Intervention de Diane Fromage

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 15 février 2022 à 14h45
Audition consacrée au droit européen de M. Baptiste Bonnet professeur de droit public à l'université jean monnet de saint-étienne université de lyon doyen de la faculté de droit mmes laurence burgorgue-larsen professeure de droit public à l'université paris i panthéon-sorbonne diane fromage chercheuse individuelle marie sklodowska-curie à sciences po et hélène gaudin professeure de droit public à l'université toulouse i capitole

Diane Fromage, chercheuse individuelle Marie Sklodowska-Curie à Sciences Po :

Je vous remercie de cette opportunité d'apporter quelques éléments. Mon intervention se concentrera sur les questions de droit de l'Union européenne, qui sont ma spécialité.

Concernant la question générale de la place croissante des juridictions nationales et européennes dans la production de la norme, il est indéniable que le rôle du juge national et européen a toujours été absolument primordial pour le bon fonctionnement du processus d'intégration européenne. En effet, les traités européens ne pouvaient prévoir tout ce qui était nécessaire au bon fonctionnement des Communautés européennes d'alors. En outre, le projet d'intégration européenne a évolué d'une façon qui n'était pas prévue dans les années 1950. Je ne constate donc pas, moi non plus, de position abusive du juge qui a consacré les principes de primauté, d'effet direct ou les principes généraux du droit européen.

Le changement crucial se situe dans le fait que l'Union européenne intervient dans des domaines qui se rapprochent de plus en plus des questions de souveraineté. Je pense ici aux questions des droits de l'homme ou même à des questions monétaires et économiques comme l'union bancaire.

Nous constatons également, à la suite des diverses crises (économique, migratoire, etc.) que nous avons connues depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, que l'Union européenne agit de façon différente, même dans les domaines où elle était déjà active. Je pense notamment à sa politique monétaire qui, par l'introduction d'instruments de politique monétaire non conventionnelle, a des conséquences en matière économique et affecte donc les domaines de compétences toujours réservés aux États membres. Cette évolution a conduit les juges nationaux et européens à agir différemment par rapport à ce qui avait été leur rôle au début de l'intégration européenne.

En outre, il est évident que la diversité et la différenciation ont été croissantes parmi les États membres, notamment du fait des différents élargissements, ce qui a amené le juge à devoir trancher sur l'interprétation du projet commun.

Nous pouvons nous demander quel devrait être le rôle du juge européen et nous interroger sur les principes de primauté et d'identité constitutionnelle, qui ont donné lieu à des frictions entre juges nationaux et européens. Les débats concernant ces principes se sont développés ces dernières années, même si nous pouvons considérer que certains juges nationaux les ont utilisés abusivement. Je pense ici à la question de l'identité constitutionnelle.

Cette évolution est liée à l'augmentation du nombre d'États membres et à la diversité au sein de l'Union européenne qui en découle. La question de l'intervention de l'Union dans de nouveaux domaines est également à mentionner, de même que les tensions liées aux diverses crises qu'elle a connues, qui ont peut-être réduit les ressources disponibles pour les États membres ce qui peut induire une contestation accrue du domaine de l'action européenne.

Je pense que ce débat est aussi utile que menaçant pour la construction européenne et qu'une réflexion concernant notamment les lacunes existant dans le droit primaire est indispensable. Baptiste Bonnet nous rappelait qu'il est peut-être nécessaire de songer à une réforme des traités, qui ne semble pas être à l'ordre du jour. Les traités, pensés il y a vingt ans, sont, par certains aspects, inadaptés à l'Union européenne et au contexte global que nous connaissons aujourd'hui.

Toutefois, ce débat constitue aussi une menace dans un contexte d'euroscepticisme croissant, notamment parce que certains juges nationaux cherchent à s'appuyer sur ces principes pour les détourner et contrer l'Union européenne. Nous pouvons ici penser à l'arrêt Weiss de la Cour constitutionnelle allemande qui, en pleine pandémie, a appliqué le principe européen de proportionnalité selon la tradition allemande et non selon la tradition européenne. Cet arrêt est allé à l'encontre de la décision du juge européen qui, seul, peut décider de la légalité au sein de l'Union.

En ce sens, le dialogue entre juges nationaux et européens est essentiel pour définir ces notions et la place du droit européen, que ce dialogue ne saurait toutefois remettre en cause. Les États membres ont pris un engagement en ratifiant les traités, promettant ainsi de s'acquitter de certains devoirs et de respecter les valeurs de l'Union, parmi lesquelles celles de l'État de droit qui est une pierre angulaire du bon fonctionnement de l'Union européenne et que le juge européen doit défendre.

En cas de désaccord, nous pourrions imaginer que le juge national repose une question au juge européen, plutôt que d'essayer d'interpréter à sa manière la réponse obtenue du juge de Luxembourg. Il existe un exemple où le juge constitutionnel italien n'a pas hésité à retourner à Luxembourg, n'étant pas satisfait de l'interprétation donnée par la CJUE.

Concernant le rôle des parlements nationaux et le contrôle de subsidiarité, je rappelle tout d'abord que le principe de subsidiarité est tant défensif qu'offensif vis-à-vis de l'Union européenne. Ce principe n'est pas simplement à interpréter en faveur des États membres car il peut régulièrement être interprété en faveur de l'action de l'Union. Tel que le rappelle l'article 5 paragraphe 3 du traité sur l'Union européenne, le principe de subsidiarité est respecté lorsqu'il existe une valeur ajoutée de l'action européenne pour atteindre l'objectif défini et que les États membres sont dans l'impossibilité d'atteindre cet objectif. L'application du principe de subsidiarité peut donc se faire tant au détriment des compétences nationales qu'à leur avantage.

La pratique du contrôle de subsidiarité, telle qu'elle a existé depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, me semble plutôt positive. En effet, le contrôle a gagné en efficacité et a permis « l'européanisation » des parlements nationaux, lorsque celle-ci n'avait pas déjà eu lieu auparavant. Certains parlements nationaux n'avaient pas l'habitude d'examiner et de suivre les propositions législatives européennes quand ces dernières étaient débattues à Bruxelles. En introduisant le mécanisme de manière précoce, les États membres ont finalement incité les parlements nationaux à s'occuper davantage des questions européennes.

Toutefois, le contrôle de subsidiarité requiert de nombreuses ressources, notamment du temps, alors qu'il comporte finalement peu de garanties pour les parlements nationaux. En effet, même lorsqu'ils parviennent à décerner un « carton jaune », la Commission est libre de décider de maintenir, d'amender ou de retirer sa proposition. Aucune obligation ne pèse sur elle, en dépit des efforts exigés des parlements nationaux pour prendre position sur la subsidiarité et atteindre les seuils que certains jugent trop élevés.

Vous souhaitez savoir si les conditions permettant le déclenchement de ce « carton jaune » sont inadaptées.

Le délai de huit semaines accordé aux parlements nationaux pour effectuer le contrôle de subsidiarité est certes court. Toutefois, si un travail de filtre, notamment sur la base du programme de travail de la Commission, a été effectué en amont et s'il existe une coordination adéquate entre parlements nationaux, notamment par le biais de leurs représentants à Bruxelles, le délai de huit semaines semble moins difficile à respecter.

Les seuils peuvent sembler élevés mais le fait que nous n'ayons reçu que trois « cartons jaunes » depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne relève également de la menace que constitue le mécanisme d'alerte précoce, qui incite la Commission à être plus attentive au respect du principe de subsidiarité. Le faible nombre de cartons jaunes que nous avons reçu depuis 2009 peut être perçu comme le signe d'un respect du principe de subsidiarité, et non comme un échec du mécanisme en lui-même.

En outre, la Commission européenne ne se limite pas à l'examen détaillé des propositions ayant fait l'objet d'un « carton jaune ». Depuis quelques années, dans son rapport annuel sur la subsidiarité et les relations avec les parlements nationaux, elle fait également état des propositions ayant reçu un certain nombre d'opinions motivées.

Par ailleurs, le dialogue politique est prometteur pour les parlements nationaux puisqu'il leur permet de s'exprimer sur n'importe quel aspect de la proposition législative, à tout moment et de leur plein gré. Il s'agit des fameuses opinions sur initiative propre des parlements nationaux. Toutefois, dans la mesure où ce mécanisme n'est pas formalisé dans les traités, nous pouvons regretter que l'obligation de la Commission vis-à-vis des parlements nationaux soit assez limitée. L'absence de garantie, pour les parlements nationaux, peut être source de frustration.

Pour que le dialogue politique soit plus efficace, il faudrait que la tendance que nous observons depuis quelques années - à savoir que les parlements font part de leurs opinions lors de la phase de consultation ou dans le cadre du programme REFIT qui conduit la Commission à examiner la pertinence des textes législatifs déjà en vigueur - se poursuive.

Par ailleurs, la possibilité de recours prévue à l'article 88-6 de la Constitution n'est pas une nouveauté. Le principe de subsidiarité est un principe général du droit de l'Union européenne depuis 1992 et pouvait déjà, à ce titre, faire l'objet d'un recours devant la Cour de justice. Avant même l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le Bundestag allemand avait essayé de demander à son gouvernement de présenter un recours devant la Cour de Luxembourg. Il s'agit finalement d'une reconnaissance expresse de cette possibilité et non d'un élément nouveau.

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