Merci pour votre invitation. En cette matière, la vérité est affaire d'interprétation : je vais donc vous donner la mienne.
Je précise d'emblée que je ne suis pas un spécialiste de la radicalisation. Comment définir ce terme ? Cela peut être le passage à l'acte d'un militant islamiste ou islamique révolutionnaire, ou bien une disposition mentale et physique de certains individus à la violence révolutionnaire islamique. De nombreuses définitions pourraient être données. Vous avez ajouté au mot radicalisation l'adjectif islamique ou islamiste : je vous en donne acte, car la radicalisation en soi est un autre problème.
Mon propos s'articulera en trois temps : d'abord, j'évoquerai le côté sectaire de l'islamisme radicalisé. Ensuite, j'évoquerai la complexité et la fluidité de ce phénomène, qui est agrégatif. On évoque des mouvements, comme les Frères musulmans, les deux ou trois types de salafismes, le Tabligh, ou Justice et Bienfaisance (Al Adl Wal Ihsane) au Maroc... On ne va pas débusquer un segment parfait : tout est assez fluide et flou, et il faut insister sur la circulation des idées, des hommes et des femmes. Enfin, je terminerai par la question du rapport historique entre les États et l'islamisme, même s'il n'était pas qualifié ainsi historiquement. L'islam politique n'est pas non plus suffisant pour qualifier l'islamisme, puisque les empires musulmans ont toujours allié politique et religion. Le Maroc est aujourd'hui une terre d'islam politique, puisque son souverain est le commandeur des croyants ; et même l'Algérie, à sa manière, parmi d'autres Républiques islamiques, a comme religion d'État l'islam. La frontière entre l'islam et la politique est donc complexe.
Vous avez dit, à juste titre, qu'il fallait qualifier la radicalisation. Car ce terme renvoie à des activistes révolutionnaires, mais notre pays en comporte beaucoup - d'une certaine façon, les vegans le sont ; on en trouve aussi à l'extrême droite, à l'extrême gauche...
On évoque donc aujourd'hui plus spécifiquement l'islamisme radicalisé, qui provient d'un milieu pathogène très complexe constitué de courants politico-religieux et peut se nicher dans des lieux physiques, comme des mosquées, ou sur Internet, dans des milieux sociaux, notamment de trafiquants, dans la famille, dans un groupe d'amis ou de collègues. On trouve des agents, des recruteurs et des penseurs ou concepteurs.
Tout d'abord, il s'agit d'un phénomène sectaire. Il est assez amusant de voir que l'État compte supprimer la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) au moment où l'on découvre les conséquences étonnantes de cette secte... Il ne s'agit pas évidemment pas d'une secte comme on l'entendait dans les années 1970 ou 1980, qui chercherait à manipuler des personnes aisées pour les conduire vers je ne sais quel paradis artificiel et capter leurs revenus. Là, on assiste plutôt à la prise en charge mentale et psychosociale d'individus qui n'ont pas de fortune ; au contraire, ce sont souvent les recruteurs qui sont très riches ou qui, en tout cas, bénéficient d'un certain nombre de subsides. Il y a, en quelque sorte, une inversion par rapport au phénomène sectaire classique.
Mais, en même temps, cette prise en charge mentale et physique par des idéologues évoque une secte, avec ses illuminés, son rejet du monde ou, en tout cas, sa volonté d'isoler des individus d'un monde menaçant. On assiste à une forme de lavage des cerveaux. Je vous renvoie au film franco-marocain sorti en 2013, Les chevaux de Dieu, une fiction qui montre comment un groupe d'enfants de la banlieue de Casablanca ont été resocialisés et restructurés par des agents recruteurs qui, à la fin, les ont envoyés à la mort dans les attentats de Casablanca de 2003.
Cette secte comporte une hiérarchie avec des niveaux : les agents de base qui sont recrutés et qui sont éventuellement « agis » comme en psychanalyse ; au-dessus d'eux, les recruteurs, comme on en connaît certains en France - rappelez-vous l'émir blanc près de Toulouse, qui a joué un rôle très important dans la radicalisation de Mohammed Merah et d'autres personnes parties en Syrie - ; et, au sommet, les commanditaires, les financiers, des chefs politiques ou religieux, qu'on ne connaît pas et qui vont activer les agents de base pour un passage à l'acte.
Ensuite, je veux parler de la fluidité. On sait que certains mouvements favorisent l'éclosion de phénomènes sectaires. On parle beaucoup des Frères musulmans, qui seraient alimentés de manière régulière par des bailleurs très connus, tels que la Turquie ou le Qatar, mais qui sont particuliers, car ce sont des militants politiques. À l'inverse, les militants du Tabligh sont plutôt des piétistes, tournés vers la lecture et l'interprétation personnelle littéraliste des textes : ce sont en quelque sorte des témoins de Jéhovah un peu illuminés. Parmi les salafistes, on trouve des piétistes, très repliés sur eux-mêmes et qui veulent vivre un islam imaginaire parfait tel qu'au temps du prophète, mais également des personnes prêtes à se radicaliser, notamment des djihadistes, et d'autres encore.
J'en viens aux bailleurs de fonds qui sont, eux aussi, très différents. Lors des élections en Égypte en 2011, on sait très bien que l'Arabie Saoudite a financé les salafistes pour nuire aux Frères musulmans, qui, eux-mêmes, étaient financés par la Turquie et le Qatar. Les bailleurs n'ont pas les mêmes objectifs, ne s'appuient pas sur les mêmes segments et ont parfois des options stratégiques ou des tactiques contradictoires. Les Frères musulmans considèrent que le pouvoir doit être pris à la loyale, par les urnes, alors que d'autres estiment qu'il faut se séparer et faire une société à part. Mais, finalement, les objectifs de ces différents mouvements politico-religieux sont relativement identiques : l'instauration du califat, le règne de Dieu sur terre. Pour parvenir à ce but, il y aurait différents voies et moyens.
Au Maroc, ce sont les jeunes déshérités de Casablanca qui ont formé cette clientèle partie faire la guerre en Syrie, organiser des attentats et participer à des cellules qui ont souvent été démantelées... Ces jeunes vont vers l'imam le plus séduisant, celui qui parle le mieux ; ils peuvent aller à des réunions organisées par les Frères musulmans et, la semaine suivante ou deux ans après, se retrouver par des affiliations ou des amitiés auprès d'imams salafistes. Il règne un grand opportunisme, et le charisme est une caractéristique très importante parmi les agents recruteurs. Les différences fondamentales que l'on veut bien voir dans les textes ou la théologie sont donc en réalité abolies.
Enfin, j'évoquerai les rapports des États musulmans avec l'islam. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'y a pas de clergé chez les sunnites, mais, en réalité, l'islam a connu des hiérarchies religieuses - je pense notamment aux califes à la tête de l'empire musulman. Jusqu'au début du XXe siècle, une grande partie du monde musulman était dirigée par un calife en Méditerranée. D'autres hiérarchies ont existé : les chorfas, ou descendants du prophète, qui ne constituaient pas un clergé à proprement parler, mais qui étaient porteurs de la grâce divine ; les confréries et leurs saints vivants ou leurs descendants, appelés les marabouts en Afrique du Nord, qui reposaient sur des systèmes hiérarchiques.
La vision d'un islam qui n'a pas de clergé et dans lequel chacun fait ce qu'il veut, avec tous les risques de radicalisation que cela entraîne, est donc très moderne. Historiquement, les califes ont toujours voulu contrôler le champ idéologique et religieux : on dit qu'au XIIe siècle un calife a mis fin à l'Ijtihad, la libre interprétation des textes, en décrétant un monopole de l'interprétation religieuse. Tous les califes de l'histoire médiévale et moderne, jusqu'à l'abolition de l'Empire ottoman, ont toujours défini l'orthodoxie. Au Maroc aujourd'hui, le roi fait de même. Ce système s'est déconstruit à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle quand les Anglais se sont installés en Égypte et ont libéré les musulmans de la tutelle du calife. Les oulémas d'Al-Azhar ont commencé à réinterpréter librement les textes, ce qui a donné naissance au mouvement de la Salafiya, lequel s'est petit à petit répandu notamment après la chute de l'Empire ottoman et la fin des régimes coloniaux. La France avait créé de toute pièce un clergé à sa dévotion en Algérie. La radicalisation dont on parle, dont l'un des visages est le salafisme, est le fruit d'une liberté des acteurs, des croyants, des recruteurs, et le résultat d'une décompression. La situation est irrattrapable, car on ne va pas reconstruire un califat, comme les musulmans ont essayé de faire depuis un siècle, notamment par de grandes réunions internationales dans les années 1920.
En Europe, que pouvons-nous faire ? Nous n'allons pas créer un califat ou un clergé ; il n'y a pas d'autre solution que d'instaurer un cadre législatif définissant les libertés religieuses et fixant des limites. Le respect de la loi est la seule chose que l'on puisse exiger de tous les citoyens, et en particulier des citoyens musulmans.
Pour conclure, le radicalisme dans sa dimension islamiste est, selon moi, particulier : il est révolutionnaire, comme tous les radicalismes peut-être, mais il est aussi millénariste et manichéen, avec un culte du martyr. On dit à des petits garçons que la plus belle mort du musulman est de mourir en martyr. Alors, certes, ce sont des paroles, et peut-être disions-nous que mourir saintement était la plus belle mort du chrétien. Mais cette parole n'est pas vide, elle peut avoir des effets proactifs.