Intervention de Hélène Gaudin

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 15 février 2022 à 14h45
Audition consacrée au droit européen de M. Baptiste Bonnet professeur de droit public à l'université jean monnet de saint-étienne université de lyon doyen de la faculté de droit mmes laurence burgorgue-larsen professeure de droit public à l'université paris i panthéon-sorbonne diane fromage chercheuse individuelle marie sklodowska-curie à sciences po et hélène gaudin professeure de droit public à l'université toulouse i capitole

Hélène Gaudin, professeure de droit public à l'Université Toulouse I Capitole :

Je vous remercie de m'avoir convié à cette table ronde. Je suis ravie que le Sénat se préoccupe du droit européen, plutôt mal connu et, de ce fait, critiqué. Il serait bénéfique que tous nos jeunes étudiants et juristes puissent connaître le droit européen et l'utiliser.

Je ne partage pas votre diagnostic selon lequel les juridictions nationales et européennes joueraient un rôle grandissant dans la production de la norme. Je ne suis pas certaine que la place des juridictions nationales et européennes soit aussi importante que ce qui est dit dans les médias.

Nous nous situons à un tournant, dans une phase de remise en cause des acquis de l'après Seconde Guerre mondiale, à savoir la protection des droits de l'homme par des juridictions, des textes constitutionnels et européens, la construction de l'Europe, la place du juge afin d'éviter la répétition des atrocités qui avaient été permises par une démocratie déviante ou déviée. Nous devons être très vigilants sur ces questions et notamment sur la place du juge.

Concernant la place du juge dans la prise de décision politique, nous devons être conscients que notre vision ne peut être purement française. Tous les États membres de l'Union européenne n'ont pas forcément la même conception du rôle du juge. Des États proches de nous, comme l'Allemagne, envisagent des juridictions beaucoup plus puissantes. Or dans notre imaginaire français, la place du juge est relativement mineure, ce qui est bousculé par les juridictions européennes, et notamment par la CJUE qui est une juridiction puissante.

La question est paradoxale car la CJUE et la CEDH ne participent pas à la prise de décision. Finalement, ces juridictions ne viennent qu'exercer leur rôle, c'est-à-dire empêcher, censurer, voire orienter la prise de décision à la lumière de leurs jurisprudences mais elles ne jouent en aucun cas le rôle de conseil que peut avoir le Conseil d'État en droit français. Leur rôle est donc le rôle propre de la juridiction, à savoir le contrôle. Nous devons avoir conscience de cette perspective qui est la nôtre en tant que juristes français.

Je ne partage peut-être pas l'absolutisme de votre diagnostic parce qu'il nous fait tomber dans cette idée d'un « gouvernement des juges », qui est davantage un épouvantail qu'une réalité. Cette expression ne me semble pas correspondre à la réalité puisque nous constatons, notamment au regard de la crise sanitaire, la marge de manoeuvre des institutions politiques par rapport aux juridictions nationales et aux juges européens. Les juges se prononceront peut-être plus tard mais ils n'ont pas empêché la prise de décision politique.

Concernant la primauté du droit de l'Union européenne, nous devons éviter de tomber dans la logique du conflit et toujours privilégier le dialogue. La Cour de justice n'est plus du tout dans la logique de l'arrêt Simmenthal de 1978 de la primauté générale et absolue. Elle a subi de nombreux coups de boutoir et a assoupli sa jurisprudence, même si le principe demeure puisqu'il constitue le ciment du droit de l'Union européenne. Le débat sur la primauté a toujours existé mais il retrouve une certaine forme de violence, liée à l'existence de régimes illibéraux dans certains États d'Europe centrale et orientale.

Du point de vue du droit de l'Union, cette violence est due à une extension des compétences de l'Union dans des domaines régaliens et souverains, tels que la monnaie, le mandat d'arrêt européen, l'asile, la protection des droits fondamentaux ou encore la citoyenneté de l'Union. Ces questions relativement nouvelles, intégrées dans les compétences de l'Union, viennent heurter certaines conceptions nationales.

Je voudrais cependant rappeler que cette extension de compétences a été le fait des traités et que les États ont été d'accord pour intégrer la citoyenneté de l'Union, le mandat d'arrêt ou encore la monnaie dans les traités. Cette extension de compétences n'est pas le fait du juge.

La seule question que nous pourrions nous poser est que la Cour de justice applique sur ces nouveaux domaines des logiques jurisprudentielles qu'elle a construites sur le marché intérieur depuis les années 1960-1970. Une réflexion plus importante devrait éventuellement être menée de sa part pour reconsidérer ces jurisprudences antérieures, avec des raisonnements peut-être un peu différents, afin de mieux tenir compte des susceptibilités nationales sur des domaines différents de ceux qu'elle a gérés jusqu'à maintenant.

Concernant la possibilité que les contestations de la primauté du droit de l'Union menacent l'édifice européen, il est nécessaire de distinguer deux situations totalement opposées.

Depuis l'origine des Communautés européennes, les États n'ont pas toujours respecté le droit communautaire. Le manquement sert à sanctionner cela et nous savons qu'il n'a pas toujours entrainé des conséquences très rudes pour les États non respectueux du droit communautaire et maintenant du droit de l'Union européenne. Que l'État français ne respecte pas la directive sur le temps de travail pour les militaires constitue une violation du droit de l'Union. Toutefois, il s'agit d'une violation ponctuelle qui ne remet pas en cause le fondement même de l'Union européenne.

En revanche, lorsque des États comme la Pologne ou la Hongrie remettent en cause la primauté du droit de l'Union en contestant la jurisprudence de la CJUE de manière globale, il s'agit d'une remise en cause grave et menaçante de l'Union européenne car ces États ne veulent pas vivre dans l'Union européenne avec les règles qu'ils ont pourtant acceptées au moment de leur adhésion. Si ces États ne veulent pas respecter les règles, la seule solution est peut-être de sortir de l'Union. Il est inutile de rester dès lors que l'on ne respecte plus les règles du jeu. La Hongrie a envisagé son retrait, certainement dans une démarche politique, ce qui me semble être la conséquence logique quand un pays ne veut plus appartenir à un groupe ni respecter ses règles.

Concernant l'arrêt Quadrature du net de 2020 portant sur la protection des données à caractère personnel, suivi par un arrêt du Conseil d'État, et l'arrêt B. K. de 2021 sur le temps de travail des militaires, vous trouverez peut-être ma position provocatrice mais il me semble que la Cour de justice a été plutôt nuancée.

L'arrêt sur la protection des données à caractère personnel d'octobre 2020 peut être comparé avec l'arrêt Privacy International, rendu le même jour en Grande Chambre. Pour la Quadrature du net, l'article 4 paragraphe 2, du traité portant sur la protection de la sécurité nationale, a été évoqué, ce qui montre que la Cour de justice est capable de revenir sur ses jurisprudences extrêmement protectrices en matière de données à caractère personnel. La Cour a donc entendu les représentants des États, notamment de la France et de la Belgique, et elle a pris en considération la nécessité de protéger la sécurité nationale et la marge de manoeuvre pouvant appartenir aux États. Dans l'arrêt Privacy International, l'article 4 paragraphe 2 n'a pas été invoqué et le Royaume-Uni a pris de plein fouet la jurisprudence de la Cour de justice. Quand il existe un argumentaire cohérent que la Cour de justice peut entendre, elle peut faire évoluer sa jurisprudence.

J'ai été tout à fait étonnée par l'audience qu'a reçue l'arrêt B.K. en France, avec des commentaires politiques assez virulents. Il faut, là encore, lire cet arrêt en remarquant la série de dérogations à la directive admises par la Cour de justice au profit des États quant au temps de travail des militaires. Si nous devions être inquiets, ce serait peut-être plutôt que la Cour de justice ait réécrit la directive à la lumière de l'article 4, paragraphe 2 en autorisant une série d'exceptions qui ne sont pas prévues. Au vu du texte de la directive, la Cour de justice ne pouvait pas aller plus loin dans les exceptions, sauf à dire que la directive ne s'applique pas aux militaires. Or la directive s'applique bien aux militaires.

L'instruction provisoire de 2016 relative au repos physiologique journalier des gendarmes, présentée à la Commission européenne dans le cadre d'une pré-procédure de manquement, vise bien la directive 2003/88/CE et elle a été prise « dans l'attente d'un décret d'application de cette directive ». En 2016, il avait donc bien été prévu que la directive devait être transposée. Pourquoi nous dit-on, tout à coup, que cette directive ne peut plus être transposée ? Comment le ministère peut-il indiquer qu'il ne peut pas décompter le temps de travail des militaires, comme il l'a indiqué au Conseil d'État dans l'affaire dite « Bouillon » du 17 décembre 2021 ? Cela semble assez étonnant.

Par ailleurs, la notion d'État de droit constitue en effet une nouveauté dans le droit de l'Union européenne et dans la jurisprudence de la Cour de justice, où elle apparait en 2018 dans une question des juges de la Cour des comptes portugaise puis plusieurs fois concernant la Pologne, avec une procédure entamée devant la Commission européenne.

Cet élément est très important car il me semble constituer un tournant. En effet, pour la première fois, nous voyons un État condamné en manquement pour violation des valeurs de l'Union et des articles 2, 19 ou 47 du traité, qui concernent l'État de droit et la place du juge. Ces arrêts apportent une protection au juge. Cette utilisation de la procédure en manquement est tout à fait nouvelle. Il est vrai que des changements ont existé, avec notamment l'introduction de l'article 2 dans le traité, affirmant les valeurs communes à l'Union européenne et à ses États membres.

Nous pouvons par ailleurs regretter la substitution d'une sanction juridictionnelle à une sanction politique, qui était celle de l'article 7 du traité sur l'Union européenne. Cette procédure ne fonctionne pas pour des raisons simples de majorité car il suffit que d'autres États se sentent menacés pour bloquer toute perspective de sanction politique. Si une réforme du traité était à mener, cette question de l'article 7 devrait être revue.

Le juriste Jean Rivero disait qu'il faut toujours apprécier ce que les nouveautés jurisprudentielles apportent au droit et aux justiciables. Je dirais que, concernant la violation des valeurs de l'État de droit, il s'agit d'une avancée réelle car un regard d'une juridiction externe est porté sur des violations graves de certains principes communs, notamment l'indépendance des juges. Qui pourrait sanctionner ces violations hormis la CJUE et la CEDH ? La souveraineté ne signifie pas faire n'importe quoi et porter atteinte à l'indépendance des juges. Cette nouveauté jurisprudentielle concernant la violation des valeurs de l'État de droit est favorable aux justiciables et aux libertés et droits fondamentaux.

Cette succession de condamnations en manquement de la Pologne est satisfaisante mais constitue presque aussi un aveu de faiblesse. Si un État ne veut pas respecter la condamnation en manquement, notre capacité d'action est limitée. Condamner en manquement et au paiement d'astreintes relève du pouvoir du juge. Toutefois, la Pologne n'a pas dit qu'elle payerait l'astreinte dans cette affaire. Ce signe de faiblesse devrait conduire à envisager des évolutions.

Dans l'affaire polonaise, la Cour de justice a été saisie de questions préjudicielles par les juges polonais, dont il faut lire les demandes. Dans l'affaire Miasto Lowicz, qui est une question préjudicielle d'un juge polonais à la Cour de justice, nous voyons un appel à l'aide des juges polonais contre les actions de leur gouvernement. Il faut lire les conclusions de l'avocat général, et ce que demandent les juges polonais. Au sein d'un État membre de l'Union européenne, des juges sont sanctionnés car ils appliquent le droit de l'Union, ce qui est hallucinant ! Personne ne semble s'en préoccuper vraiment, sauf à dire que la Cour de justice maltraite le gouvernement polonais et va à l'encontre de la souveraineté.

Concernant le parlement national, il me paraitrait bénéfique que nous utilisions enfin la saisine de la Cour de justice sur le contrôle du principe de subsidiarité. La procédure n'étant pas très claire, un travail est à effectuer sur cette question.

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