Le président Rapin vient de souligner, à la lumière de la guerre en Ukraine, l'urgence de lancer un débat public sur les conséquences agricoles du « Pacte vert ». Bien sûr, nos avis pourront diverger mais c'est aussi cela le travail parlementaire : discuter, débattre et faire valoir nos arguments.
Je souhaite, en préalable, évacuer un écueil dans lequel notre assemblée ne doit pas tomber. S'interroger sur la pertinence de la stratégie « De la ferme à la fourchette » dans le monde qui vient, c'est se poser la question de la vocation nourricière de notre agriculture. Se demander comment nourrir le monde à l'heure où 30 % des exportations mondiales de blé peuvent disparaître du jour au lendemain, ce n'est pas profiter d'un drame humain pour abandonner cyniquement des objectifs environnementaux. C'est tout simplement prendre ses responsabilités politiques pour concilier des impératifs, en rappelant que le développement économique ne s'oppose pas à l'atteinte d'objectifs environnementaux.
Pour les atteindre, plusieurs visions s'opposent : celle de la décroissance, qui a largement présidé à l'élaboration de la stratégie « De la ferme à la fourchette », pour qui la réduction de notre empreinte environnementale passe par une baisse de notre production, quitte à exporter nos problèmes environnementaux ailleurs en promouvant des importations alimentaires, sans jamais s'interroger sur les difficultés de production que pose le changement climatique dans de nombreux pays du Sud. À cette vision, que je ne partage pas, s'oppose une ambition qui croit en l'innovation, au progrès, à l'ingéniosité des hommes qui pourront, demain, sans réduire leur production, réinventer des manières de produire plus respectueuses de l'environnement, permettant d'allier développement économique, environnemental et social au profit d'un vrai développement durable.
Avec cette résolution que nous vous présentons, nous vous proposons, en conscience, de prendre position dans ce débat. Cet engagement nous paraît nécessaire, non en raison du calendrier électoral - le débat n'est pas là - mais bien en raison du bouleversement colossal que la guerre en Ukraine va provoquer sur les marchés alimentaires mondiaux.
Dans un contexte où le secrétaire général des Nations unies, le président de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), le président américain, la présidente de la Commission européenne, de nombreux chercheurs alertent sur une crise alimentaire mondiale inéluctable dans les mois à venir si tous les grands pays producteurs ne se mobilisent pas pour augmenter leur production agricole, notre débat sur la pertinence de la stratégie « De la ferme à la fourchette » est central.
Force est de constater, en effet, que malgré nos avertissements, la Commission européenne a fait preuve d'une extrême réticence, depuis le printemps 2020, à admettre publiquement le risque d'une diminution de plus de 10 % de la production agricole européenne due à l'application de cette stratégie. Réduire les intrants brutalement d'ici à 2030, sans s'interroger sur les alternatives à disposition, revient mécaniquement à réduire la production agricole européenne. Or, moins que jamais dans les conditions géopolitiques actuelles, nous ne pouvons envisager pareille perspective. À l'inverse, nous devons faire en sorte d'adapter la transition agroécologique pour la rendre compatible avec la souveraineté et l'autonomie alimentaire de l'Union européenne.
Avec cette proposition de résolution, nous vous proposons d'oeuvrer en ce sens, en prenant une position claire.
Les quatre premiers considérants rappellent, au préalable, les principales données du problème. En résumé, « l'objet de la stratégie De la ferme à la fourchette consiste à décliner, d'ici à 2030, le « Pacte vert » à l'agriculture européenne, sur la base d'une diminution de 50 % de l'utilisation des pesticides et de ventes d'antibiotiques pour les animaux d'élevage, d'une baisse de 20 % de celle d'engrais et d'un quadruplement des terres converties à l'agriculture biologique ».
En outre, « la stratégie Biodiversité vise, quant à elle, à ce que 10 % de la surface agricole consiste en des particularités topographiques à haute diversité biologique, ce qui peut inclure un taux minimal de mise en jachère défini au sein des plans stratégiques nationaux en application de l'architecture de la nouvelle PAC ».
Dans ce contexte, « de nombreux acteurs politiques, économiques et sociaux européens » ont formulé des demandes insistantes, « à partir de l'été 2020, tendant à obtenir qu'une étude d'impact exhaustive soit présentée par la Commission européenne, pour mesurer les conséquences de cette stratégie ». Toutefois, le résultat de ces démarches concordantes n'a pas été à la hauteur de nos attentes, loin de là, car les études n'ont été publiées qu'a posteriori.
Leurs conclusions sont édifiantes : la Commission européenne s'est bornée à publier une étude très partielle au coeur de l'été 2021 qui témoigne, tout de même, d'une baisse de la production en raison de l'application des mesures prônées par lesdites stratégies. Les autres études publiées par des sources tierces, notamment celle du ministère de l'agriculture des États-Unis, celle de l'université de Kiel et celle de l'université de Wageningen, mettaient en évidence « un risque avéré de diminution de la production agricole européenne dans des proportions de 10 % à 20 %, voire davantage suivant les filières et les scénarios étudiés ».
Face à cette problématique, la proposition de résolution ambitionne d'aller au coeur du sujet. Tout d'abord, en constatant que « la guerre en Ukraine représente un changement de paradigme dont l'Union européenne doit, dès à présent, tirer les conséquences dans de multiples domaines, en particulier ceux de l'agriculture et de l'alimentation, sauf à prendre le risque de ne pouvoir garantir par elle-même l'approvisionnement alimentaire des populations européennes, d'ici quelques années seulement ». Ensuite, en soulignant que le « nouveau contexte international implique de remettre au premier plan les objectifs de souveraineté alimentaire et d'autonomie stratégique pour l'Union européenne, dont le Sénat avait souligné toute la pertinence, par plusieurs résolutions européennes depuis 2017 ».
Plus précisément, notre proposition de résolution regrette, en particulier, « que l'avertissement représenté par la crise sanitaire de la covid-19 [...] n'ait entraîné qu'une prise de conscience très éphémère quant aux risques pesant sur l'approvisionnement en nourriture des citoyens européens et n'ait finalement pas infléchi la stratégie De la ferme à la fourchette ».
Nous constatons ensuite que « le Pacte vert et plus particulièrement les stratégies De la ferme à la fourchette et Biodiversité amplifient les effets de la réforme 2023/2027 de la PAC, au point d'équivaloir à une seconde réforme ». Nous constatons aussi que « les exigences environnementales accrues que le Pacte vert imposerait aux productions agricoles dégradent la compétitivité de l'agriculture européenne, et impliquent un surcroît inévitable d'importations alimentaires, dont le respect des normes de production agricoles requises en Europe n'est pas garanti en l'état actuel ».
Notre proposition de résolution juge « plus que jamais inopportune, dans les circonstances internationales actuelles, toute diminution forte de la production agricole européenne, qui placerait l'Union européenne à contre-courant des autres puissances agricoles ». En effet, il en résulterait un renchérissement des prix des produits agricoles et une baisse de production « qui serait inéluctablement compensée à due concurrence par des importations de substitution extra-européennes, ce qui alourdirait l'empreinte environnementale de notre alimentation, à rebours des objectifs du Pacte vert ». Au surplus, la « perte de production attendue [...] amplifiera la baisse des volumes disponibles sur les marchés alimentaires mondiaux et participera ainsi aux phénomènes d'inflation attendus ».
Le texte rappelle, en outre, « qu'une telle déstabilisation des marchés agricoles a abouti, il y a moins de dix ans, à des soulèvements populaires contre l'envolée du prix du pain dans le pourtour méditerranéen », alors que le prix du blé était très inférieur à celui que l'on connaît actuellement.
Au regard de ces éléments, nous proposons d'inviter l'Union européenne à « participer, à court terme, à l'effort alimentaire mondial pour limiter les effets de la crise ukrainienne sur les marchés mondiaux ». Cela nécessite « la mise en place d'une dérogation aux règles du verdissement » dès la campagne 2022, dans la mesure où certaines de ces règles « aboutiraient à une augmentation des surfaces non productives, en particulier un accroissement des mises en jachère ».
À moyen terme, la proposition de résolution demande à la Commission européenne « une nette inflexion de sa politique en matière agricole » pour enfin « consacrer à nouveau la PAC comme priorité géostratégique pour l'ensemble de l'Union européenne et de ses États membres et, le cas échéant, d'en tirer les conséquences financières ».
Enfin, notre proposition de résolution considère que des objectifs environnementaux ambitieux « peuvent être atteints autrement que par une réduction volontaire du potentiel productif agricole, en particulier par un effort substantiel dans l'innovation, la recherche, la modernisation des équipements agricoles et la diffusion plus rapide des nouvelles technologies auprès de plus grand nombre de producteurs ».
La proposition de résolution invite donc à « reconsidérer sans délai les termes des stratégies dites De la ferme à la fourchette et Biodiversité, afin de les réorienter au service des objectifs de production agricole garantissant l'autonomie alimentaire et l'indépendance agricole de l'Union européenne ».
Tels sont les points saillants du texte que nous vous proposons d'adopter. Si nous nous réjouissons que la Commission européenne ait très récemment assoupli sa position sur la mise en jachère des terres productives, il ne s'agit cependant que d'une mesure technique : nous souhaitons, pour notre part, aller au-delà, en traitant ce sujet dans son ensemble.