Intervention de Ségolène Royal

Commission d'enquête Concessions autoroutières — Réunion du 9 juillet 2020 à 14h00
Audition de Mme Ségolène Royal ministre de l'écologie du développement durable et de l'énergie de 2014 à 2016

Ségolène Royal :

Je pense que le moment clé est celui où on ne donne pas suite fermement aux demandes des parlementaires, au regard de la double hypothèse de dénonciation ou de renégociation des contrats, bien que celle-ci ait pourtant été évoquée dans la lettre du Premier ministre. Dès lors qu'on délègue ensuite la négociation aux directeurs de cabinet, avec un pilotage direct par Matignon, il n'y a plus de politique. Les sénateurs sont dessaisis, de même que les députés. Il n'y a plus de débat à l'Assemblée. Nous voyons surgir un protocole contenant deux choses choquantes.

La première est la prolongation de six ans de la durée des concessions autoroutières. C'est une poule aux oeufs d'or, un extraordinaire cadeau financier. Regardez d'ailleurs les cours de bourse des sociétés concernées au moment de cette annonce.

La deuxième incongruité est la surcompensation du rattrapage tarifaire. Celui-ci n'était aucunement obligatoire. Les tarifs doivent pouvoir augmenter, puis baisser, en fonction de l'évolution du volume de trafic sur les autoroutes et pas le beurre et l'argent du beurre. Faute d'une contradiction suffisante face à elles, les sociétés ont réussi à faire croire à tous leurs interlocuteurs au sein de l'État que les tarifs devaient augmenter tous les ans.

La Cour des comptes et la Commission européenne indiquent pourtant clairement que les tarifs peuvent augmenter ou diminuer. Si la rentabilité augmente, une partie devrait pouvoir est reversée à l'État. C'est ce qui aurait dû être prévu dans le contrat de concession, avec une décision annuelle de l'État pour examiner quelle a été l'évolution du trafic et protéger les automobilistes.

Une baisse des tarifs autoroutiers devrait vraiment être possible, bien que cela ne se soit jamais produit. C'est ce que j'aurais aimé que nous négociions. Mais cela n'a pas été négocié, car il existe une forme de consanguinité entre les personnes autour de la table, du côté de sociétés d'autoroutes et des représentants de l'État. Les participants à la négociation se tutoyaient... Il n'y avait plus de liberté de penser.

Je vais vous raconter une anecdote au sujet des négociations avec les sociétés concessionnaires d'autoroutes en 2015. La première réunion a lieu dans le bureau du Premier ministre. Nous voyons arriver tous les patrons des sociétés d'autoroutes. Je connaissais certains d'entre eux. Face à eux se trouvent les ministres et leurs directeurs de cabinet. Il n'y ni la Cour des comptes ni nos conseillers ni les parlementaires, alors que les sociétés d'autoroutes viennent avec leurs avocats et leurs lobbyistes.

Devinez qui a pris la parole au nom des sociétés d'autoroutes ? C'était Alain Minc. Alors que je m'étonne de sa présence auprès des sociétés d'autoroutes, il me répond que c'est lui qui les représente. Il conduit alors la discussion, en employant toutes les techniques du business, alors que tel n'était pas l'état d'esprit des représentants de l'État. Dans un premier temps, il invoque la crise. La deuxième partie du raisonnement est connue : il évoque les contrats qui lient l'État aux sociétés concessionnaires d'autoroutes. « La parole de l'État, c'est très important. Si vous ne respectez pas la parole de l'État, vous ne serez vous-même plus respecté, monsieur le Premier ministre ». Dès lors, il n'y a plus de marge de manoeuvre. On voit d'ailleurs que ce discours est repris par ceux qui ont négocié pour le compte de l'État : « il n'y a pas de marge de manoeuvre », disent-ils. « On a signé. Il y a des contrats ».

Troisième élément du discours des sociétés, la privatisation constitue une très mauvaise affaire pour les sociétés d'autoroutes. « Finalement, cela nous a coûté beaucoup plus cher que cela ne nous a rapporté ». Plus c'est gros plus cela passe. Je ne me suis pas privée de leur dire alors, « si c'est une mauvaise affaire, rendez-les nous ! ».

Un autre exemple illustre cette confusion des genres. Lorsque j'ai eu à traiter le problème des rejets de boues rouges en Méditerranée, l'entreprise concernée est venue pour que je négocie avec elle. Son lobbyiste était l'ancien directeur général des collectivités locales du ministère de l'Intérieur. Ces interlocuteurs sont d'emblée dans le rapport de force et dans la discussion d'affaires à leur profit. Nous devons, face à eux, être armés, solides et surtout ne pas être isolés. Les missions d'information et les commissions d'enquête parlementaires devraient être intégrées à ces discussions.

Certains hauts fonctionnaires pensent qu'ils savent mieux que nous. Le problème vient de cet affaiblissement de l'autorité politique : « non, on va faire différemment », « non, il y a peut-être d'autres solutions », « non, vous n'avez pas lu tous les scénarios possibles », « non, les parlementaires n'ont pas dit cela », « non, la Cour des comptes n'a pas dit cela, vous allez faire ce que la Cour des comptes a dit ». Lorsque vous voyez la réponse du ministère au référé de la Cour des comptes de 2019 sur le plan de relance autoroutier, les bras vous en tombent !

C'est comme si la Cour des comptes était un adversaire. Or, elle n'est pas un adversaire mais un partenaire. Il faut s'appuyer sur ses observations pour améliorer le fonctionnement des institutions et obtenir des arbitrages intelligents avec les autres ministères. Lorsque j'étais ministre, il m'est arrivé plusieurs fois de modifier de ma main les réponses aux référés et aux observations de la Cour des comptes que me préparaient mes services pour lui donner raison, car l'état d'esprit qui domine est toujours celui selon lequel l'administration a raison sur tout. C'est un état d'esprit particulier qu'il faut faire évoluer.

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