Intervention de Dominique Maillard

Commission d'enquête sur le coût réel de l'électricité — Réunion du 13 mars 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Dominique Maillard président du directoire de réseau de transport d'électricité rte

Dominique Maillard, président du directoire de Réseau de transport d'électricité :

Mesdames, messieurs les sénateurs, je répondrai aux questions dans l'ordre où elles m'ont été posées, en faisant une légère exception pour le sujet d'actualité, c'est-à-dire la pointe de consommation du mois de février dernier. L'existence de telles pointes est l'une des justifications des investissements que nous aurons à faire.

En guise d'introduction, je vous présenterai brièvement Réseau de transport d'électricité, RTE.

RTE a été constitué il y a une dizaine d'années, dans la foulée des directives européennes sur l'ouverture des marchés et la disparition des monopoles. RTE est un monopole « naturel » au sens où même les économistes les plus libéraux n'envisagent pas la duplication d'un réseau de transport d'électricité, aussi bien pour des raisons économiques que pour des raisons environnementales. Pour autant, ce monopole est régulé : RTE a l'obligation de fournir des prestations non discriminées à l'ensemble des opérateurs du marché, y compris l'opérateur historique, qui est aujourd'hui notre actionnaire à 100 %.

Il a beaucoup été discuté au niveau européen des différents modèles possibles. La France, avec quelques autres pays, a adopté le modèle ITO, Independent Transmission Operator - en français : « opérateur de transport indépendant ». Ce modèle reconnaît que RTE est une filiale à 100 % de l'opérateur historique, mais fixe un ensemble de conditions que nous devons remplir pour attester de notre indépendance à son égard : on ne doit pas pouvoir nous soupçonner de le favoriser, soit dans notre politique d'investissements, soit dans notre comportement au jour le jour.

RTE doit respecter un certain nombre de règles et un code de bonne conduite, avec un contrôleur général de la conformité - un déontologue - à demeure.

Nos investissements - c'est un point très important qui rejoint l'une des questions posées - ne sont pas fixés par l'actionnaire, ce qui est exorbitant du droit commun, mais sont approuvés par le régulateur, que vous avez déjà entendu. Idem pour les tarifs, mais c'est parce que nous sommes un monopole.

RTE, ce sont 8 500 personnes et 100 000 kilomètres de lignes de 63 000 à 400 000 volts. La frontière entre le transport et la distribution ne résulte pas des lois particulières de l'électrotechnique ; elle est fixée de la sorte en France depuis 1946 : au sein d'EDF, ces deux activités étaient distinguées. La différence a sans nul doute son importance pour les élus locaux que vous êtes, puisque la distribution est assurée sous un régime de concession - l'autorité concédante étant la commune ou un regroupement de communes -, alors que le transport relevait naguère d'un régime de concession d'État. Aujourd'hui, RTE est propriétaire de son réseau, mais doit respecter un cahier des charges qui est un peu l'équivalent d'une concession passée avec l'État.

Sur ces 100 000 kilomètres de réseau, 25 000 kilomètres sont à 400 000 volts - ce sont les autoroutes de l'électricité, la grande colonne vertébrale du réseau -, 25 000 kilomètres sont à 225 000 volts - soit le niveau de tension immédiatement inférieur - et 50 000 kilomètres constituent le réseau de répartition, qui est plutôt un réseau régional à 90 000 volts et à 63 000 volts.

Sur le plan technique, ces réseaux à différents niveaux de tension ont la caractéristique d'être maillés. Cela signifie qu'il existe plusieurs chemins électriques entre deux points, ce qui permet de garantir la continuité de l'alimentation, par exemple lors des interventions d'entretien, en cas d'incidents ou à l'occasion d'événements météorologiques. Cependant, cette continuité d'alimentation ne peut pas être garantie si une tempête, comme nous en avons connu, met par terre plusieurs éléments du réseau.

Si le réseau de transport est maillé, ce n'est pas le cas du réseau de distribution, du moins pas dans toutes ses composantes, notamment en ce qui concerne l'alimentation des habitations, généralement desservies par une seule ligne.

Notre philosophie est donc celle du réseau maillé, de la redondance, c'est-à-dire que nous calculons le réseau selon une logique du « n-1 » au « n-2 » : nous devons être capables de nous passer d'un élément, d'une tranche, d'un poste, d'une grande ligne, voire plus, et si nous perdons un des chemins, nous devons avoir la possibilité d'en emprunter au moins un autre.

Nos investissements annuels s'élèvent à 1,2 milliard d'euros et notre chiffre d'affaires à 4 milliards d'euros. Nous investissons donc à peu près le tiers de notre chiffre d'affaires.

Nos recettes proviennent pour 90 % des tarifs de péage fixés par le régulateur. Ces tarifs ne sont pas négociables. Nous avons l'interdiction de pratiquer des ristournes commerciales au bénéfice de nos plus gros clients. Nous appliquons, bien sûr, strictement cette règle. Les 10 % restants proviennent de la gestion des interconnexions avec les pays voisins.

RTE est responsable du développement de ces interconnexions et de leur exploitation. Ces interconnexions sont gérées commercialement par un régime d'enchères. En effet, elles ne sont pas suffisantes pour satisfaire potentiellement toute la demande : on met donc aux enchères les capacités. Le système est néanmoins vertueux puisque la propension à payer pour le passage d'une frontière est au plus égale au différentiel de prix existant entre les deux côtés de la frontière : si en France le prix du mégawattheure est de 50 euros et si le coût de production en Allemagne est de 40 euros, les producteurs allemands auront envie de vendre en France, mais ils n'accepteront évidemment pas de payer plus de 10 euros pour le passage de la frontière. S'ils payent 5 euros, ils sont contents, s'ils payent 2 euros, ils sont encore plus contents, etc.

Dans ce système d'enchères, instauré par les directives européennes, les exploitants des réseaux des deux côtés de la frontière se partagent les recettes, quel que soit le sens de circulation de l'électricité. Mais ces recettes sont difficilement prévisibles, dans la mesure où elles résultent à la fois du volume des échanges et des différentiels de prix, qui eux-mêmes ne sont pas prédictibles : ils peuvent dépendre de conditions locales instantanées de température, de météo, de disponibilité des moyens de production, etc. Ces recettes s'élèvent à près de 300 millions d'euros, soit, je le répète, 10 % de nos recettes.

Telle est l'économie générale de RTE.

Quelle est maintenant notre mission ? Elle est non seulement de développer et d'entretenir le réseau, mais aussi d'assurer l'équilibre entre l'offre et la demande, bien que RTE ne soit ni producteur ni consommateur. En effet, l'électricité ne se stocke pas, c'est une vérité électrotechnique. Il faut donc assurer de manière instantanée l'équilibre entre l'offre et la demande.

Comment assurer cet équilibre, sachant qu'il y a des aléas aussi bien du côté de l'offre que du côté de la demande ?

Chaque fournisseur sur le marché est tenu de donner au réseau autant d'énergie que ses clients sont censés en consommer ; j'ai bien dit « sont censés en consommer », puisque la consommation n'est jamais prévisible avec une certitude absolue. Les fournisseurs satisfont à cette exigence soit avec leurs propres moyens de production, soit grâce à des contrats passés avec d'autres producteurs ou en achetant de l'électricité à l'étranger. Ils fournissent donc a priori à RTE autant d'énergie que ses clients en consomment. En réalité, il existe toujours un écart, par exemple parce que la température est inférieure de 1°C ou de 2°C à la prévision, parce que la nébulosité n'est pas celle qui était attendue, parce qu'une usine s'arrête, etc.

Il faut donc compenser cet écart. C'est à RTE qu'incombe cette responsabilité. Nous le faisons à partir des moyens que nous pouvons mobiliser, la loi faisant obligation aux producteurs de nous déclarer toutes leurs capacités disponibles. Malgré tout, ils sont libres de leurs prix. C'est une façon de concilier libéralisme et dirigisme : le dirigisme tient à l'obligation de déclarer les capacités, le libéralisme à la libre détermination du prix. Un producteur qui n'aura pas envie d'être sollicité proposera un prix élevé, mais un producteur dont l'installation ne fonctionnera qu'à 80 % de ses capacités aura tendance à vouloir la faire fonctionner à 100 %, puisque le coût marginal est faible, et donc à proposer un prix attractif.

RTE peut également recourir à des effacements, c'est-à-dire procéder à une diminution de la consommation. De gros consommateurs industriels peuvent accepter - mais cela a un coût - d'arrêter leur production ou de démarrer des moyens de production autonome. Il existe aussi maintenant des agrégateurs d'effacement, c'est-à-dire des opérateurs qui fédèrent des effacements, y compris de consommateurs domestiques, dont la somme est significative pour RTE, notamment pour les moyens de pointe, sujet que j'aborderai dans quelques instants.

Cet ajustement, soit par des productions supplémentaires, soit par des effacements, est réalisé par RTE de manière instantanée.

Néanmoins, nous ne sommes que des greffiers : nous mobilisons les moyens, puis nous reconstituons en essayant de rendre à César ce qui lui appartient : si on a dû mobiliser des moyens, c'est que certains fournisseurs n'ont pas apporté assez d'énergie au réseau par rapport à la demande de leurs clients, et inversement. Nous réconcilions ces écarts - c'est le mécanisme d'ajustement - en faisant payer l'énergie que nous avons dû acheter à ceux qui n'en ont pas produit assez et en rémunérant ceux qui ont fourni plus d'énergie que ce qui leur était demandé pour leurs propres clients. Je n'entrerai pas dans le détail, mais il existe un système qui permet d'éviter que certains fournisseurs soient systématiquement trop « longs » ou trop « courts ».

C'est là une de nos missions importantes, celle sur laquelle nous sommes jugés : si nous ne parvenons pas à l'assurer, l'autre façon d'ajuster l'offre à la demande est de réduire celle-ci, non de manière volontaire par un effacement, mais par des délestages. On déleste quand on ne peut plus assurer par des moyens de production les compléments nécessaires ou à défaut d'effacement volontaire. Pour éviter un effondrement ou un déséquilibre important du réseau, on déleste grâce à des automates qui répartissent la consommation : sont bien entendu d'abord effacées les consommations non prioritaires. Ce moyen de dernier recours a été utilisé pour la dernière fois en France en novembre 2006, à la suite d'un incident.

Y a-t-il des périodes plus cruciales que d'autres ? Oui, les périodes de pointe sont celles qui demandent le plus de vigilance. Il ne faudrait pas en tirer la conclusion que ce sont nécessairement les seules périodes dangereuses pour l'équilibre entre l'offre et la demande. D'ailleurs, les grands incidents, en France, en Europe ou dans le monde, ne sont pas forcément survenus en période de pointe. Le 4 novembre 2006, nous n'étions pas en période de pointe : un soir de week-end, quelque part en Allemagne, un de nos collègues a pris une mauvaise décision et interrompu une ligne importante afin de permettre la sortie d'un bateau dont la construction venait d'être achevée dans un chantier naval. Pour éviter la formation d'un arc électrique entre le mât de ce bateau et la ligne, il a coupé la circulation d'électricité non pas à une heure du matin, comme prévu, mais à dix heures du soir, parce que le capitaine du navire, craignant que la mer ne soit pas bonne, a voulu sortir plus tôt. À dix heures du soir, le système électrique n'avait pas la même configuration qu'à une heure du matin. En interrompant cette ligne, notre collègue allemand a provoqué, par un effet de dominos, des surcharges sur d'autres lignes, qui ont les unes après les autres disjonctées. Toute la partie est de l'Europe s'est trouvée coupée de la partie ouest. Manque de chance, à ce moment-là, la partie est était exportatrice d'environ 10 000 mégawatts vers la partie ouest.

Les mécanismes de compensation automatique sur l'ensemble de la plaque continentale tolèrent des variations pouvant aller jusqu'à 3 000 mégawatts, mais aucun moyen ne permet de compenser une variation de 10 000 mégawatts. Les systèmes de délestage ont pris le relais : faute de pouvoir augmenter la production au bon niveau, la consommation a été abaissée pour arriver à l'équilibre et reconstruire le réseau. Il y a donc eu sur l'Europe de l'Ouest un délestage qui a concerné au total environ 15 millions de consommateurs, en France, mais aussi en Belgique, en Espagne et jusqu'au Maroc, pays qui est également interconnecté. Ce délestage a permis de réajuster l'offre et la demande en moins de deux heures. Ensuite, progressivement, des moyens de production supplémentaires, notamment hydrauliques, à démarrage très rapide, ont pu être mis en place pour remonter la production et reconstituer le réseau.

Nous ne sommes pas à l'abri d'incidents de ce type. En l'occurrence, le 4 novembre 2006, il résultait d'une erreur de manipulation ou d'une prise en compte insuffisante des conséquences de la coupure d'une ligne sur les réseaux voisins.

Vous m'avez demandé si le développement de l'interconnexion n'était pas de ce fait risqué. Même si cet incident a bien été l'« exportation » d'un geste professionnel inadapté de l'Allemagne vers les autres pays, ma réponse est catégoriquement non.

Aujourd'hui, et de manière quotidienne, la synchronisation des réseaux permet, à l'insu du consommateur final, de compenser d'éventuelles variations : centrales qui s'arrêtent brutalement de fonctionner, sautes de vent pour la production éolienne, etc. Tous ces incidents sont absorbés par la synchronisation des réseaux : plusieurs fois par jour, des actions de solidarité permettent la continuité de l'alimentation. Il y a eu un seul problème en cinq ans, qui s'est traduit par des délestages, et j'espère même que la probabilité d'un tel événement baissera à l'avenir. En tout cas, la balance est selon moi clairement positive.

Les risques vont-ils s'accroître dans les années à venir ? Oui, parce que les marges dont disposent l'ensemble des opérateurs électriques ont tendance à se réduire. Il est plus difficile de construire de nouvelles installations, quelles qu'elles soient. Il est surtout plus difficile de réaliser de nouvelles lignes électriques. Certes, je prêche pour ma paroisse, mais je n'ai pas honte de le faire.

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