L'exercice quotidien du métier de pharmacien officinal est particulièrement difficile en période de rupture. Le 3 juillet dernier, j'ai rapporté une liste de cinquante-neuf lignes en rupture. Ces ruptures résultent de deux types de raisons : les manques dus aux fabricants, et les manques par contingentement. On peut imaginer que les premiers proviennent d'un problème d'approvisionnement en matières premières, mais les seconds sont plus difficiles à comprendre, d'autant qu'ils affectent des médicaments prescrits pour des pathologies chroniques comme le diabète. Nous consacrons alors beaucoup de temps à la gestion de la rupture, notamment en contactant le médecin. On devrait pouvoir mieux prévoir les besoins dans ces cas de figure, d'autant plus quand il s'agit de médicaments nouveaux et donc sans alternative thérapeutique. Pour les molécules anciennes qui figurent sur la liste des génériques, c'est plus facile.
Concernant notre relation avec l'ANSM, les informations figurent sur son site Internet ; il faut cependant bien souvent aller à leur recherche, alors que le temps officinal est de plus en plus précieux. L'envoi direct d'alertes est plus commode en ce qu'il nous permet de voir instantanément la difficulté.
Dans les cas urgents, quand on promet au patient un médicament dans les 24 heures, nous passons un temps important à trouver le laboratoire qui nous permettra de substituer, si c'est possible, une molécule à une autre. Lorsque ce n'est pas possible, il arrive que nous devions recourir à deux dénominations communes internationales (DCI) au lieu de l'unique médicament dont le patient a l'habitude : il faut alors prendre le temps d'expliquer la substitution opérée, sans compter que cela multiplie le nombre de comprimés à prendre pour des patients souvent âgés et atteints de pathologies chroniques, qui en consomment déjà parfois dix chaque jour.
Tout cela entraîne des problèmes d'observance, des risques iatrogéniques, des coûts supplémentaires pour la collectivité, et une perte de temps pharmaceutique pour l'accompagnement de ces situations. L'image de l'ensemble de la chaîne pharmaceutique s'en trouve dégradée, alors même que le système français est de grande qualité.
La transparence est pour nous une priorité. Le secteur se tend, du fait de la concentration mondiale des sites de fabrication de principes actifs ; et lorsqu'un problème survient, nous devons être en mesure d'en expliquer la raison, puisque nous sommes, dans la chaîne d'approvisionnement, au contact direct des patients. Que pouvons-nous dire lorsqu'un vaccin est indisponible alors que le discours des autorités sanitaires vise à promouvoir la vaccination ? Les patients ne le comprennent pas toujours, et c'est bien normal. Dans de telles situations, nous sommes désarmés.
D'autres ruptures sont dues à des raisons très ponctuelles. Ainsi, un pic de pollen a entraîné au mois d'avril une rupture momentanée de certains antihistaminiques du fait de l'augmentation massive de la demande. Les fabricants ne peuvent pas toujours suivre. Quand on peut substituer d'autres médicaments, ce n'est pas grave, mais nous sommes démunis quand un patient ne peut tolérer certains excipients.
Mme Marie-Christine Belleville, membre de la 4e section de l'Académie nationale de pharmacie. - Nous venons de publier, le 20 juin dernier, un rapport sur ce sujet, qui nous préoccupe depuis longtemps. On a observé une bascule en 2007 et 2008. La pénurie de matières premières à l'échelle mondiale a fait l'objet d'une première séance thématique de notre académie en 2011 : ce problème est d'autant plus sérieux que 80 % des substances actives sont fabriquées en Chine et en Inde. Une autre séance a été consacrée, en 2013, aux causes des phénomènes de pénurie.
C'est un problème polymorphe qui requiert des solutions plurielles. Le rapport que nous vous présentons porte moins sur l'officine que sur l'hôpital, dans la mesure où nous avons été largement alertés par les oncologues et les infectiologues, mais les problèmes rencontrés par les deux secteurs sont superposables.
Nous continuons par ailleurs à travailler sur la question de la disponibilité des médicaments en officine dans la mesure où les patients nous y poussent. Nous devons les aider à mieux comprendre les ruptures. Nous avons relevé au cours de nos auditions une mise sous tutelle de l'industrie pharmaceutique en matière de communication : les documents diffusés par l'ANSM sont très stéréotypés, alors que l'on pourrait sans doute disposer de davantage d'éléments. Comparons avec le Canada : plus d'éléments y sont diffusés par les industriels ; c'est donc faisable. Nous allons également continuer à travailler sur la question des exportations parallèles.
L'Académie nationale de pharmacie regroupe environ 350 pharmaciens : 120 membres titulaires, auxquels s'ajoutent 230 correspondants et un grand nombre de membres honoraires - l'honorariat étant ouvert à partir de 70 ans. Nos six sections représentent tous les aspects de la pharmacie.
Notre groupe de travail a été réactivé en mai 2017. Nous avons procédé à des auditions et des vérifications pour l'établissement de notre rapport.
Notre premier constat est le manque de coordination entre les différents acteurs publics (ANSM, DGOS, ministère de l'industrie, CEPS, HAS...). Le deuxième est la forte dépendance de l'Europe, et donc sa fragilité, quant à l'approvisionnement en matières premières. Cette dépendance persiste et s'accroîtra encore.
On observe une augmentation de la demande mondiale de médicaments, avec un phénomène de croisement des courbes en 2013 entre la demande des pays développés et celle des pays émergents. La consommation mondiale d'antibiotiques, par exemple, diminue de 4 % dans les pays riches, mais augmente de 65 % en moyenne dans les pays émergents depuis 15 ans. Or il y a peu de sites de production de médicaments, notamment pour les antibiotiques, les médicaments dérivés du sang ou encore les vaccins. Ce dernier secteur compte très peu d'opérateurs de production.
Il faut absolument un pilotage durable au plus haut niveau, tant national qu'européen. Des mesures d'urgence doivent certes être prises au cas par cas ; mais nous avons également besoin de mesures structurelles sur le long terme.
Le chiffre d'affaires de l'industrie pharmaceutique en France étant resté stable sur les dix dernières années alors que de nombreuses molécules innovantes, notamment en oncologie, ont été mises sur le marché, la part de financement disponible pour les anciens produits qui restent indispensables a mécaniquement diminué. Cette tendance risque encore de s'accentuer au cours des prochaines années. Il nous faut travailler à résoudre cet énorme problème.
À l'hôpital se pose aussi le problème des produits injectables. Le nombre de sites de production de ces produits baisse au niveau international. Les petits médicaments abandonnés, en rupture de production, représentent un autre problème : il s'agit non plus seulement de ruptures de stock, mais bien d'indisponibilité à long terme de certains médicaments, phase ultime de ces tendances aboutissant à l'arrêt de commercialisation de certains produits, notamment pour des raisons de rentabilité. Certaines situations cliniques rares ne sont plus du tout couvertes.
Environ 62 % des ruptures, à l'hôpital, concernent les antibiotiques, l'oncologie et l'anesthésie-réanimation, soit les produits les plus indispensables ! L'Europe entière est confrontée au même problème. Une nouvelle étude, annoncée par les pharmaciens hospitaliers, a été terminée en juin 2018 et est en cours de dépouillement.
J'en viens aux causes. Ce sont les facteurs économiques, tout d'abord : le prix des médicaments anciens est souvent trop bas par rapport aux coûts de production, qui augmentent de manière importante du fait des obligations liées aux pratiques de fabrication et au respect des normes environnementales. On observe dès lors un effet de ciseaux. La France est par ailleurs défavorisée par un différentiel de prix, qui ne concerne pas que les médicaments innovants : certains médicaments anciens sont moins chers en France que dans d'autres pays, notamment en Allemagne.
La faiblesse des stocks est un autre facteur, que l'on ne peut imputer à la volonté des acteurs concernés. Ils sont en tension du fait de la hausse de la demande mondiale. On ne peut reprocher aux officines de limiter leur stock dans le contexte actuel, notamment sur des produits onéreux.
Les problèmes rencontrés à l'hôpital résultent en partie des procédures d'achat mises en oeuvre depuis le programme PHARE, qui tendent à devenir de plus en plus importantes, voire géantes. Certaines procédures couvrent la France entière et concernent la majorité des hôpitaux. Dans de telles situations, l'opérateur ne peut pas suivre, sans que d'autres industriels puissent compenser dans les mêmes proportions.
La fragilité de l'Europe pour la production de substances actives est elle aussi préoccupante, et devient même dramatique. La Chine a mis en place un programme environnemental en 2013 : 80 000 usines ont été fermées en 2017. Or l'une de ces usines fabriquait l'acide clavulanique utilisé pour la production d'Augmentin®, d'où une pénurie de ce produit à l'échelle mondiale. De tels problèmes affectent également les matières premières de synthèse nécessaires à la fabrication des principes actifs, qui sont également produites en Chine. Il faut donc une action politique forte en France, au niveau du Premier ministre, afin de mettre en oeuvre une politique industrielle et de préserver nos approvisionnements. Il en va de notre indépendance sanitaire et de la protection de la santé publique.
En matière de production de médicaments, il est difficile d'anticiper les besoins. La production d'un vaccin représente par exemple trois ans de travail (à l'exception du cas particulier du vaccin contre la grippe, produit en six mois). Il suffit ainsi que dix-sept pays dans le monde, dont les États-Unis, réinscrivent le vaccin de la coqueluche dans leur programme vaccinal pour que l'on en manque en Europe : il ne suffit pas de claquer des doigts pour en produire de nouveaux.
Il existe également un problème de différenciation retardée. Aux États-Unis, les produits peuvent être répartis au dernier moment sur le territoire dans la mesure où ce sont les mêmes formules et la même langue qui sont utilisées. En Europe, les formules diffèrent légèrement d'un pays à l'autre -surtout pour les produits anciens, qui ne sont pas passés par une procédure centralisée- et les langues sont différentes, ce qui oblige à la production de notices différenciées ; ainsi un produit valable pour la France ne l'est-il pas forcément pour la Belgique.
On observe par ailleurs que les centres de décision économique à l'échelle mondiale se décalent de plus en plus vers les États-Unis - les producteurs préfèrent produire dans le pays qui achète au meilleur prix...
On observe également une complexification progressive du cadre réglementaire des variations techniques d'AMM. Il faut trois ans pour changer la taille d'un lot, selon une mécanique excessivement complexe, car le cadre européen n'est pas si harmonisé qu'on le croit ; le contenu des dossiers demandés diffère selon les pays, et certains États mettent deux mois pour examiner leur recevabilité quand d'autres en prennent trente. Pendant ces périodes, la possibilité de recourir à des stocks additionnels est limitée dans la mesure où la période de validité avant péremption dure généralement deux ans. Les premiers pays ayant accepté la modification du produit seront dès lors les mieux servis.
Un autre aspect majeur réside dans les exigences de qualité. Le programme américain de compensation et d'atténuation des ruptures, mis en place en 2013, donne d'excellents résultats, puisque l'on est passé de 100 % à 10 % de rupture en matière de qualité ; c'est ce que l'on appelle la flexibilité réglementaire. Parallèlement, on observe en France, depuis 2015, un durcissement de la réglementation et un manque de reconnaissance mutuelle des inspections ; ainsi certains industriels nous ont-ils indiqué avoir soixante-dix inspections par an, dont certaines sont divergentes.