Intervention de Nathalie Chiche

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 4 mars 2014 à 16h30
Audition de Mme Nathalie Chiche membre du conseil économique social et environnemental rapporteure de l'étude « internet : pour une gouvernance ouverte et équitable » janvier 2014

Nathalie Chiche :

J'ai eu le plaisir de rencontrer Mme Morin-Desailly à propos de cette étude, le CESE ayant déjà été saisi de ce sujet très important en 2009. Toutefois, l'ancienne mandature n'a pu mener le projet jusqu'au bout.

Le sujet est revenu au sein de la section des affaires européennes et internationales, à laquelle j'appartiens. Je n'étais pas aussi avertie que mes prédécesseurs, mais la question m'a passionnée. Il est important que cette question soit également traitée par la société civile, et non simplement par des initiés.

On a beaucoup entendu parler dans l'actualité de protection des données, de neutralité du Net, de cybercriminalité. Or, la gouvernance d'Internet impacte tous ces sujets. Il était donc intéressant d'envisager ce thème d'un point de vue global, afin d'étudier la façon dont interagissaient les différents acteurs que j'ai identifiés dans l'écosystème qu'est Internet.

Vous avez auditionné des personnalités prestigieuses, comme Michel Serres. Que pourrais-je apporter de plus à cette étude ? Je réserverai mes propositions à la seconde partie de mon intervention...

J'ai achevé cette étude fin novembre, juste après la déclaration de Montevideo. J'y ai identifié le fait, comme l'ont dit Henri Verdier et Nicolas Colin, que le monde de l'Internet ne fonctionne pas comme le monde physique. Internet, qui est un réseau qui se déploie dans un espace international, est techniquement sans frontière.

J'entends parler de souveraineté, de gouvernance : on sait qu'Internet entre en tension permanente avec le système westphalien, fondé sur la notion de souveraineté des Etats. Peut-être faudra-t-il clarifier la différence entre souveraineté et gouvernance, ce que je n'ai pas fait dans mon étude...

En 2002, sur 193 pays, quatre seulement désiraient exercer une censure sur le contenu d'Internet. Dix ans après, au moment de la Conférence de Dubaï, quarante d'entre eux le réclamaient. En dix ans, leur nombre a été multiplié par dix. Ceci s'explique sûrement par l'extension des usages, et surtout par la montée en puissance des grands acteurs commerciaux américains, très menaçants pour les Etats.

Dans notre étude, nous avons identifié les grands acteurs économiques qui se livrent une lutte commerciale sans merci. On sait que ces géants du Net consolident leurs positions en croisant les données personnelles dont ils disposent, sans que l'utilisateur en ait conscience.

Je ne reviendrai pas sur ce qui a été dit sur Google, Amazon, Facebook et Apple (GAFA), ou sur les législations fiscales. Pour illustrer l'hégémonie de ces acteurs, qui ont pris un poids considérable, je rappellerai la phrase prophétique d'Eric Schmidt, patron de Google : « Ils ne nous laissent pas être un Gouvernement ! ». Il est vrai que l'on peut s'interroger sur ce genre de prédiction...

Les entreprises américaines sont très présentes à Bruxelles, et y mènent un lobbying intensif par rapport aux entreprises moins structurées. Les divergences de l'Union européenne en la matière rendent très difficile l'avancement de la proposition de règlement relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement et de la libre circulation des données à caractère personnel -sans parler de la question de l'optimisation fiscale.

Les Etats-nations ont par ailleurs compris assez tard les enjeux d'Internet ; or, les notions traditionnelles de territoire et de frontière sont très peu opérantes dans un cyberespace, qui s'affranchit des frontières géographiques. Internet est donc en tension permanente avec les prérogatives des Etats.

Les choses se sont cristallisées au moment de la Conférence de Dubaï. Deux blocs se sont alors affrontés, d'un côté les pays occidentaux, avec les États-Unis, l'Union européenne, la France, et d'autres pays occidentaux, qui se sont opposées à un contrôle accru d'Internet et, de l'autre, les pays émergents ou en voie de développement, attachés à ce pouvoir souverain et au contrôle du fonctionnement d'Internet, le cas le plus flagrant étant celui de la Chine, qui a créé ses propres structures au sein d'un immense Intranet.

On le voit, la Chine, la Russie, rejointes par les pays émergents, affirment la prééminence des Etats sur les autres acteurs. Entre les deux, d'autres pays sont indécis, n'ayant pas vraiment de position en matière de contrôle d'Internet. Ceci est assez dangereux, car ils sont un certain nombre, et sont susceptibles de constituer une cible, ces deux blocs qui s'affrontent pouvant chercher à les rallier à leurs positions.

L'Union européenne a toujours affiché sa volonté d'être un interlocuteur engagé en matière de gestion de l'Internet. Avant le dernier Conseil européen sur le numérique, Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée des PME, de l'Innovation et de l'Économie numérique, avait tenté d'organiser un mini-sommet. Seuls six ou sept pays européens parmi les 28 s'y sont rendus -Allemagne, Royaume-Uni, Espagne, Italie, Pologne, Hongrie, et Belgique. Peut-être faudrait-il s'interroger sur la manière de les intéresser à la question...

Le troisième acteur est la société civile qui, on l'a vu, a eu une importance considérable lors des révolutions arabes. C'est elle qui assure la gouvernance pratique, la gestion des nombreuses applications, les arbitrages entre les différents contributeurs. Notre étude considère que la reconnaissance de la société civile n'est pas assez importante, et qu'elle tarde à venir vis-à-vis des autres acteurs que sont les Etats. La société civile étant par ailleurs très peu représentée à Bruxelles, on pourrait s'inspirer de l'exemple du Brésil, comme dans le projet du « Marco Civil da Internet ». Il est important que le pays des droits de l'homme associe la société civile à la loi que prépare Fleur Pellerin sur les droits et libertés numériques.

J'en viens à la gouvernance de l'Internet. On sait que les États-Unis ont une responsabilité historique dans le fonctionnement et le développement d'Internet, et sont très soucieux de conserver leur hégémonie. Depuis quinze ans, l'ICANN, association de droit privé américain, sous contrat avec le département de commerce américain, décide de la politique d'attribution des noms de domaine, via le DNS.

Fadi Chehadé, président de l'ICANN, semble très satisfait que celle-ci ait rempli sa mission, ce que l'on ne peut que reconnaître. Je pense avoir été peu complaisante avec l'ICANN dans mon étude, et je ne suis pas la seule : cette société est de plus en plus contestée, surtout par les pays émergents et les pays en voie de développement (PEVD), qui ne supportent pas d'être subordonnés à une association de droit privé américain. On peut le comprendre...

Lors de mes auditions, je me suis aperçue que l'ICANN souffrait d'une gouvernance peu transparente, mal organisée, dont la légitimité est de plus en plus remise en cause. Depuis Dubaï, le bloc occidental refuse de confier la gestion de ses ressources critiques à l'Union internationale des télécommunications (UIT), plutôt qu'à l'ICANN, provoquant une importante opération de lobbying, avec une forte délégation américaine, destinée à conforter la position de l'ICANN.

Les révélations de l'affaire Prism ont mis en question la suprématie des États-Unis et, du même coup, de l'ICANN, incitant à rechercher de plus en plus des solutions alternatives.

Fadi Chehadé a bien compris que la situation est très critique pour l'ICANN et, en homme intelligent et en fin politicien, il a accompli plusieurs gestes politiques annonçant un changement stratégique de sa société : volonté d'accentuer ses efforts de transparence, internationalisation, association, en octobre dernier, de la déclaration commune de Montevideo avec les dix organisations gérant les aspects techniques du fonctionnement d'Internet -Internet engineering task force (IETF), World wide web consortium (W3C), Internet architecture bord (IAB)-, rapprochement avec Dilma Rousseff, très remontée contre l'espionnage de la NSA, et qui l'a fait savoir à la tribune de l'Organisation des Nations unies (ONU). Le Brésil est devenu, pour Fadi Chehadé, un interlocuteur de choix, qui aimerait s'affranchir de son encombrant tuteur.

Fadi Chehadé va, par ailleurs, renforcer le rôle du Governemental advisory committee (GAC). Les Etats n'ont en effet qu'un rôle consultatif au sein du GAC, et aucun droit de vote.

On sait que Fadi Chehadé veut internationaliser l'ICANN et l'émanciper définitivement de la tutelle du département de commerce américain. Il a souligné avoir l'accord de son conseil d'administration, mais a besoin de celui du département, ce qui n'a pas l'air d'être acquis pour le moment.

Les États-Unis sont-ils prêts à perdre leur mainmise sur la gouvernance d'Internet ? La question mérite d'être posée. Je ne crois pas qu'ils aient la réponse -et nous non plus ! L'ICANN a précisé qu'elle souhaitait passer du statut de société californienne à celui de société internationale, et s'installer à Genève, un peu comme l'UIT. Je pense qu'il faut profiter de l'occasion et accompagner intelligemment ce désir de l'ICANN de s'émanciper du gouvernement américain. Qu'on le veuille ou non, l'ICANN assure la stabilité d'Internet et, même si j'ai mentionné des alternatives comme Open Root, je pense qu'il est pour le moment difficile de remplacer l'ICANN. L'Union européenne a pour le coup un vrai rôle à jouer dans cette émancipation. Certes, l'Union européenne, comme le Brésil, souhaite de nouvelles règles, mais elle demeure handicapée par un manque de cohésion et de stratégie politique.

En faisant des recherches, je me suis rendu compte qu'en 1998, l'Union européenne avait été un acteur important des discussions relatives à la mise en place de l'ICANN, mais n'avait pas fait valoir ses prérogatives. C'est fort dommage, car elle aurait alors pu mettre en place un contrôle international. Elle a même joué un rôle significatif dans la création du Comité des gouvernements placé auprès de l'ICANN. L'Union européenne doit s'organiser pour être efficace et accompagner ce mouvement d'émancipation, sans naïveté, tout en restant très pragmatique. Je pense aussi que le GAC peut être un élément clé du dispositif de la future ICANN qui se dessine, et que l'Union européenne doit faire évoluer.

L'objectif est de réformer ce comité pour prendre des décisions transparentes, claires, équitables, avec des règles connues de tous. J'ai essayé de lister les prérogatives du futur GAC. Je pense qu'il serait important que ce comité soit plus stratégique et opérationnel qu'il ne l'est actuellement. Les délégations doivent s'organiser de manière plus professionnelle -implication des capitales, séniorité des représentants, envoi de davantage de diplomates. Il faut aussi accroître sa diversité géographique, former les délégations des pays indécis, afin que ceux-ci puissent se positionner. Il ne convient pas de leur donner uniquement de l'argent, comme on le fait actuellement, mais aussi de doter le secrétariat du GAC de moyens. L'Europe peut s'organiser en formant un bloc plus uni et plus étoffé qu'aujourd'hui.

La division ou l'absence des pays concernés par les enjeux du numérique empêche les Européens de peser sur les discussions au sein du GAC. L'Europe doit donc constituer une force de proposition et parler si possible en premier, or ce n'est pas souvent le cas.

Quant à la France, elle doit être une force de propositions en Europe et dans le cadre de l'ICANN. Pour le moment, même au plus haut niveau, il n'existe aucune prise de position s'agissant des enjeux de la gouvernance d'Internet. Cette gouvernance doit mobiliser la francophonie. L'Organisation internationale de la francophonie (OIF) pourrait former ses membres à la gouvernance d'Internet. Enfin, la France peut accompagner l'ICANN dans sa volonté de s'enraciner en Europe. Fadi Chehadé a dit qu'il ouvrait des bureaux à Singapour et Istanbul : pourquoi pas en France ? Il faudrait lui poser la question...

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