professeur de droit public à l'Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Université de Lyon, doyen de la faculté de droit. - Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer devant cette mission d'information du Sénat sur un sujet si intéressant.
Cette mission d'information vise, pour reprendre les termes de M. le rapporteur Philippe Bonnecarrère, à identifier et comprendre les tensions, notamment entre le droit national et le droit européen, ainsi qu'à retrouver une meilleure régulation. Selon les mots de Mme la présidente Cécile Cukierman, l'objectif de cette mission d'information est de déterminer ce qui est du ressort du juge et ce qui est du ressort du pouvoir législatif afin de savoir jusqu'où la jurisprudence peut faire loi.
Cette table ronde porte sur le droit européen. Pardonnez-moi si je caricature quelque peu le propos mais il me semble qu'elle vise à comprendre si le juge, et particulièrement le juge européen, n'aurait pas pris un peu trop de pouvoir.
Je précise que je ne suis pas professeur de droit européen. En effet, mon domaine de recherche porte sur les rapports entre ordres juridiques, et plus précisément sur la question de la régulation des tensions - possibles ou supposées - entre ordre juridique national et ordre européen. Il y a une quinzaine d'années, j'ai rédigé une thèse sur le juge administratif et l'article 55 de la Constitution.
En raison de mon travail sur les rapports entre ordres juridiques, on me situe souvent parmi les professeurs de droit européen, ce qui est pertinent puisque je considère que mener une analyse juridique et politique satisfaisante nécessite de se situer à la croisée des droits et des ordres juridiques et de sortir tant d'un éventuel nationalisme juridique que d'un européanisme béat.
En effet, nous devons nous situer dans une analyse plus holistique et dynamique, correspondant davantage à une réalité en mouvement permanent où tous les équilibres sont finement construits mais nécessairement précaires, à l'image de la tectonique des plaques. Mme Mireille Delmas-Marty - à laquelle je ne peux m'empêcher de rendre un hommage - parlait d'une « cinétique » du droit. Nous ne pouvons plus raisonner uniquement sur des notions statiques telle que la souveraineté. Il existe effectivement une tension mais cette dernière doit être positive, en tant que dynamique, au profit de la substantialisation du droit et de l'État de droit.
Par exemple, nous avons relevé une divergence entre le Conseil Constitutionnel et la CEDH sur le principe non bis in idem, selon lequel nul ne peut être sanctionné deux fois pour les mêmes faits. Si la jurisprudence de la CEDH est très précise et fournie sur la question, le Conseil Constitutionnel a décidé de ne pas la suivre dans son analyse de ce principe. Cette divergence n'est pas grave et ce débat a au contraire permis d'enrichir et de préciser le contenu de la notion non bis in idem - pouvant, le cas échéant, faire évoluer la CEDH.
Chacun doit y mettre du sien, et particulièrement le juge. Ce dernier est absolument conscient qu'il se situe désormais dans un ensemble qui est un peu plus grand que lui, comme l'État. Cela ne remet pas en cause sa place, son rôle propre et son identité, y compris constitutionnelle, mais cela le contraint à envisager ses positions dans une logique plurielle, voire pluraliste.
Ces propos liminaires visent à dire que, pour bien comprendre cette tension - pas forcément négative - entre le droit interne et le droit européen et pour bien réguler cet ensemble, nous devons absolument sortir des logiques d'opposition pour entrer dans des logiques d'acculturation. Nous devons mieux connaître le droit européen et le maitriser. Les parlements nationaux doivent effectuer beaucoup d'efforts à cette fin.
Nous devons également sortir des logiques descendantes pour entrer dans des logiques de bottom up. La CEDH ou la CJUE ne dictent pas leur loi aux juridictions internes qui devraient l'appliquer. De la même manière, les juridictions internes ne font pas ce qu'elles veulent au mépris de ce que pensent les juridictions européennes. Nous sommes plutôt dans une circularité permanente des solutions juridiques et dans une volonté perpétuelle de comprendre ce qu'il se passe dans un autre système juridique qui nous concerne. Il faut donc sortir des logiques de pure hiérarchie des normes pour entrer dans des logiques de rapports de systèmes et d'implémentation. C'est d'ailleurs exactement ce que nous avons fait par le biais de l'article 88-1 de la Constitution, en faisant entrer le droit de l'Union européenne dans la norme constitutionnelle et en faisant du respect de la primauté du droit de l'Union européenne une obligation constitutionnelle.
Nous devons garder à l'esprit que tout part de l'État, qui a accepté de manière souveraine et réitérée l'intégration européenne. Ce sont les traités, et particulièrement les traités sur l'Union européenne, qui confèrent au juge le rôle qui est le sien. La Cour de justice des Communautés européennes a consacré les principes généraux du droit communautaire, à une époque où elle n'était pas un juge des libertés. Force est de constater que les traités successifs n'ont pas souhaité l'arrêter dans cette capacité de dégager des principes juridiques et ont, au contraire, renforcé son rôle. Nous ne pouvons pas signer les traités et nous émouvoir ensuite de leur application, surtout quand nous observons que ces signatures sont essentiellement au profit de l'État de droit car le bilan coûts-avantages est à mon sens positif.
Ensuite, nous devons garder en tête que le droit de l'Union européenne est un droit des États. Mutatis mutandis, le droit de la CEDH est également un « droit melting-pot », construit avec l'influence des États. Je dirais même que le droit national est le substrat de ce droit européen. En effet, beaucoup de principes européens trouvent leur origine dans les États membres. Un premier exemple est le principe de confiance légitime, dont l'origine est allemande et qui est intégré dans le droit de l'Union européenne. Un second exemple est l'influence très importante de la procédure administrative française contentieuse dans le fonctionnement de la CJUE.
Quant à la CEDH, il est nécessaire de lire ses arrêts plutôt que de les fantasmer. Nous ne devons pas nous arc-bouter au motif que la Cour tient, le cas échéant, un discours qui ne nous plait pas. Leur lecture montre que sur les grandes questions de société, un tiers de l'arrêt est consacré à l'analyse du droit national et de la culture nationale. Sur tous les sujets, droit d'asile et immigration, sécurité ou encore questions relatives à la fin de vie et à la famille, la CEDH tente de comprendre le droit interne, le droit constitutionnel et même la culture juridique interne pour se prononcer.
Sur la question de la laïcité, très importante pour la société française, il faut lire la jurisprudence de la CEDH sur la Turquie et la France. Je vous invite à vous reporter à l'arrêt Leyla Sahin contre Turquie de 2004-2005 et aux arrêts Dogru et Kervanci contre France de 2008 pour constater à quel point la Cour comprend, étudie et analyse avec finesse les contours de la laïcité à la française et à la turque et à quel point elle accepte bien volontiers de laisser à l'État la capacité de décider ce qu'il entend mettre dans cette notion. La Cour admet en outre une évolution de la notion et dit souvent qu'elle analyse la convention à la lumière des conditions de notre temps.
Concernant l'interdiction de la dissimulation du visage dans l'espace public, le Conseil d'État avait indiqué au Gouvernement que l'interdiction de la burqa était contraire au droit constitutionnel et au droit européen. Le Gouvernement est passé outre la lecture du Conseil d'État pour des raisons politiques et le Conseil constitutionnel lui a donné raison, en indiquant que cette question relève de la loi. Notons que la loi du 11 octobre 2010 est clairement contraire à plusieurs grands principes de la CEDH. Pourtant la Cour, à travers l'arrêt SAS contre France, n'a pas condamné la France et a utilisé la « marge nationale d'appréciation » pour respecter l'identité constitutionnelle française et, le cas échéant, une conception particulière de la laïcité.
Pour autant, la CEDH est quand même garante d'une sorte d'ordre public européen des libertés et constitue fort heureusement un garde-fou car certains États peuvent menacer la démocratie. C'est parfois le législateur qui dérape et le juge européen, après le juge constitutionnel, joue un rôle protecteur.
Ces possibles dérapages ne sont pas l'apanage de la Hongrie ou de la Pologne mais peuvent aussi se produire en France. Concernant les problématiques de sécurité, de nombreux débats internes ont eu lieu concernant l'ensemble des lois votées à la suite d'actes de terrorisme et la volonté de faire entrer dans le droit commun, par la loi de sécurité intérieure notamment, un certain nombre d'éléments relevant de l'état d'urgence. Je n'ai pas d'opinion sur la question. Toutefois, observons que de nombreuses critiques ont été émises. Je souhaite que nous gardions à l'esprit que, dans un pays démocratique comme les États-Unis, où les juges détiennent un grand pouvoir et la capacité d'arrêter le pouvoir politique, la création de Guantanamo n'a pas été empêchée alors qu'une telle création ne serait pas possible en Europe, notamment en raison de l'existence de la CEDH.
L'existence de garde-fous ne signifie pas que la Nation française est empêchée de prendre ses décisions. Par exemple, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est possiblement contraire au droit de l'Union européenne, en ce qu'elle est prioritaire. Dans les affaires Aziz Melki et Sélim Abdeli, l'avocat général a estimé que la QPC était contraire à l'arrêt Simmenthal. La Cour de cassation a courageusement décidé de saisir la Cour de justice pour lui demander si la QPC était bien compatible avec le droit de l'Union européenne, ce qu'elle a confirmé.
La CEDH et la CJUE ne sont pas parfaites et certains arrêts sont critiquables. Comme tous les juges, elles ont une tendance naturelle à élargir leurs compétences, mais peut-être pas davantage que le Conseil constitutionnel - qui est devenu depuis 1971 un juge des droits et libertés contrairement à ce qui était prévu dans la Constitution de 1958 - ou le Conseil d'État, qui joue un rôle primordial dans la régulation de la société française. Je crois que nous faisons parfois un mauvais procès, non justifié et mal étayé, aux juridictions européennes, qui traduit parfois un anti-européanisme primaire, et un rejet de certaines positions progressistes en matière de droit et libertés. Il faudrait plus souvent rappeler l'apport immense de la CEDH et, toutes choses égales, de la CJUE en matière de progression des droits des citoyens dans quasiment tous les domaines.
D'ailleurs, pourquoi tant de justiciables cherchent-ils à saisir la CEDH, qui passe son temps à essayer de repousser les requêtes ? La raison est que ces justiciables ont le sentiment, à tort ou à raison et parfois tout à fait abusivement, que la justice de leur pays n'a pas pu sortir d'un tropisme national et qu'un regard européen serait utile. La société a changé. Les citoyens ne se résignent plus et portent leurs désaccords en justice, comme les parlementaires portent leurs désaccords devant le Conseil constitutionnel. Cette judiciarisation est peut-être un peu trop forte aujourd'hui - abusive même - mais elle conduit à des progrès.
Quant au juge, il ne va pas plus loin que ce que lui permet le flou des textes. Les traités ne sont pas si clairs sur un certain nombre de sujets, notamment le traité sur l'Union européenne en ce qui concerne la répartition des compétences. Si les États considèrent que la Cour va trop loin, il faut modifier les traités de manière à être plus clairs sur la répartition des compétences et sur le principe de subsidiarité.
Toutes choses égales par ailleurs, la loi elle-même n'est pas toujours si claire que cela. Même avec ses décrets d'application, la loi ne peut pas envisager toutes les questions. Nous sommes bien contents que le juge vienne combler les vides juridiques qui ne manqueraient pas d'exister s'il n'était pas là, pour des raisons d'interprétation mais aussi pour des raisons liées au fait que le législateur ne peut pas penser à toutes les situations concrètes qui vont naître des décisions qu'il prend.
L'enjeu est de savoir comment nous pouvons participer à la construction du droit européen et comment la France peut être plus influente. Il nous faut connaître davantage ce droit, nous y former, y compris dans les facultés, le maitriser et le mobiliser. Il est nécessaire d'être proactif dans le processus permanent de construction du droit. Le Gouvernement, le Parlement et le juge disposent de nombreux moyens juridiques et politiques pour contester certaines décisions, comme l'article 88-6 qui permet aux parlements nationaux de contrôler la subsidiarité. Nous devons mettre en oeuvre tous ces moyens et nous mobiliser fortement pour coconstruire le droit européen. Ce dernier est une construction commune et les habitudes ou les traditions d'un État ne signifient pas qu'il a toujours raison.