Intervention de Laurence Burgogue-Larsen

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 15 février 2022 à 14h45
Audition consacrée au droit européen de M. Baptiste Bonnet professeur de droit public à l'université jean monnet de saint-étienne université de lyon doyen de la faculté de droit mmes laurence burgorgue-larsen professeure de droit public à l'université paris i panthéon-sorbonne diane fromage chercheuse individuelle marie sklodowska-curie à sciences po et hélène gaudin professeure de droit public à l'université toulouse i capitole

Laurence Burgogue-Larsen, professeure de droit public à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne :

Je vous remercie de me donner l'opportunité de présenter mon analyse sur ces questions importantes qui concernent directement le fonctionnement complexe - car intégré et dynamique - des démocraties européennes, et plus particulièrement de la démocratie française à l'endroit de l'intégration européenne au sens large, Union européenne et Conseil de l'Europe.

Depuis l'éclosion et l'implantation du constitutionnalisme libéral d'après-guerre, des pans entiers de la littérature juridique dans le monde sont consacrés au rôle des juges, nationaux ou internationaux. Cette question n'est donc pas spécifiquement française.

La question du rôle des juges relève du commun démocratique car il a été considéré, après la Deuxième Guerre mondiale, que le seul moyen d'éviter le retour à la barbarie était d'instituer des contre-pouvoirs et de protéger les droits des minorités. Les Cours constitutionnelles et les juridictions internationales sont ainsi devenues des remparts contre les éventuels abus d'une majorité omnipotente.

Depuis le tournant de 1945, la démocratie libérale repose sur l'élection mais celle-ci ne se suffit plus à elle-même et ne constitue pas un blanc-seing pour détruire ensuite méthodiquement ce qui constitue l'ADN du fonctionnement des démocraties libérales contemporaines. La séparation des pouvoirs et la protection des droits fondamentaux sont les deux éléments majeurs qui viennent compléter le processus électif. D'ailleurs, l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne dit pas autre chose.

En Europe et ailleurs, les juridictions constituent un maillon absolument indispensable et bénéfique de l'équilibre démocratique. Les propos de Baptiste Bonnet montrent que cet équilibre dépasse, en Europe, le territoire français pour s'articuler dans des systèmes complexes qu'il ne faut pas stigmatiser ni simplifier.

Dans ce contexte, il est normal que le prétoire de ces cours constitutionnelles, cours internationales ou cours suprêmes, soit vu par les justiciables comme la possibilité - parfois ultime - de faire valoir leurs droits. À cet égard, rappelons que les juridictions ne sont pas proactives, mais réactives. De fait, de plus en plus de questions politiques, économiques ou sociales leur sont déférées.

La CEDH ne fait évidemment pas exception. Qu'il s'agisse des affaires interétatiques de l'article 33 - qui sont d'ailleurs en hausse et révèlent le degré gravissime de tension politique sur le territoire européen - mais aussi des requêtes individuelles de l'article 34, le prétoire de la Cour de Strasbourg est vu par de nombreux individus et groupes comme l'ultime recours. Ainsi, les questions liées au terrorisme, aux mécanismes de surveillance de masse, à la protection des lanceurs d'alerte, aux violences faites aux femmes mais également aux exécutions extrajudiciaires, aux disparitions forcées, aux arrestations et détentions arbitraires, aux attaques systémiques contre l'indépendance judiciaire sont autant de grandes questions difficiles portées par les victimes de ces exactions devant la Cour européenne.

Alors que nous assistons à une défiance grandissante des citoyens à l'égard des démocraties représentatives et alors que certains gouvernements détruisent délibérément les soubassements élémentaires de la démocratie, le recours aux juges est logiquement en hausse.

La montée en puissance, dans le contentieux européen, du recours à l'article 18 de la Convention européenne des droits de l'homme témoigne de la dégradation démocratique vertigineuse à l'est du continent. L'article 18, connu comme la clause « anti-détournements de pouvoir », longtemps peu usité, est de plus en plus souvent invoqué par les requérants car il permet de lutter contre les restrictions apportées par les États au droits et libertés à des fins politiques. En Russie, en Azerbaïdjan, en Turquie, en Pologne, en Hongrie, en Bulgarie ou en Géorgie, il est question d'étouffer les voix dissidentes des opposants politiques, des journalistes critiques, des organisations non gouvernementales (ONG) de protection des droits ou des juges qui protègent l'indépendance judiciaire. Je vous renvoie à des arrêts clés comme le très célèbre arrêt Navalny contre Russie du 15 novembre 2018.

La CEDH est en effet devenue un arbitre sur les questions de société car elle est ce « tiers impartial » - selon l'expression de René Cassin - devant lequel les justiciables se tournent afin de trancher des questions très complexes. Les questions de société font évidemment partie de ces questions très complexes mais elles ne constituent qu'une infime partie du contentieux européen. Réduire le rôle de la Cour à ces décisions sur les questions de société serait vraiment ne pas lui rendre hommage.

Dans votre questionnaire, vous demandez si la Cour européenne entrave, par son souci de toujours mieux protéger les droits individuels, la capacité des États à mener des politiques publiques efficaces, notamment concernant les questions d'asile et d'immigration.

Le contentieux européen a connu trois grands temps historiques. Après le temps de la « déférence diplomatique » entre 1959 et le début des années 1970, une deuxième période a duré entre 1975 et les années 2010. Toutefois, depuis 2010, la déférence est de retour, ce qui correspond très clairement au lancement des conférences intergouvernementales de réforme du système, sous la houlette de la diplomatie britannique à la suite de la conférence de Brighton en 2012. La subsidiarité et la marge nationale d'appréciation ont été intégrées dans le préambule de la convention par le protocole 15, mais il n'a pas fallu attendre l'entrée en vigueur pour que la Cour entende le message.

La procéduralisation du contrôle constitue l'une des manifestations de cette déférence à l'endroit des parlements. Elle a été lancée dans l'arrêt Animal Defenders International contre Royaume-Uni en 2013, au sujet de l'interdiction de la publicité politique payante à la télévision. Cette technique a été confirmée une première fois en 2015 par l'affaire Parrillo contre Italie, concernant les techniques de procréation médicalement assistée, puis confirmée à nouveau dans l'affaire Garib contre Pays-Bas, s'agissant des politiques publiques de gentrification des quartiers. La procéduralisation du contrôle et la déférence à l'égard des parlements consistent à décerner une présomption particulièrement forte de conventionnalité à une loi qui a été débattue longuement au sein d'un parlement au sein duquel toutes les opinions ont pu être exprimées, avec éventuellement un examen de la loi par des juridictions exerçant des fonctions consultatives.

La déférence à l'égard des parlements engendre, par ricochets, une atténuation de l'examen de proportionnalité, qui se retrouve réduit à la portion congrue. Le poids accordé à la présomption de conventionnalité de la loi, qui incarne l'intérêt général, l'emporte sur l'examen de la manière dont les droits individuels ont été affectés. Dans les trois affaires susmentionnées, les lois ont été validées et les prétentions des requérants ont été écartées.

Dans le monde de la doctrine, cette technique inquiète parce que le contrôle de la procédure l'emporterait sur le contrôle de la substance. Nonobstant les critiques doctrinales, le mouvement est en marche.

Il n'existe donc pas d'entrave à l'égard des politiques publiques déterminées par les représentants du peuple. Je dirais au contraire qu'il existe, dans la très grande majorité des cas, des validations des choix de politiques publiques, d'autant plus concernant les questions pour lesquelles la Cour accorde traditionnellement une large marge nationale d'appréciation.

Je vous renvoie aux politiques publiques économiques, de santé publique et de maitrise des frontières. Un ensemble de contentieux montrent à quel point la déférence est de retour : l'affaire Ali Meguimi contre France concernant l'expulsion de terroristes, deux arrêts de 2019 et 2020 contre la Hongrie et l'Espagne concernant des demandeurs d'asile, l'arrêt Savran contre Danemark du 7 décembre 2021, concernant les migrants établis en Europe.

La déférence est d'autant plus de retour que les États, très habilement, jouent la tierce intervention à travers l'article 36. La conférence intergouvernementale et la déclaration de Copenhague en 2018 ont fortement incité les États à défendre dans le temps du procès leur point de vue et leurs intérêts. Une telle utilisation de l'article 36 produit des résultats.

Ce que vous appelez l'activisme judiciaire, et que nous appelons l'interprétation évolutive, peut encore se manifester dans la jurisprudence de la Cour, au nom de la protection des droits, pour certaines questions qui ne génèrent pas trop de conflits au sein des sociétés. Néanmoins, c'est devenu l'exception.

Aujourd'hui, la Cour tente, avec beaucoup de difficultés et d'équilibre, de sauver l'essentiel, à savoir la protection des droits dits « indérogeables » (droit à la vie, prohibition de la torture et de l'esclavage ou encore protection de la liberté et de la sureté), et la préservation du socle élémentaire démocratique de nos sociétés, qui se trouvent en de très mauvaises mains à l'est du continent. Préserver la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice est devenu fondamental pour la CEDH comme pour la CJUE. Je vous renvoie ici à l'arrêt Gudmundur Andri Astradsson contre Islande du 1er décembre 2020, qui est absolument majeur en la matière.

Parallèlement à sa mission de sauver l'essentiel, la Cour doit également assurer sa survie car elle croule sous les affaires. Elle a donc développé toute une série de techniques pour organiser le reflux du contentieux.

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