Intervention de Dominique Paturel

Mission d'information Sécurité sociale écologique — Réunion du 2 mars 2022 à 17h00
« un exemple de l'état-providence écologique : une allocation alimentaire universelle ? » — Audition de M. Daniel Nizri président de la ligue nationale contre le cancer et du comité de suivi du programme national nutrition santé 2019-2023 et de Mme Dominique Paturel chercheuse à l'institut national de recherche pour l'agriculture l'alimentation et l'environnement inrae

Dominique Paturel, chercheuse à l'Institut national de la recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) :

Pour ma part, en tant que chercheuse, je vais aborder la question sous l'angle de la démocratie alimentaire, sur laquelle je travaille depuis une vingtaine d'années.

Les sciences sociales se sont intéressées à ce sujet à partir du renouveau des circuits courts, qui ont joué et qui jouent encore un rôle extrêmement positif dans l'apprentissage de l'alimentation et la connaissance de la chaîne de production. Notre hypothèse est que plus les gens peuvent délibérer de ce qu'ils ont dans leur assiette, au travers des questions de l'accès et de la durabilité, et plus leurs façons de manger changent.

Par ailleurs, la crise sanitaire, en particulier le premier confinement, nous a montré que les interdépendances étaient nombreuses et importantes, entre les différentes activités qui concourent à l'alimentation, mais aussi entre les territoires. Il ne faut jamais oublier les multiples liens qui unissent à la fois l'alimentation à ses filières et les gens entre eux.

Nombre de concepts ont été forgés pour appréhender la situation : « démocratie alimentaire », « souveraineté alimentaire », « justice alimentaire », auxquels s'articulent « alimentation durable », « aide alimentaire », « alimentation de qualité pour tous », « sécurité alimentaire », « insécurité alimentaire » et « précarité alimentaire ». Tous ces termes sont voisins, mais ils ne disent pas tous la même chose. Ils sont entrés dans le paysage intellectuel français récemment, à partir du début des années 2000.

En ce qui concerne la question de l'alimentation, au cours des dix dernières années, une controverse assez forte a eu lieu dans la communauté des professionnels et des chercheurs, habitués à travailler dans les instances internationales avec une approche humanitaire.

La notion d'« insécurité alimentaire » a été opposée à celle de « sécurité alimentaire », elle-même exprimée par le ratio entre le nombre total des habitants et la surface des productions agricoles possibles sur la planète, donc conçue selon une approche très quantitative et parfois éloignée du terrain.

Le concept de « souveraineté alimentaire », quant à lui, a été porté à l'échelle internationale par le mouvement Via Campesina, par opposition à la sécurité alimentaire : il s'agissait de montrer l'importance du travail accompli par les paysans, alors même que ceux-ci, à l'échelle planétaire, ont souvent du mal à s'alimenter.

Enfin, le concept de « justice alimentaire », arrivé en France en 2010, est essentiellement porté par les environnementalistes, qui constatent que les populations les plus défavorisées habitent les territoires les plus pollués. Il a lui aussi des implications sur l'alimentation.

En France, au sein de l'atelier 12 des États généraux de l'alimentation, un débat important a été mené autour du terme à utiliser pour renouveler la politique sociale en matière d'aide alimentaire. C'est le concept de « précarité alimentaire » qui s'est imposé. Il est vrai que cet atelier était animé par la Direction générale de la cohésion sociale, qui a l'habitude de penser ses actions en fonction de la lutte contre la pauvreté.

Au milieu des années 1980, le Conseil économique et social, sous l'influence de Joseph Wresinski, avait proposé une définition de la précarité qui donna naissance par la suite au revenu minimum d'insertion. C'est de cette façon que l'ensemble des politiques sociales ont été conçues en France, jusqu'à aujourd'hui. Le thème de la précarité alimentaire, contrairement à celui de l'insécurité alimentaire, met en avant les liens sociaux pour qualifier l'exclusion et l'inclusion. Comme d'autres politiques sociales, il a été fortement influencé par les importants travaux de Robert Castel et Serge Paugam sur la désaffiliation.

La précarité alimentaire a été traitée à cette aune, comme un segment de la pauvreté, comparable à la précarité énergétique, à la précarité en termes de soins, etc. Le problème de l'accès à l'alimentation a donc trouvé sa « solution », depuis le milieu des années 1980, dans la construction de la filière de l'aide alimentaire, avec quatre opérateurs historiques : les Restos du Coeur, les banques alimentaires, la Croix-Rouge et le Secours populaire ; c'est d'ailleurs la seule politique sociale qui soit ainsi sous-traitée par l'État au secteur caritatif. Cette filière a connu par la suite différentes phases de modernisation.

Toutefois, nos travaux montrent que le droit à l'alimentation, même à l'échelle internationale, ne se résume pas à ces aspects. Il implique aussi des enjeux extrêmement importants en termes de conditions d'accessibilité, qui renvoient aux aspects économiques physiques, mais aussi aux besoins nutritionnels et culturels des populations, dont il faut respecter les religions.

De façon significative, quand la France est interrogée sur sa façon de mettre en oeuvre le droit à l'alimentation, elle répond par l'aide alimentaire, alors que cette dernière est différente et n'est peut-être même pas un droit d'être à l'abri de la faim. Le problème est le même dans l'ensemble des pays du Nord, où le droit à la santé, inscrit dans la Constitution, est essentiel ; l'accès à l'alimentation est pensé comme une déclinaison de ce droit. On a donc une sorte de poupée russe, les différents concepts s'emboîtant les uns dans les autres.

J'insiste, l'aide alimentaire n'est pas le droit à l'alimentation, même tel qu'il est conçu aujourd'hui dans les droits humains. C'est une façon de concevoir un modèle politique qui pose d'autres problèmes, notamment en termes d'égalité entre les habitants.

La première cause de la précarité alimentaire, tous les travaux s'accordent sur ce point, c'est la pauvreté économique. On sait aussi que la disparition du modèle de consommation local joue un rôle important, y compris dans les pays du Nord. Depuis quarante ans, un modèle similaire s'est mis en place partout, qui permet à la population d'accéder à une alimentation agro-industrielle, de façon d'ailleurs assez simple, en allant au supermarché. On ne peut donc pas changer les pratiques du jour au lendemain. Par ailleurs, la filière de l'aide alimentaire s'approvisionne auprès de ce système agro-industriel, dans lequel elle a sa place, notamment en récupérant les surplus et les invendus. Ce n'est pas un hasard si l'on parle de « filière de l'aide agroalimentaire » : il s'agit bien d'un ensemble d'activités qui sont liées par un processus de production, de transformation et de distribution. C'est non pas une oeuvre charitable, mais bien une politique sociale sous-traitée.

Cette filière s'est modernisée. On est passé de la distribution de colis à des paniers solidaires divers et variés, mais, fondamentalement, rien n'a changé : la population concernée doit toujours entrer dans un circuit très précis d'aides et passer par un certain nombre de contrôles pour accéder à ces produits. Cela dit, tous les acteurs font de leur mieux, compte tenu du contexte et des missions pour lesquelles ils sont mandatés.

Jusqu'en 2010, l'aide alimentaire était cette structure sous-traitée au secteur caritatif, avec un système de conventions qui devaient être renouvelées. Mais le financement à l'échelle européenne a changé, obligeant les États à revoir la façon dont ils soutenaient la filière : en 2010, l'aide alimentaire a été inscrite dans le code rural via la loi de modernisation de l'agriculture et de la pêche. La filière trouve donc bien sa nécessité autour de l'activité agricole. Cet aspect a été confirmé en 2014 et finalement inscrit dans le code de l'action sociale par la loi Egalim, revenant donc au sein de la politique sociale. Par ailleurs, en 2016, la loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire a renforcé cette filière, en la chargeant de valoriser les surplus alimentaires.

Aujourd'hui, la filière repose essentiellement sur des dons alimentaires. Elle est déléguée au monde associatif, qui doit prendre en charge les aspects opérationnels, administratifs, législatifs et sociaux. En même temps, elle dépend des subventions institutionnelles, que celles-ci émanent de l'État, de l'Union européenne ou des collectivités territoriales, ainsi que du gaspillage et, surtout, du travail gratuit apporté par des centaines de bénévoles.

Dans nos travaux, nous nous sommes rendu compte qu'il était très difficile d'évaluer la situation d'insécurité alimentaire ou de précarité alimentaire des gens. Les outils ne sont pas tout à fait les mêmes : une grande partie des chiffres sont créés par les opérateurs de l'aide alimentaire, et si on les croise, on note d'importantes différences : 8 millions de personnes environ sont en insécurité alimentaire, mais seuls 2,2 millions de personnes se rendent à l'aide alimentaire.

Les limites de l'aide alimentaire sont connues : elle ne couvre qu'une partie des besoins des utilisateurs et ne touche pas tous ceux qui y ont droit.

Il existe de multiples raisons à ce non-recours : certains ne savent pas qu'ils y ont droit, mais d'autres refusent catégoriquement d'accéder à l'alimentation de cette façon. L'accès à l'aide est intrinsèquement inégal, ce qui pose en termes de droits humains un problème fondamental. Les couvertures territoriales sont inégales. Les critères d'accès sont hétérogènes, puisqu'ils sont liés aux différentes associations du secteur. Le choix des denrées est limité ou totalement inexistant. Enfin, l'aide s'inscrit dans un cadre de relations asymétriques assez complexe, avec un impact sur l'estime de soi qui est important. En amont, on observe une énorme complexité logistique, qui repose sur du travail gratuit et une bureaucratie excessive. S'agissant de cette politique sociale, nous sommes donc confrontés à un échec assez net.

En résumé, l'aide alimentaire est pensée comme le droit à l'alimentation, ce qui n'est évidemment pas le cas. La plupart du temps, quand on parle de ces questions, on fait référence à la grande précarité, soit entre 1 et 1,5 million de personnes, et non aux 8 millions de personnes concernées. La filière est engagée dans une course en avant à la modernisation appuyée sur un système productiviste. On a des présupposés sur la pauvreté qui sont énormes : par exemple, on pense que, parce que les gens sont pauvres, ils ne savent pas faire la cuisine, ni faire leurs courses, ni calculer un budget, et qu'il faut donc le leur apprendre. Aujourd'hui, il existe un décalage considérable entre les normes sociales qui montent autour de la nutrition, par exemple pour ce qui concerne le bio, la volonté de faire baisser la consommation de viande ou d'utiliser les protéines végétales, l'alimentation industrielle et ultra-transformée, etc. Ce décalage de normes participe de la violence sociale qui est à l'oeuvre aujourd'hui dans notre société.

C'est pourquoi, dans une perspective de démocratie alimentaire - reprendre la main sur les conditions d'accès à l'alimentation, en particulier par la connaissance des conditions de production, de transformation et de distribution -, le droit à l'alimentation doit être effectif. Pour notre part, nous le qualifions de « durable », pour rappeler que, aujourd'hui, du côté des droits humains, il est de toute façon inféodé à l'ensemble des accords commerciaux, en particulier ceux de l'OMC. En gros, c'est le droit de l'alimentation qui est mis en avant, avec pour conséquence que, à l'échelle internationale, on ne peut l'appliquer dans la plupart des pays. Qualifier ce droit de « durable », c'est donc impliquer une décision politique très forte.

Le concept de démocratie alimentaire repose sur quatre éléments essentiels.

Premièrement, le droit à l'alimentation doit être inscrit dans la loi, et même dans la Constitution.

Deuxièmement, l'alimentation a bien sûr une fonction biologique, souvent mise en avant pour justifier l'aide alimentaire, mais elle a aussi une fonction identitaire - affirmer qui je suis -, une fonction sociale - rappeler le groupe social auquel j'appartiens - et une fonction plaisir. Il faut envisager l'alimentation au travers de ces quatre dimensions.

Troisièmement, il faut considérer le modèle alimentaire spécifique de notre pays. En France, comme dans d'autres cultures, ce qui compte, c'est de manger ensemble, mais aussi de parler de cuisine et de goût. Ce qui importait pour les gens de la rue avec lesquels nous avons travaillé, c'était de disposer d'un certain nombre d'aliments autour desquels ils pouvaient cuisiner, mais surtout être ensemble. C'est un élément fondamental, qui justifie une grande partie des actions de la politique sociale, mais plutôt pour l'instant à des échelles très locales.

Quatrièmement, et enfin, il faut avoir une vision systémique du système alimentaire. On ne peut considérer l'alimentation sans s'interroger sur les conditions de production, de transformation et de distribution, ce qui implique des réflexions sur les conditions de travail de l'ensemble des acteurs de ces secteurs. Cela complexifie les choses, certes, mais si nous voulons avancer, nous n'avons pas le choix.

Aujourd'hui, la critique sociale est reprise en main extrêmement vite par le système agro-industriel, ses propositions étant traduites en termes de marchandises. C'est ainsi que l'on a vu monter tout un segment de marché autour de l'alimentation des pauvres, dans la grande distribution et dans la distribution de l'aide alimentaire.

En ce qui concerne le droit à l'alimentation, on le voit bien, on ne peut pas apporter une réponse universelle, car il faut prendre en compte les différences entre les groupes sociaux et les problèmes de santé éventuels de chacun. La grande question qui se pose à nous aujourd'hui est la suivante : comment construire un droit qui soit susceptible de concilier l'universalisme et la prise en compte individuelle ?

Cela nous a poussés à promouvoir cette idée de sécurité sociale alimentaire durable, qui mixte la définition de la sécurité sociale alimentaire et celle de l'alimentation durable donnée par la FAO. Elle serait fondée sur le modèle de la sécurité sociale, telle qu'elle existe aujourd'hui, c'est-à-dire qu'elle serait financée par la cotisation sociale, et s'y ajouterait un travail autour du conditionnement des produits et des activités.

Ces critères doivent être élaborés démocratiquement là où vivent les habitants ; c'est pourquoi nous parlons de « groupes locaux d'alimentation durable ». Ceux-ci pourraient être des morceaux des caisses de sécurité sociale de l'alimentation ; les enjeux de conventionnement y seraient discutés avec l'ensemble de la population.

Ce rapport a été travaillé avec des spécialistes de la nutrition, qui étaient donc sensibles aux aspects de santé publique. Si l'on examine notre proposition à cette aune, on s'aperçoit que nous proposons d'aller du curatif vers le préventif et d'intégrer cette question dans le cadre de l'aide alimentaire, en retravaillant les catégories de populations de cette dernière.

Par exemple, la population qui a été captée par l'aide alimentaire depuis le premier confinement doit en être sortie le plus vite possible, en lui redonnant de l'autonomie économique. Pour la majeure partie de la population de l'aide alimentaire, il faut repenser l'accompagnement. D'où en particulier cette question aux opérateurs de l'aide alimentaire : quel changement de rôle pour vous dans cette période ? Enfin, pour la partie de la population pour laquelle l'aide sera toujours nécessaire, la réponse ne sera pas seulement de distribuer des denrées ; ce sera peut-être l'accès à des cuisines collectives ou le fait d'aider certaines familles à acquérir des bouteilles de gaz ou des batteries de cuisine.

J'insiste, il faut passer du curatif au préventif, en sachant que l'alimentation est l'un des aspects de la santé publique. Cet accès à l'alimentation pour tous devra être mis en oeuvre progressivement ; nous prévoyons une durée de dix ans, qui correspond aux recommandations du dernier rapport du GIEC.

Pour cela, nous proposons une allocation mensuelle d'alimentation sur le modèle des allocations familiales, donc ouverte à toute la population, avec l'idée d'un universalisme proportionné ; autrement dit, nous partons de l'idée qu'une partie de la population aura peut-être besoin d'un coup de main plus important qu'une autre.

Cette allocation versée à l'ensemble de la population serait aussi un levier pour agir sur l'offre alimentaire. En effet, nous avons en face de nous un système alimentaire planétaire très puissant. Cette sécurité sociale nous aiderait à le transformer.

Il faut d'urgence une feuille de route politique, qui permettrait d'accompagner positivement la transition de l'aide alimentaire vers un droit à l'alimentation durable. Des propositions émergent et beaucoup d'initiatives sont menées à bien, mais on peine à faire politique avec elles. La recherche publique peut contribuer à élaborer une approche structurée d'analyse des dysfonctionnements et des besoins, d'identification et de coconstruction des solutions et, enfin, d'évaluation des impacts, ce qui se fait très peu pour l'instant.

Pour finir, je souhaite attirer l'attention sur deux points.

Tout d'abord, je n'aime pas le terme de « malbouffe », car il véhicule du mépris social en direction des populations à petit budget. Celles-ci sont contraintes de manger comme elles le font, à la fois pour des raisons économiques et à cause des quarante dernières années de consommation de masse. Prenons donc garde à ce terme, qui participe de la violence sociale à l'oeuvre dans notre société.

Ensuite, toutes nos propositions sont inséparables d'une conception de la démocratie appliquée à la vie ordinaire : on part des besoins, on travaille à partir d'eux et on décide. Naturellement, l'enjeu politique se situe sur la question de la définition : qui décide quoi, où et à quelle échelle ? Et dans ces besoins de la vie ordinaire, on va évidemment croiser les femmes. La question du genre est ici importante.

En la matière, les femmes sont souvent invisibles, comme pour toutes les questions de démocratie directe d'ailleurs, qu'il s'agisse des bénévoles, des professionnelles, des ingénieures ou des chercheuses. On a du mal à faire comprendre qu'il y a là une vision de la démocratie qui est très différente, mais qui est aujourd'hui essentielle pour rendre visibles les solutions au problème de l'alimentation, en particulier dans la perspective du réchauffement climatique.

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