Intervention de Bruno Le Maire

Mission commune d'information sur Alstom — Réunion du 8 mars 2018 à 13h45
Audition de M. Bruno Le maire ministre de l'économie et des finances

Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances :

Il était plus que temps que je vienne expliquer devant vous la stratégie industrielle du Gouvernement et du Président de la République. Elle existe, elle est volontariste, nouvelle et nous assumons des choix de rupture qui ont été retardés trop longtemps, conduisant notre industrie à perdre des emplois et des compétences : ce sont les rapprochements avec des groupes européens, la cession d'actifs ou l'investissement dans l'innovation de rupture.

Nous n'entendons pas piloter ou nationaliser l'industrie française, car cela conduirait à son effondrement. Celle-ci a besoin d'investissements, d'innovation, de compétences, de formation, de compétitivité, de réduction des coûts et de rassemblement pour être puissante.

Notre stratégie industrielle commence à donner des résultats, en particulier en matière d'emploi industriel, ce qui indique que nous allons dans la bonne direction. Je crois à l'avenir industriel de la France, comme j'ai affirmé ici même croire à l'avenir agricole de la France. Il s'agit d'un atout stratégique majeur de notre pays et mon action consiste à la défendre et à la développer.

Pour cela, nous devons inventer une voie nouvelle, qui passe par un certain nombre de choix. Le premier a été fait il y a plusieurs années. Des dispositifs visent ainsi à réduire les coûts et à améliorer la compétitivité de l'industrie et de l'économie en général ; ils seront maintenus et renforcés. Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) deviendra ainsi un allègement de charges pérenne et définitif ; le crédit d'impôt recherche sera maintenu afin de préserver la capacité d'innovation de notre industrie.

Nous allons plus loin, en adoptant des mesures fiscales décisives. Nous allégeons ainsi la fiscalité sur le capital, dont l'industrie est très consommatrice. Certains poussent de hauts cris, en nous accusant de favoriser le capital par rapport au travail, mais l'un ne va pas sans l'autre et nous soutenons l'industrie en allégeant l'impôt sur le capital. Nous baissons également l'impôt sur les sociétés, car c'est indispensable au développement de notre industrie. Passer le taux d'imposition de 33 % à 25 % d'ici à 2022 nous garantit ainsi la compétitivité fiscale face à nos voisins.

L'obstacle principal à la croissance de notre industrie réside dans la difficulté à faire monter en gamme l'outil productif. Nous entendons favoriser ce que l'on appelle la compétitivité hors coûts. Cela consiste à rendre nos produits attractifs et performants, grâce à la technologie embarquée, le design, les marques, le savoir-faire. Nous faisons cela en viticulture, dans le secteur automobile, dans le décolletage, la chimie, le médicament, le luxe, etc. Nous avons une industrie exceptionnelle, ne lui mettons pas de bâtons dans les roues !

La loi à venir sur la croissance et la transformation des entreprises contiendra des mesures visant à aider les entreprises à grandir et à monter en gamme. Nous allons simplifier et alléger les seuils, faciliter la transmission d'entreprises pour favoriser le capitalisme familial et améliorer le financement grâce à l'assurance-vie et à l'épargne-retraite.

Il est de bon ton de dire que nous sommes les champions de l'innovation, mais nous pouvons faire mieux. Le crédit impôt recherche (CIR) est un socle qui n'est plus suffisant, il nous fait lever les blocages réglementaires et législatifs identifiés par la mission confiée à MM. Distinguin, Dubertret, Lewiner et Stéphan.

Notre faiblesse réside dans l'innovation de rupture. Nous allons donc mettre cette question sur le devant de la scène. Les transformations technologiques vont vite, nous devons donc financer ces innovations, y compris avec des moyens publics, ou nous perdrons la bataille et nous quitterons la course mondiale.

Il y a quelques années, j'avais pris connaissance d'une note affirmant que le lanceur renouvelable n'était qu'une lubie de milliardaire. Aujourd'hui, cette lubie marche, avec l'aide des installations de la NASA et le soutien des pouvoirs publics américains qui acceptent de payer plus cher les lancements institutionnels. Ce lanceur est devenu un concurrent redoutable d'Ariane 6.

Nous voulons faire la même chose pour l'intelligence artificielle, pour le stockage des énergies renouvelables, pour le véhicule autonome. Nous voulons nous donner les moyens d'investir dans des technologies dont nous ne savons pas si elles marcheront. Certaines d'entre elles, au moins, se développeront et garantiront que la France et l'Europe resteront dans la course.

Notre fonds pour l'innovation de rupture est doté de 10 milliards d'euros financés par des cessions de participations de l'État, qui généreront un rendement de 250 à 300 millions d'euros par an. C'est un point de départ. J'espère que demain ce fonds deviendra franco-allemand, puis, après demain, qu'il sera européen et doté de 2 milliards d'euros, soit l'équivalent de la Darpa américaine.

L'enjeu est historique. Nous devons consacrer des moyens financiers pour alimenter ce fonds, sinon nous affaiblirons notre industrie, mais surtout nous perdrons notre souveraineté technologique. Sans ces actions, nous nous servirons de voitures et d'avions qui seront guidés par des technologies étrangères.

Nous n'avons pas vocation à bâtir des champs éoliens off-shore dont nous construirions les mâts et les pâles, mais dont le système de stockage serait chinois ou américain. Ce sujet me tient très à coeur et je souhaite que la mobilisation soit nationale.

Pour réussir la montée en gamme, la formation est stratégique. À ce titre, les annonces de Muriel Pénicaud sont décisives pour l'avenir de l'industrie. Les ingénieurs, les chaudronniers, les soudeurs, les peintres, les mécaniciens ne sont aujourd'hui pas disponibles en nombre suffisant. Dans la mécanique agricole, par exemple, de nombreux emplois restent à pourvoir, par manque de formation.

Il faut opérer une révolution culturelle pour changer le regard que les générations nouvelles portent sur l'industrie. L'industrie, c'est du savoir-faire, des technologies, de la robotique, de la digitalisation, etc. Nous devons l'expliquer afin que le secteur redevienne attractif.

Baisser les coûts, améliorer la qualité, le troisième volet de notre stratégie est la restructuration des filières. Devant le dernier Conseil national de l'industrie, j'ai annoncé la constitution de dix comités stratégiques de filières. Il s'agit, pour les industriels, de mieux identifier les projets structurants, de mieux organiser les projets de recherche et développement, de mieux partager les données, de mieux répondre aux besoins de formation des filières.

Ayons la vision de l'industrie de demain, qui est autant un service qu'une production manufacturière. La vieille distinction entre industrie et services est stupide et dépassée. Quand Michelin vend un pneu, il vend également un service. S'il ne recueille pas les données générées par l'usage de ses produits, il ne fait pas son travail. Cette entreprise a parfaitement compris que cette frontière avait été abolie. L'organisation des filières doit donc permettre de lier production manufacturière et services.

Début avril, je rencontrerai la filière automobile. Les résultats de nos grands groupes sont exceptionnels, ils offrent la preuve que nous pouvons y arriver, que tout est possible pour l'industrie française ! Peugeot et Renault, dont on doutait de l'avenir, sont ultra-performants, et obtiennent d'excellents résultats.

Je n'oublie pas le diesel, qui est un sujet de préoccupation majeure. Nous avons constaté l'effondrement des ventes, il faut accompagner les sous-traitants, qui fabriquent des injecteurs ou d'autres éléments de moteurs, et travailler sur des solutions de remplacement et d'accompagnement. Nous ne laisserons tomber personne, et nous accompagnerons au mieux les filières les plus fragiles.

Cette restructuration des filières se fera sous une marque : la « French Fab » à l'insigne bleu comme celui de la « French Tech » est rouge. Avec le blanc, nous rassemblerons ce secteur derrière une seule bannière nationale, en proscrivant les querelles de clocher.

Pour que cette stratégie porte ses fruits, nous devons l'intégrer dans une dimension européenne. Ceux qui font une croix sur cette dimension font une croix sur notre industrie. Nous ne nous développerons que si nous exportons, dans le cadre d'un libre-échange réciproque. Le protectionnisme ne nous mènera nulle part et les guerres commerciales ne feront que des perdants. Elles empêcheront la compétition et l'émulation qui l'accompagne. Le libre-échange, ce n'est pas ouvrir grand les portes et fenêtres, mais mettre en place des règles de réciprocité : si un marché est ouvert en France, alors il doit être ouvert à l'étranger pour les Français.

Les règles environnementales que nous demandons à nos producteurs industriels d'appliquer doivent être exigées de ceux dont nous importons les produits, sauf à instaurer des règles tarifaires en compensation de ces règles environnementales : le libre-échange auquel je crois doit être fondé sur une stricte réciprocité, ce qui suppose évidemment que l'Europe soit capable de défendre plus efficacement ses intérêts. Nous travaillons à cet effet à un projet de directive, afin de mieux contrôler les investissements étrangers réalisés en Europe. Martial Bourquin y a fait allusion : l'affaire de la société allemande Kuka aurait dû marquer le réveil de l'Europe en matière de défense de ses intérêts industriels. Pour mémoire, Kuka, leader mondial de la robotique, a été racheté par un investisseur chinois avec le soutien d'aides d'État, pourtant interdites en Allemagne comme en Europe. Souhaitons que le projet de directive que je mentionnais précédemment inclue la possibilité de refuser de tels investissements au nom de la réciprocité des règles applicables !

Au niveau national, le Premier ministre l'a annoncé et je vous le confirme : dans le cadre du projet de loi sur la croissance et la transformation des entreprises, sera renforcé le régime de contrôle des investissements étrangers en France. Nous élargirons en particulier le champ de ce contrôle à de nouveaux domaines comme l'espace, le stockage de données, l'intelligence artificielle et les semi-conducteurs. Dans les entreprises stratégiques pour la France, des actions pourront être menées par l'État pour protéger les intérêts nationaux. Seront également améliorés la stabilité du capital des entreprises cotées, notamment en développant l'actionnariat salarié, et le fonctionnement opérationnel du dispositif de veille et de détection des menaces contre nos entreprises stratégiques au niveau du ministre de l'économie et des finances comme de la Présidence de la République, avec la tenue régulière d'un conseil de défense et de sécurité nationale sur les questions économiques. Enfin, nous renforcerons les dispositifs d'injonction et de sanction pour répondre plus efficacement aux défauts de demande d'autorisation et au non-respect des conditions fixées lors de la délivrance d'une autorisation.

Certains s'inquiètent du renforcement de cet arsenal, notamment les acteurs de la French Tech. Qu'ils n'aient crainte ! Nous n'érigeons pas de barrières mais améliorons nos capacités de contrôle. Plus un pays est ouvert, plus il doit être en mesure de se défendre : parce que la France est attractive pour les investisseurs, elle doit protéger ses entreprises stratégiques. Il n'existe pas d'opposition mais une complémentarité entre l'ouverture aux investisseurs étrangers et la protection effective de nos intérêts stratégiques.

Au niveau européen, il me semble indispensable de favoriser l'émergence de champions industriels. L'idée est souvent évoquée mais toujours en imaginant qu'il s'agit d'entreprises françaises, qui se seraient développées à l'échelle européenne. En réalité, un champion industriel européen rassemble les meilleures compétences de chaque pays, à l'instar des rapprochements entre STX et Fincantieri ou entre Siemens et Alstom.

Vos interrogations sur la fusion entre Siemens et Alstom sont parfaitement légitimes et je m'attacherai à y répondre précisément. Soyons clairs : la trajectoire financière d'Alstom demeure insatisfaisante en raison d'une trop faible rentabilité. Certes, des progrès ont été réalisés, mais la situation reste trop fragile pour envisager avec sérénité l'avenir de l'entreprise à dix ans, quinze ans ou vingt ans. Il aurait été irresponsable de la part de l'État de laisser Alstom seul et immobile, à l'heure où tous les acteurs mondiaux du ferroviaire se regroupent et se transforment à une vitesse spectaculaire. À titre d'illustration, la marge opérationnelle d'Alstom est en retrait de plusieurs points par rapport à celle de Siemens, mais aussi de Construcciones y auxiliar de ferrocariles (CAF), le constructeur ferroviaire espagnol, et de CRRC, le principal acteur chinois. Même si Alstom a réussi à augmenter son chiffre d'affaires de 40 % en cinq ans, effort pour lequel doivent être salués salariés, ouvriers et direction de l'entreprise, pour atteindre 7 milliards d'euros en 2017, il convient de rappeler que celui de CRRC s'établit à 28 milliards d'euros, dont 7 milliards d'euros à l'exportation. Telle est la réalité de la concurrence !

Il était en conséquence indispensable de consolider Alstom pour améliorer ses performances, renforcer ses sites de production et protéger ses salariés. Quelles étaient les options du Gouvernement ? D'aucuns auraient imaginé un mariage avec Thalès, mais Thalès, par ailleurs performant dans la signalisation mais moins dans le ferroviaire, ne le souhaitait pas. Quant à Bombardier, l'implantation de ses sites aurait généré des doublons et, partant, de nécessaires fermetures. Bombardier et Siemens étant en discussion sur un éventuel rapprochement, nous courrions le risque qu'un tel accord aboutisse. Alors Alstom, quatrième acteur mondial, aurait été distancé par un nouveau géant face auquel il n'aurait guère fait le poids. Il nous fallait donc décider, sereinement et avec une vision stratégique, de la création d'un champion franco-allemand du ferroviaire. L'accord entre Alstom et Siemens est entouré de garanties en termes d'emplois, de préservation des sites et de direction de l'entreprise. Cet accord sera disponible, pour les parlementaires qui souhaitent le consulter, au ministère de l'économie et des finances, afin de garantir le secret des affaires.

Le fait que l'État n'ait pas usé de son option d'achat sur les titres prêtés par Bouygues a également été critiqué par certains. Ce point mérite quelques explications techniques. L'État disposait d'une option d'achat à 35 euros pour 20 % du capital jusqu'au 6 octobre 2017. Avant l'annonce de l'opération de rapprochement, le 20 septembre 2017, le cours de l'action Alstom n'avait jamais dépassé 32 euros. En exerçant l'option d'achat à ce prix, l'État aurait perdu trois euros par action, soit environ 150 millions d'euros. Or, je ne crois pas que dilapider l'argent du contribuable fasse partie des attributions du ministre des finances... Après l'annonce du rapprochement, l'action a atteint 35,8 euros. Si l'État français avait alors exercé son option d'achat, il aurait fait échouer l'opération, entraînant un effondrement du cours de l'action Alstom. Cela aurait été irresponsable industriellement, puisque nous condamnions le rapprochement entre Siemens et Alstom, et stupide financièrement puisque nous aurions finalement perdu beaucoup d'argent car l'État se serait alors retrouvé avec 20 % du capital acquis à plus de 35 euros, pour un cours qui serait sans doute tombé sous le seuil de 30 euros. Au 7 mars, le prix de l'action s'établit d'ailleurs à 33 euros. Il me semble donc que ces critiques, provenant parfois de bords politiques dont nous aurions imaginé une réaction différente, font la part belle aux spéculateurs. Je suis, pour par part, comptable de l'argent des Français et responsable d'une stratégie industrielle ; je ne me livre pas aux opérations de spéculation auxquelles certains voudraient m'inviter.

Je crois, en conclusion, à l'avenir de l'industrie française et suis convaincu que nous avons de magnifiques perspectives ! Notre industrie repose d'abord sur des compétences et sur l'innovation, raison pour laquelle nous engageons des actions ambitieuses en matière de formation et l'apprentissage. L'innovation de rupture est absolument décisive, mais je ne crois nullement à cette idée un peu saugrenue selon laquelle existerait une industrie de demain en opposition totale à celle d'hier. L'industrie de demain est tout simplement l'industrie d'hier, qui se transforme radicalement, sans qu'il soit nécessaire, bien au contraire, de se débarrasser des outils industriels, des sites et des compétences. Prenez des exemples concrets ! Dans la vallée de l'Arve, les usines de décolletage ont plus d'un siècle d'existence ; pourtant, elles sont à la pointe des technologies : elles intègrent la numérisation et la robotisation et ont développé l'intelligence artificielle au niveau le plus pointu. Le décolletage n'a pas été abandonné au profit d'une autre industrie : il a été radicalement modernisé pour le rendre extraordinairement performant. Regardez la Cosmetic Valley ! Ses industries ont des décennies, voire des siècles, d'existence, mais savent se transformer. L'automobile est une tradition de plus d'un siècle en France ; la modernisation de son outil industriel a permis de conserver un savoir-faire absolument exceptionnel. Ces mutations n'interdisent nullement le développement parallèle de nouvelles industries de pointe, à l'instar de la finance ou de la recherche en matière technologique. C'est en pensant large, en pensant grand et en pensant neuf que l'on construira l'avenir de notre industrie !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion