiques.

Les ghettos ethnoreligieux ont permis à une mono-économie de s'installer. Basé sur la fameuse norme « halal », elle a considérablement modifié la physionomie de certains quartiers, créant un sentiment de dépossession du territoire, ce qui n'a eu de cesse d'alimenter les discours des milieux les plus complotistes et populistes et de nourrir les propos xénophobes produits notamment par l'extrême droite. Des librairies islamistes - je dis bien islamistes, et non musulmanes - ont pu fleurir un peu partout diffusant tantôt la littérature salafiste, tantôt celle des Frères musulmans. Évidemment, là aussi, pour les responsables politiques et pour les citoyens, il ne s'agissait que de librairies musulmanes. Toutes les enquêtes que j'ai menées en France depuis une vingtaine d'années me l'ont confirmé.

Il s'agit là d'une liste non exhaustive de faits qui, à chaque fois, permettent à leurs initiateurs de tester l'État de droit, de braver l'ordre républicain et de défier la puissance publique. À chaque fois que la République a tenu bon, elle a réaffirmé ses principes et, a contrario, à chaque fois qu'elle a renoncé ou démissionné, l'islamisme a gagné du terrain.

Pour parer à cette situation, Jean-Pierre Chevènement d'abord, Nicolas Sarkozy ensuite ont pensé qu'il fallait organiser l'islam de France. C'est ainsi qu'à l'issue d'un long processus est né, en 2003, le Conseil français du culte musulman, le CFCM. J'étais personnellement, dès le départ, opposé à la création de cette instance qui reposait sur un diagnostic erroné et sur des voeux pieux.

La première erreur qui a été commise a été de vouloir donner à l'islam une sorte de structure cléricale cependant que l'islam sunnite ne saurait, c'est une question à la fois doctrinale et structurelle, être organisé autour d'une seule institution. C'est impossible. Les pays musulmans n'ont pas réussi, il était illusoire de penser que la France aurait été en mesure de créer un seul islam.

La deuxième erreur a consisté à vouloir réunir à la fois des fédérations qui obéissent à des consulats de pays étrangers, qui ont très souvent des agendas divergents, qui sont concurrents ou antagonistes, mais aussi des associations qui représentent l'islam politique ou des courants parmi les plus archaïques. Les pouvoirs publics ont ainsi réuni au sein du CFCM, les Frères musulmans, donc des islamistes de l'UOIF, des prosélytes du Tabligh avec la mosquée de Paris, proche de l'Algérie et le RMF, proche du Maroc. En somme, au moment où l'on demandait à la société de ne pas faire d'amalgame, les pouvoirs publics décidaient de le faire.

Troisième erreur, c'est de considérer qu'il est possible de lutter contre l'islam politique à l'intérieur du pays sans lutter contre cette idéologie à la source. On a laissé le Qatar et l'Arabie Saoudite faire du soft power religieux en accordant du crédit aux professions de foi de leurs dirigeants.

La quatrième erreur, que le gouvernement est en train de faire actuellement, est la promotion de la départementalisation de la représentation du CFCM. Il faut comprendre que la plupart des militants qui ont assuré un véritable maillage du territoire sont les Frères musulmans. Ils sont présents dans quasiment chaque département. Vouloir, consciemment ou inconsciemment, en faire des interlocuteurs serait une faute stratégique car cela non seulement les légitimerait, mais ferait également croître leur influence.

Voilà un résumé de l'historique qui a amené la situation que nous subissons aujourd'hui.

Alors que faire ? Je peux vous proposer quelques pistes d'actions qui exigent du courage politique et une détermination sans faille.

Préalablement, je pense qu'il faut créer, politiquement parlant et au niveau national, le plus grand consensus possible entre les différentes familles idéologiques et les différentes familles partisanes. S'il est difficile de convaincre l'ensemble des partis tant les dogmatismes sont souvent très grands, il est nécessaire d'agir de façon transversale, car ce n'est pas l'affaire d'un parti politique, mais bien celle de la République. Il est évident que les élus locaux ont tous un grand rôle à jouer pour mettre en application une éventuelle doctrine impulsée au niveau central. Pour dire les choses encore plus clairement, si la France a réussi à se doter d'une doctrine antiterroriste, il faudrait ériger une doctrine anti-islamiste.

J'ai entendu, dans le discours public, cette volonté politique. D'abord, dans le propos du Président de la République qui a désigné le problème à l'issue de l'attentat de la préfecture de police de Paris, en nommant « l'hydre islamiste ». Ensuite, à l'occasion de la réunion organisée par le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner et le secrétaire d'État Laurent Nuñez avec les préfets pour les appeler à lutter contre l'islamisme et le repli communautaire, action officialisée par la circulaire signée le 28 novembre dernier.

Il s'agira, dans cet état d'esprit et afin de passer de la parole à l'acte, d'agir pour démanteler les ghettos ethnoreligieux. Les zones de non-droit où fleurissent les fléaux de la délinquance, mais aussi où sont concentrés les maux de la société, là où l'échec scolaire, le chômage, le mal-être identitaire rendent des populations vulnérables et donc perméables à l'islam politique, sont des lieux qui doivent être réinvestis par la puissance publique.

En deuxième lieu, il importe de former et sensibiliser tous les acteurs publics territoriaux et les élus à la détection et à la compréhension du phénomène islamiste. Cela, contrairement à ce que prétendus des milieux sectaires et dogmatiques, ne viserait pas à « stigmatiser les musulmans », mais bel et bien à apprendre à tous les acteurs de terrain à faire la distinction entre le musulman pratiquant et l'activiste islamiste. C'est une nécessité impérieuse.

Troisièmement, s'agissant du CFCM, il faudra s'interroger véritablement sur son utilité dans sa configuration actuelle. Comment lutter contre l'islamisme avec des acteurs islamistes ? Je rappelle que l'UOIF, qui réintègre les instances du CFCM, est islamiste, promoteur d'un islam politique contraire aux valeurs de la République.

De même, le Milli Gorus et le comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) sont deux organisations islamistes turques, également membres du CFCM. La seconde est au service de l'autocrate Recep Tayyip Erdogan, qui est en train de l'utiliser pour étendre son influence et celle de son parti l'AKP sur le territoire français. Le discours et l'attitude du président turc montrent qu'il n'est pas ni un allié de la France, ni un allié des démocrates, des droits de l'homme et des valeurs universelles.

Foi et Pratique, qui représentent les prosélytes du tabligh qui n'ont eu de cesse de jouer aux rabatteurs pour les salafistes et les Frères musulmans, sont aussi des acteurs islamistes et des membres du CFCM. Il ne faut pas oublier que la pensée islamiste est présente au sein de certaines fédérations liées à des États étrangers.

Il s'agit donc d'identifier au sein du CFCM, les acteurs sérieux, ceux qui se reconnaissent dans la République, il y en a quelques-uns, et travailler prioritairement avec eux. Il est question de séparer le bon grain de l'ivraie et d'arrêter de considérer les musulmans comme un groupe homogène et monolithique.

Quatrièmement, il est impératif de s'attaquer aux écoles sans contrat dans lesquelles sont enseignés tantôt le salafisme, tantôt la pensée des Frères musulmans. Ces écoles visent à créer la désintégration de très jeunes français. Il est tout aussi nécessaire de lutter contre la déscolarisation opérée, avant 16 ans, dans les milieux salafistes, qui déscolarisent leurs enfants pour ne pas les laisser au contact de l'enseignement républicain et laïque. En instrumentalisant la loi et les dispositifs existants, ils font mine de les guider vers l'enseignement à distance alors qu'ils les mettent dans des structures d'endoctrinement salafiste. À cet égard, je tiens à saluer la fermeture de l'Institut européen des sciences humaines de Saint Denis (IESH), bien qu'il ait été fermé pour des motifs de sécurité incendie et non en raison du dogme qu'il diffuse. Il convient désormais de s'intéresser à la maison mère de cet institut, l'école des Frères musulmans de Château-Chinon dans la Nièvre qui est, depuis plusieurs années, un centre de diffusion idéologique de la pensée frériste.

Cinquièmement, il est nécessaire de contrôler la littérature islamiste, vendue librement dans les librairies dites musulmanes. Le droit permet l'interdiction d'ouvrages créant des troubles à l'ordre public, mais aussi des livres qui font la promotion de la violence contre les femmes, de l'antisémitisme, de l'homophobie et de la haine. Je cite par exemple le livre de chevet des Frères musulmans, intitulé Le licite et l'illicite en islam, écrit par le pape des Frères musulmans, l'idéologue Youssef Al-Qaradhaoui. Mais ce n'est là qu'un exemple parmi d'autres.

Sixièmement, il conviendrait d'interdire les financements étrangers ou, à tout le moins, les soumettre à une réglementation claire. J'ai appris récemment de la bouche même de son dirigeant que la Fondation de l'islam de France comptait changer ses statuts pour aller réclamer de l'argent au Qatar, au Koweït ou à l'Arabie Saoudite. Je rappelle que la Fondation de l'islam de France compte en son sein trois institutions : le ministère de l'intérieur, le ministère de la culture et le ministère de l'éducation. Il n'est ni cohérent ni logique de permettre à une institution française d'être financée par les promoteurs de l'islam politique mais d'interdire à une petite association de quartier de le faire. Ce serait une grossière erreur si les pouvoirs publics permettaient ce type de financement, car, contrairement au Maroc, à la Turquie ou à l'Algérie, ni l'Arabie Saoudite, ni le Qatar n'ont une diaspora en France. Il faut s'interroger sur les raisons réelles qui poussent ces pays à financer les institutions musulmanes françaises. L'Arabie Saoudite essaye de proposer des sommes colossales à plusieurs fédérations, y compris à celles présentes au sein du CFCM. De ce point de vue, il est nécessaire de clarifier, une fois pour toute, la doctrine de l'État. Je rappelle que l'Arabie Saoudite comme le Qatar financent pour accroître leur influence, souvent néfaste, et non par philanthropie. À ce titre, je vous propose de lancer un message clair : pas de financement étranger qui ne soit pas préalablement validé par les pouvoirs publics et, bien que je ne sache pas si cela est possible en droit, pas de financement étranger émanant des pays du Golfe.

Septièmement, une proposition, portée à la fois par la Grande mosquée de Paris et par le Rassemblement des musulmans de Franc, mériterait probablement d'être soutenue : la mise en place d'un conseil de l'ordre des imams. En somme, il s'agirait de confier à ces fédérations, dans un cadre qu'il faudra définir, la possibilité de certifier un statut de l'imam, afin notamment de lutter contre les imams autoproclamés.

Je veux également attirer votre attention, et ce sera mon huitième point, sur l'existence en France du parti égalité et justice, le PEJ. Ce micro-parti est lié à l'AKP turc de M. Erdogan. Il est dirigé par des islamistes turcs notamment à l'est du pays où il est très présent. Sa doctrine et sa vision sont antirépublicaine, anti-laïque et communautariste. Je vous invite à vous y intéresser et à étudier les modalités de son interdiction.

Neuvièmement, la diffusion de l'islamisme s'opère également dans nos prisons, de manière effroyable. C'est un phénomène que nous observons depuis plusieurs années. Plusieurs jeunes, incarcérés pour des faits de délinquance, ressortent désormais à l'issue de l'accomplissement de leur peine, impactés par l'idéologie islamiste. Il convient d'investir cette thématique, former les agents et ne pas s'occuper que des questions de terrorisme.

Enfin, il convient de former et de mieux contrôler les ministres des cultes. Les aumôniers musulmans des armées, des hôpitaux et des prisons agissent le plus souvent sans aucun contrôle. La priorité étant donnée aux questions de sécurité, personne ne se préoccupe des questions idéologiques. Or, plusieurs d'entre eux sont des islamistes - cela est documenté - qui diffusent une pensée contraire aux valeurs de la République.

En Algérie nous sommes à la veille d'élections qui ne sont que le paravent de la dictature de l'armée et d'un général allié aux islamistes. En Tunisie un président populiste a été élu alors que le Premier ministre et le Président du Parlement sont issus de partis islamistes. Or la situation en Afrique du Nord a des conséquences immédiates en France. Le problème est mondial et régional. Il ne faut pas être passif et attentiste par rapport à ce qui se passe dans les autres pays.

L'islam politique n'a pas la capacité de prendre le pouvoir en France mais il créé des fissures et des fractures dans notre société qui permettent aux partis d'extrême droite et populistes d'engranger des voix. Il faut une réponse des partis de gouvernement.

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