Intervention de Youssef Chiheb

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 3 décembre 2019 à 17h00
Audition de M. Youssef Chiheb professeur associé à l'université paris 13 directeur de recherche au centre français de recherche sur le renseignement

Youssef Chiheb, professeur associé à l'université Paris 13, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement :

Je crois, et j'assume ces propos, que ceux qui ont la charge du culte musulman, les membres du CFCM, ne sont pas habilités à produire du contre-discours contre la radicalisation. Ils ne sont pas habilités à le faire de par leurs cursus et leurs parcours et ils ne le sont pas en raison du niveau d'allégeance qu'ils affichent à l'égard de leurs États d'origine. Je rappelle que le CFCM représente aussi des influences marocaines, algériennes, égyptiennes, turques ou autres.

On ne peut pas confier la production d'un contre-discours rationnel et laïque à des gens qui ne le sont pas. J'émets donc des réserves sur ce point, avec votre permission, madame la présidente. Je considère qu'ils ne sont pas capables de prendre du recul et d'être conscients du fait que nous sommes en France, et non au Maghreb.

Sur la question de savoir comment la radicalisation est perçue, en réalité le mot de « radicalisation » est impropre. Ce terme n'existe pas dans le vocabulaire de ces États, et ce pour une raison simple : ce sont des États non laïques. Il ne s'y trouve pas de dichotomie entre le pouvoir temporel et le pouvoir religieux. Ces pays considèrent donc que la France est dans une orthodoxie laïque. Et un choc des dogmes se produit, avec, d'un côté, le dogme salafiste religieux et, de l'autre, le dogme de la laïcité.

Par ailleurs, ces pays combattent le terrorisme, non la radicalisation. Ils combattent le terrorisme de manière féroce, parfois avec des procédés illégaux, mais ils cherchent avant tout l'efficacité. En revanche, il n'existe pas de programme ou de protocole utilisant le mot « radicalisation ». On considère qu'il s'agit d'un problème propre à la France et à l'Europe en général.

S'agissant de la laïcité rénovée, j'entends par là que le temps est venu de mener une réflexion sur les modalités d'inclusion de l'islam français et de le re-temporaliser. Avant les lois de 1901 et de 1905, il n'existait pas d'islam français. Comment aller vers la prise en compte de cette mutation sociétale et culturelle très importante pour notre pays sans renoncer aux valeurs cardinales de la laïcité ?

Je suis très clair sur ce sujet. Il n'y a pas d'ambiguïté. C'est à l'islam de s'adapter à la laïcité et non le contraire. D'ailleurs, beaucoup de musulmans s'y adaptent en France, comme le montrent les sondages.

La demande des musulmans en France est simplement de ne pas essentialiser l'islam et de ne pas discriminer l'islam dans les débats, qu'ils soient politiques ou médiatiques. En revanche, ils souscrivent tous aux valeurs de la République. Autrement dit - la phrase m'a été dite plusieurs fois -, les musulmans comme les Français et moi-même sommes islamistophobes. J'aimerais introduire ce mot dans le vocabulaire en France. Nous sommes islamistophobes, mais nous ne sommes pas islamophobes. L'islamophobie est un contresens sémantique ; cela n'existe pas - je ne sais pas qui l'a inventé. En tout cas, il existe une islamistophobie sur laquelle il y a un consensus entre les Français de confession musulmane et les Français tout court.

Je rappelle enfin que, selon les dernières statistiques, plus de 60 % des musulmans de France sont laïcs, et ils ne sont malheureusement pas représentés dans ce fameux CFCM, qui est un condensé d'orthodoxes et de religieux.

Pour le prêche en langue française, cela se fait maintenant. Mais une véritable technique de taqîya, de dissimulation est à l'oeuvre derrière ces choses. Chaque vendredi, j'écoute Radio Orient qui diffuse en direct le prêche de la grande mosquée de Paris. J'ai la chance d'être arabophone. Or la traduction du prêche en français n'est pas fidèle. Le prêche en français est aseptisé, politisé, vidé de certains mots ayant un sens particulier. Mais dans la version originale en arabe, il est prêché avec un niveau de violence et de radicalité dont il faut tenir compte. Tous les prêches que j'ai traduits quand je travaillais au SCRT m'ont confirmé ce paradigme. C'est une technique de communication et non un prêche en soi. Il faut donc être vigilant.

Ce sujet est important aussi pour des raisons de lutte contre la discrimination. Nous sommes en France ; nous sommes Français ; nos enfants sont français. S'ils veulent aller à la mosquée, pourquoi leur parle-t-on une langue qu'ils ne comprennent pas ? Qu'en est-il des autres communautés intra-musulmanes venant du Sahel, d'Afrique, qui ne sont pas arabophones ? Ces salafistes s'inscrivent dans un processus de discrimination alors qu'ils ne cessent de nous rappeler qu'ils sont discriminés ici ou là parce qu'ils portent le hijab. Il faut être clair sur cette question.

Nous avons la capacité, si nous formons les imams, d'organiser le prêche en langue française pour que tout le monde comprenne la même chose.

J'ai parlé précédemment des salles de prière. Je crois qu'il s'agit d'une question très importante. Il faut arrêter de troquer la paix sociale avec les communautés.

Les mosquées sont contrôlées par les services de renseignement. Un protocole ad hoc permet de mieux les contrôler. Là où nous sommes faibles, c'est dans les salles de prière. Il n'y a rien de plus facile que de louer un ancien local ou un hangar dans une zone industrielle. Cela rabaisse l'islam en tant que tel d'être dans des lieux quasi insalubres, mais, dans le même temps, cela échappe aux radars du renseignement. Il existe quand même 1 300 salles de prière en France.

Il faut aussi appliquer une mesure qui s'applique dans les pays musulmans. Une mosquée est ouverte cinq fois par jour, juste le temps du culte : pour la prière du matin, celle de midi, celle de l'après-midi, celle du coucher du soleil et celle de la nuit. Après, elle est fermée. Or les salafistes s'installent entre les prières. Au moment où les chibanis partent, l'espace est vide. C'est là où l'on commence à faire non des prêches et des prières, mais des séminaires. Il faudrait peut-être légiférer sur ce point, en imposant la fermeture de ce lieu de culte une fois la prière terminée.

Pour revenir à la laïcité, la France avait délégué en quelque sorte au Maroc la formation des imams. Je me suis rendu au Maroc - je suis originaire de ce pays - et j'ai demandé à mes collègues membres de l'institut concerné de me donner le programme. Il ne comporte pas une matière faisant allusion à l'histoire de France. Il ne comporte pas une matière liée à l'histoire des institutions de la République. Plus grave encore, le mot « laïcité » est presque confiné dans des définitions vagues consistant à dire, en gros, que la France a été déchristianisée, et que maintenant on veut désislamiser la France.

Il faut revoir cette matière au niveau des affaires étrangères et instaurer un contrôle : pourquoi pas en détachant quelqu'un de France pour veiller à ce que les futurs imams qui viendront ensuite en France en toute légalité disposent d'un cursus tenant compte de nos institutions, de notre histoire et de la laïcité.

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