Intervention de Daniel Nizri

Mission d'information Sécurité sociale écologique — Réunion du 2 mars 2022 à 17h00
« un exemple de l'état-providence écologique : une allocation alimentaire universelle ? » — Audition de M. Daniel Nizri président de la ligue nationale contre le cancer et du comité de suivi du programme national nutrition santé 2019-2023 et de Mme Dominique Paturel chercheuse à l'institut national de recherche pour l'agriculture l'alimentation et l'environnement inrae

Daniel Nizri, président de la Ligue nationale contre le cancer et du comité de suivi du programme national nutrition santé 2019-2023 :

Pour répondre d'abord à votre seconde question, en fait, on observe aujourd'hui une corrélation entre le budget général dont disposent les ménages et les ressources qu'ils allouent à l'alimentation.

Je suis resté le président du comité de la Ligue nationale contre le cancer de la Seine-Saint-Denis. J'ai tenu à garder cet ancrage territorial, parce que les constats dont j'ai fait état tout à l'heure se situent à dix kilomètres à vol d'oiseau du Sénat. Ce n'est pas le bout du monde, et trois lignes de métro et un tram y conduisent ! Certes, il ne faut pas caricaturer ce département, où beaucoup de choses importantes se font, mais les populations dont nous parlons cumulent la totalité des facteurs conduisant à ces difficultés. Elles privilégient le toit, la santé des enfants et la sécurité, avec des moyens réduits et des professions souvent difficiles, certains membres de la famille travaillant de nuit, par exemple.

La malbouffe, et je serai sur ce seul point en désaccord avec Mme Paturel, concerne toutes les populations, qu'elles aient les moyens ou non. C'est pourquoi nous insistons sur l'éducation à l'alimentation. Simplement, pour une partie de la population, c'est un choix, alors que, pour une autre, c'est une contrainte.

Il y a là un vrai sujet de démocratie et d'inégalités. Par exemple, en Seine-Saint-Denis, lors du premier confinement, il ne restait dans les magasins situés à proximité des cités que des produits plus chers. Il y avait donc un véritable souci d'accessibilité, y compris à des aliments peu coûteux, comme les pâtes. En outre, les aliments qui étaient accessibles n'étaient pas toujours ceux que ces populations ont l'habitude de consommer, culturellement ou cultuellement, sachant que leurs pratiques varient selon les générations et au fur et à mesure qu'elles s'intègrent dans la société française.

La Ligue mène des discussions « franches et cordiales », selon l'expression consacrée, avec certains distributeurs qui sont ses grands soutiens financiers. Ainsi, les centres Leclerc apportent un soutien très important à la recherche sur le cancer des enfants. Je les ai rencontrés pour les en remercier et j'en ai profité pour discuter avec eux du choix des produits les moins chers qu'ils proposent. Est-ce que nous, qui sommes privilégiés, nous accepterions de les consommer si on nous les offrait ? Une négociation est en cours, dont sortiront peut-être des propositions. En tout cas, la qualité nutritionnelle des produits correspondant à toutes les populations qui entrent dans ces enseignes est très importante. En effet, nous savons que les circuits de circulation dans les magasins ne sont pas vertueux : on a l'illusion de la liberté, mais le positionnement des produits dans les différents rayons a pour conséquence que l'on en achète certains plutôt que d'autres en fonction de sa situation économique.

J'en viens à la question du Nutri-score. Quand il a été présenté par mon prédécesseur à la tête du PNNS, le professeur Serge Hercberg, ce dispositif a suscité une fantastique hostilité, car il utilisait un code couleurs pour donner des indications sur la qualité nutritionnelle des produits. Il visait à se substituer à l'accumulation des labels, dont l'immense majorité est fabriquée par ceux qui vendent les produits... Pour combattre le Nutri-score, ses ennemis l'ont assimilé au Traffic lights existant au Royaume-Uni : « rouge », fortement déconseillé ; « vert », naturellement conseillé : « orange », déconseillé dans le doute. Or le Nutri-score est un soutien pour aider les personnes, en fonction de leurs revenus, à remplir leurs caddies de la façon la plus intéressante possible, du point de vue de l'accessibilité financière, bien sûr, mais aussi du point de vue du plaisir.

En effet, l'alimentation est une composante importante de notre vie, que nous soyons enfants ou âgés. Ainsi, l'on sait combien sont importants pour nos aînés, en particulier quand ils en sont en institution, les quatre ou cinq temps de présentation d'aliments dans la journée ; ce sont parfois les seuls moments où ils trouvent un intérêt à la vie qui passe. Il est donc hors de question d'imaginer que le Nutri-score viserait à mettre la filière du Roquefort, par exemple, en difficulté. Comme je l'avais dit il y a quelques années au ministre chargé de l'agriculture, une couleur défavorable apposée sur un pot de Rillettes du Mans ne vise pas à interdire d'en manger, mais à rappeler que, même si l'on aime cela, en consommer matin, midi, soir et même la nuit si l'on a un petit creux n'est pas une bonne idée, surtout si l'on répète cette pratique chaque jour...

Équilibrer son alimentation sur la période couverte par ses courses et s'autoriser à manger tel produit d'appellation d'origine contrôlée ou protégée n'est pas un problème. Au contraire, exclure ces produits du Nutri-score, c'est encore aggraver les inégalités. Jamais ceux qui, comme moi, font la promotion du Nutri-score, à l'échelle nationale ou européenne, n'ont envisagé une seconde de demander aux producteurs de changer les recettes qui font leur identité.

Néanmoins, le Nutri-score doit être amélioré. Il lui manque un certain nombre d'éléments qui n'étaient pas accessibles quand il a été mis en place, notamment tout ce qui se rapporte à la filière de production : les intrants, pour ce qui concerne l'agriculture ; les additifs, pour ce qui concerne les produits transformés et ultra-transformés ; les origines, car la question des circuits courts est importante ; enfin, les portions, car il faut indiquer la quantité, d'ailleurs variable selon l'âge, qui peut être mangée. Le Nutri-score devient alors un élément d'aide à une consommation qui est favorable à la santé, au sens du bien-être général de l'individu, mais aussi qui inclut le versant plaisir.

Lors des États généraux de l'alimentation a été évoquée également la question du juste prix dans l'alimentation, sur laquelle une négociation doit s'ouvrir. En effet, la qualité a un coût, et le métier d'agriculteur est tout sauf facile.

Il faut réfléchir à ce juste prix, ce qui pose problème à plusieurs étapes. Au niveau de la production, tout d'abord, quels sont les standards et quelles aides doit-on prévoir pour y parvenir, qu'il s'agisse du bio ou de l'agriculture raisonnée ? Au niveau des transformateurs, ensuite, comment utiliser des techniques plus vertueuses ? Au niveau de la distribution, enfin, comment garantir les marges, sachant qu'une partie d'entre elles est liée au transport des denrées, ce qui pourrait permettre à certaines enseignes de travailler préférentiellement avec des productions locales ?

En ce qui concerne les transformateurs, mon prédécesseur, le regretté Axel Kahn, avait évoqué le problème des nitrites présents dans la charcuterie. Il a été beaucoup critiqué à l'époque, mais force est de constater que les charcuteries sans nitrite sont de plus en plus nombreuses. Je fais ce constat en tant que consommateur : ce qui était une exception autrefois occupe désormais près de la moitié des gondoles ; à terme, grâce aux consommateurs éclairés, du moins à ceux d'entre eux qui en ont les moyens, les produits sans nitrite en représenteront les deux tiers. Aujourd'hui, le prix de ces produits est plus élevé de quelques pourcents, ce qui peut poser problème aux populations dont nous parlons. Mais il existe une loi économique imparable : la quantité produite permet d'effacer le surcoût à la production, si tant est d'ailleurs que celui-ci existe vraiment... Il vaut mieux mettre du jambon sans nitrite dans son sandwich. Et plus nous serons nombreux à le choisir, plus son coût baissera.

En ce qui concerne l'accès à une alimentation de qualité, je rappelle que la Ligue nationale contre le cancer a adressé 15 000 euros à chacun de ses comités, soit 1,7 million d'euros au total. Comme elle vit à 96 % de la générosité du public, elle utilise donc l'argent des donateurs, versé en général pour financer la recherche, afin de remplir le panier de courses des personnes malades. Cela n'allait pas de soi et a représenté une responsabilité morale importante.

En Seine-Saint-Denis, nombre de ceux que nous voyions dans nos commissions sociales étaient éligibles à l'aide alimentaire, mais n'y avaient pas recours, pour des raisons liées à la notion d'estime de soi ou au regard de leurs enfants. Sans ergoter sur les chiffres, la précarité concerne environ 1,5 million de personnes, la pauvreté, 8 millions de personnes, et la fragilité alimentaire 30 % de la population ; il y a donc dans le pays 20 millions de personnes qui font leurs comptes et réfléchissent avant d'acheter leurs aliments.

L'idée d'une sécurité sociale alimentaire m'interpelle et, quelque part, me choque. Elle m'interpelle, car, dans la période que nous traversons, je crains que ce ne soit un passage obligé, même si je ne sais pas comment elle peut s'organiser. Toutefois, je me méfie des solutions provisoires qui durent. Mme Paturel a évoqué une période de dix ans. Si, au terme de cette période, nous n'avons pas réussi à faire en sorte que les différents circuits permettent à toute personne qui vit, travaille et participe à la vie collective en France d'avoir accès sans aide à l'alimentation, ce sera véritablement problématique.

La facilité pour moi, au titre de président du comité de suivi du PNNS et d'ancien soignant, ce serait de raccrocher l'alimentation au sanitaire. On sait que 40 % des cancers sont évitables et que la moitié d'entre eux sont en lien avec les problèmes nutritionnels - alimentation ou activité physique. Si l'on parvient à faire de la prévention en la matière, un jour ou l'autre, on arrivera à diminuer le poids du soin.

Cela dit, limiter le sujet au versant sanitaire n'est pas respectueux de ce que l'on constate sur le terrain. Le sujet de l'alimentation en France est beaucoup plus large et complexe. Il faut l'appréhender d'une façon concrète, pratique, au contact des populations, si l'on veut que les choses commencent à changer pour ces dernières. Je me permets de le dire d'une façon un peu militante.

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