Comme l'a indiqué Agnès Lefranc, j'ai participé à la partie économique de l'étude Aphekom, dans la mesure où j'avais commencé à travailler sur cette thématique dès 1995, lors de la préparation de la loi sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie (LAURE), la ministre en charge de l'environnement ayant demandé à deux laboratoires de recherche de faire une première évaluation du coût économique de la pollution de l'air en Ile-de-France.
J'ai continué à travailler sur cette problématique dans le cadre de l'étude tripartite réalisée pour l'OMS en 1996, puis dans le cadre de l'étude Aphekom.
La valorisation étant un problème complexe, je me bornerai à quelques rappels, en expliquant ce que l'on trouve derrière les chiffres, afin d'avoir les idées claires sur ce qui a été fait dans le cadre de l'étude Aphekom et des évaluations que l'on peut trouver dans la littérature.
Je distinguerai la pollution locale ou régionale, étudiée dans Aphekom, de la pollution atmosphérique globale liée au changement climatique ou à l'ozone stratosphérique, qui n'a pas fait l'objet de l'étude Aphekom. Celle-ci se caractérise par des différences d'ordre de grandeur, des incertitudes, des irréversibilités au moins à l'échelle humaine, et par l'importance de l'actualisation. Nous avons en effet affaire à des horizons très lointains. Pour amener en valeur actuelle des flux futurs, il faut utiliser un taux d'actualisation, qui revêt une valeur très importante dans ce type d'approche.
J'établirai ensuite une différence entre morbidité et mortalité. La morbidité couvre les maladies, les hospitalisations, les consultations, les traitements associés ; la mortalité correspond bien évidemment aux décès. Du point de vue économique, il n'existe pas de prix pour un mort, mais seulement des valeurs. La valeur que l'on associe à un décès est une valeur statistique, et non celle établie par rapport à un être humain en particulier. On raisonne donc sur une valeur statistique associée à un décès ex ante, avant que celui-ci ne survienne.
Enfin je distinguerai le court terme du long terme. Les effets sanitaires à court terme surviennent en général dans les heures ou les jours qui suivent une exposition à la pollution atmosphérique. On les appelle également effets aigus. Ils font l'objet d'études temporelles. Cela fait environ soixante-dix ans qu'on les met en évidence et qu'on les quantifie.
Les effets à long terme, appelés également « effets chroniques », résultent d'une exposition à long terme à la pollution atmosphérique. Ils nécessitent des études de cohorte, c'est-à-dire des suivis de populations sur une longue période. On compare ensuite les niveaux des décès, le nombre d'hospitalisations, ou le nombre de consultations associées à ces cohortes exposées à différents niveaux de pollution. Ceci est bien plus long et coûteux. Voilà environ vingt-cinq ans que l'on étudie de tels effets.
Pour ce qui concerne la valorisation, nous avons affaire d'une part à des biens et services marchands, appelés aussi « tangibles ». Il existe un marché pour ces biens et services, un prix et un niveau d'équilibre. On observe clairement les préférences des individus sur ces marchés. Leur choix détermine un prix, une quantité ; ils expriment donc leurs préférences directement.
Quand on considère les biens et services non marchands, appelés « intangibles », il n'y a ni marché, ni offre, ni demande, et donc pas de prix. C'est le cas du temps, du bruit, de la douleur et de la vie humaine pour ce qui nous intéresse ici, ou des aspects esthétiques, visuels, olfactifs, etc.
En économie, on raisonne sur une valeur ; cette valeur, qui est attribuée aux biens d'intérêt, doit être inférée soit à partir de marchés existants et de biens marchands considérés comme équivalents, soit à partir de méthodes de révélation directe, dites « méthodes d'évaluation contingentes », qui sont des méthodes de préférence déclarée, dans lesquelles on interroge directement les individus sur leurs préférences. Ici, les préférences sont plus difficiles à obtenir, car elles vont se faire soit dans un cadre hypothétique, par un questionnement, soit dans le cadre d'une comparaison avec un bien marchand supposé équivalent à celui que l'on cherche à valoriser.
La problématique, en économie, veut que l'on cherche à prendre en compte les effets tangibles et les effets intangibles, les comportements individuels ne garantissant pas l'efficacité si l'on ne prend pas en compte les effets intangibles, en particulier ceux relatifs aux externalités négatives. L'État doit donc intervenir pour faire en sorte que les individus internalisent les externalités, et les prennent en compte dans leurs décisions et dans le calcul coût-bénéfice au niveau individuel avant de prendre une décision.
Si l'on schématise les différents éléments qui peuvent entrer dans une évaluation économique des effets de la pollution atmosphérique, le point d'entrée réside dans le bien-être des individus, dans la mesure où la pollution se pose à nous parce que nous sommes sur terre en tant qu'hommes. C'est une approche relativement anthropocentrée ; toutes les quantifications économiques des effets passent donc par la modification du bien-être.
Les effets peuvent en effet passer de façon indirecte par d'autres variables que le bien-être, comme la dégradation du bâti, qui entraîne des coûts de réfection et de nettoyage des bâtiments, la dégradation de l'agriculture, avec des baisses de rendements et des forêts, ou par une dégradation de l'écosystème. Savoir que l'on vit dans un environnement pollué entraîne en effet des dégradations olfactives, esthétiques et psychologiques qui peuvent être quantifiées dans leur dimension intangible.
L'étude Aphekom est uniquement fondée sur les effets directs sanitaires qui couvrent la mortalité et la morbidité. On peut à ce sujet distinguer les coûts directs associés, c'est-à-dire la façon dont nous allons quantifier, en termes économiques, ce qu'Agnès Lefranc a présenté en termes de « nombre de cas » : il s'agit des coûts d'hospitalisation, de consultation, de traitement et valorisation d'un décès.
Depuis une quinzaine d'années, les méthodes utilisées pour valoriser un décès reposent sur la dimension intangible. Jusque dans les années 1990-1995, on utilisait l'approche dite du « capital humain », dans laquelle on considérait que la valeur d'un individu représentait le flux de ses revenus actualisés à la date de son décès anticipé, sur la durée de son espérance de vie restante. On actualisait ces flux de revenus annuels pour connaître la valeur d'un individu. Cette approche a été abandonnée.
Quant aux coûts indirects, ils représentent des dépenses effectives pour la société en termes de pertes de production, ou des dépenses qui relèvent de la dimension intangible s'agissant des aspects psychologiques, des douleurs, des désagréments associés au fait d'être malade ou hospitalisé, ou des effets induits chez les proches. Ils sont appelés « coûts indirects » parce qu'ils sont associés à une dégradation de l'état sanitaire.
Les travaux d'Aphekom ont quantifié ces effets sanitaires. Avant de présenter les résultats, je tiens à souligner un certain nombre de points associés à la valorisation économique et, tout d'abord, le fait qu'elle est entachée de grandes incertitudes, puisqu'elle cumule, en plus de ses incertitudes propres aux méthodes de valorisation, les effets pris en compte et le taux d'actualisation, les incertitudes en amont, associées aux disciplines concernant les émissions, les concentrations, l'exposition de la population, l'épidémiologie.
Cela explique que les ordres de grandeur, en termes de variations économiques, puissent être multipliés par dix, sans que l'un soit meilleur que l'autre : cela dépend des hypothèses, des effets quantifiés et éventuellement du taux d'actualisation pris en compte, lorsqu'on s'intéresse à des flux.
Ceci étant dit, les choix méthodologiques qui ont été faits dans l'évaluation économique associée à l'étude Aphekom ont consisté, pour la morbidité, à reposer sur la méthode du coût marchand, c'est-à-dire la dimension tangible des dépenses appelées ici également « coût économique de la maladie ». Pour l'hospitalisation, il s'agissait du coût moyen de la journée, multiplié par la durée moyenne du séjour par cause d'hospitalisation. Les pertes de production associées représentaient deux fois la durée d'hospitalisation, multipliée par le salaire moyen journalier du pays concerné.
Nous avons été obligés d'approximer les pertes de production de cette façon, ce qui est fréquemment le cas dans la littérature, dans la mesure où il n'y a pas eu d'études spécifiques, dans le cadre d'Aphekom liant les pertes de production à des variations du niveau de pollution. De telles études existent aux États-Unis et en Europe, mais elles sont spécifiques à la collecte des arrêts de travail au niveau national et à la mise en relation avec une variation du niveau de pollution. Ce n'est pas l'approche qui a été choisie ici.
S'agissant de la mortalité, nous nous sommes reposés sur une évaluation intangible basée sur le consentement à payer et la méthode d'évaluation contingente. Nous avons utilisé deux valeurs, la valeur d'évitement d'un décès, choisie à 1,7 million d'euros, sur la base des résultats du programme européen New-Ext, et la valeur d'années de vie, qui a été fixée à 86 600 euros, à partir de l'étude New-Ext de 2004 et d'une étude européenne de 2010, regroupant les valeurs estimées d'années de vie pour neuf pays européens.
Les valeurs dont je vais maintenant parler sont exprimées en euros 2005. Il existe trois évaluations faites dans le cadre d'Aphekom, le premier type consistant en une évaluation de la politique européenne de réduction du SO2 dans les carburants. Depuis 1993, on enregistre en effet une diminution progressive de la teneur en dioxyde de soufre dans les carburants, qui est maintenant quasi nulle. Ceci a entraîné une diminution des teneurs en soufre dans l'atmosphère et une diminution du nombre de décès associés à une exposition de dioxyde de soufre élevée.
L'étude a permis de mettre en évidence le fait qu'en France, depuis 2000, on peut considérer que 679 décès prématurés sont évités chaque année du fait de la mise en place de la directive européenne destinée à réduire la teneur en soufre dans les carburants liquides.
L'évaluation économique de ces décès s'élève à environ 60 millions d'euros par an, avec 95 % de probabilité que la vraie valeur soit comprise entre 20,5 millions d'euros et 97 millions d'euros. Il est intéressant de constater que cette mesure a des effets en termes sanitaires et représente un gain pour la population.
Le second type d'évaluation consistait à étudier les bénéfices annuels associés aux valeurs guide de l'OMS, pour rester dans ces neuf villes. Pour les particules, il s'agissait de 20 microgrammes par mètre cube pour les PM10, 10 microgrammes par mètre cube en moyenne annuelle pour les PM2.5 et, pour l'ozone, 100 microgrammes par mètre cube maximum par jour sur 8 heures.
Nous avons donc estimé le montant des bénéfices associés au respect de ces normes en termes d'effets à long terme et d'effets à court terme. Les effets à long terme et la mortalité s'élèvent ainsi à 4,8 milliards d'euros, avec des intervalles de confiance en dessous des chiffres. Il n'y a pas eu d'évaluation spécifique de la morbidité à long terme ou chronique, mais ce sera l'objet de mon dernier point.
Le court terme et les effets associés à une diminution du niveau moyen de particules PM10 sont évalués à 21 millions d'euros, les hospitalisations respiratoires et cardiovasculaires à 4 millions d'euros et l'ozone à 6 millions d'euros pour la mortalité et 0,25 million d'euros pour la morbidité hospitalière.
Le point qui manque ici relève de la morbidité chronique. Dans la mesure où la mortalité est exprimée essentiellement dans sa dimension intangible, elle n'a pas à proprement parler d'effets sur le PIB. Cependant, la morbidité entraîne des coûts d'hospitalisation et de traitement, des consultations, une mobilisation du système de soins qui présente un coût pour l'État.
L'étude Aphekom a cherché à estimer la morbidité chronique. Malheureusement, cela n'a été fait que dans dix des vingt-cinq villes et dans aucune ville française. Ce sont en effet des approches compliquées et extrêmement longues. On peut considérer que la population est exposée à différents facteurs, dont la pollution atmosphérique. Cette population va développer des maladies chroniques, certaines dues à la pollution, d'autres non.
Les approches d'évaluation standard s'intéressent aux effets à court terme et quantifient le nombre de cas supplémentaires dus à la pollution atmosphérique : quelle que soit l'origine de ces maladies chroniques, on comptabilise le nombre d'aggravations, de cas d'asthme et de passages aux urgences supplémentaires.
Aphekom a cherché à considérer le fait qu'il existe des exacerbations qui ne sont pas dues à la pollution atmosphérique, mais qui surviennent parmi une population qui a développé une maladie chronique associée à la pollution atmosphérique. Ces personnes connaîtront des exacerbations, des passages aux urgences, des hospitalisations pour d'autres causes que la pollution atmosphérique, mais ces événements n'auraient pas lieu si ces personnes n'avaient pas développé des maladies chroniques associées à la pollution atmosphérique.
Si l'on veut avoir une approche globale, il faut comptabiliser l'approche standard et les exacerbations, en y associant les coûts annuels représentés par la maladie chronique.
Les estimations relèvent de l'asthme chez les moins de dix-huit ans et des maladies coronariennes chez les plus de soixante-cinq ans. On considère ainsi qu'il existe un coût annuel associé à ces maladies ; ce sont ces coûts qui ont été pris en compte.
Les ordres de grandeur sont généralisables aux neuf villes françaises, mais les valeurs monétaires ne le sont pas, ne portant pas sur les mêmes villes. Les exacerbations dues à la pollution atmosphérique en termes d'asthme chez les moins de dix-huit ans et les maladies coronariennes chez les plus de soixante-cinq ans représentent 0,5 millions d'euros par an.
Quand on prend en compte les exacerbations qui ne sont pas dues à la pollution atmosphérique, mais qui surviennent dans une population qui a développé une maladie chronique du fait d'une exposition à la pollution atmosphérique, on aboutit à 9,5 millions d'euros supplémentaires, soit vingt fois plus environ.
Enfin, le coût des maladies chroniques dues à la pollution atmosphérique s'élève à 321 millions d'euros. L'ordre de grandeur passe donc de 0,5 million d'euros pour l'évaluation standard des effets à court terme de la population atmosphérique pour ces infections à 331 millions d'euros si l'on prend en compte l'ensemble du coût des maladies chroniques dues à la pollution atmosphérique. On peut donc approcher le coût associé à la morbidité chronique.
Les effets à long terme sont donc beaucoup plus importants que les effets à court terme, qu'il s'agisse de cas sanitaires ou économiques. Ceci confirme bien l'intérêt de réduire en priorité l'exposition chronique, c'est-à-dire la moyenne annuelle de fond, plutôt que l'exposition aiguë, c'est-à-dire les épisodes de pics, même si, mathématiquement, on réduit ainsi très légèrement la moyenne annuelle de fond.
Par ailleurs, jusqu'à présent les émissions de gaz à effet de serre et de polluants locaux ont été analysées de façon indépendante, alors qu'elles sont de mêmes sources - essentiellement les combustibles fossiles - et que ces sources d'émissions, mobiles ou fixes, génèrent plusieurs effets externes négatifs, comme le bruit, la congestion, et des effets sur l'environnement, les cultures et le bâti.
Si l'on prend en compte les incertitudes associées, une arrivée d'informations sur les effets du changement climatique, par exemple, ou sur son importance ou ses conséquences, et sur le fait qu'il existe des irréversibilités en ce qui concerne le changement climatique, ce type de modèle incite plutôt à prendre des mesures structurelles qui vont réduire simultanément l'ensemble des externats, c'est-à-dire agir sur les kilomètres parcourus pour les sources mobiles, améliorer l'isolation des bâtiments ou diminuer la demande d'énergie, plutôt que des mesures techniques qui vont agir de manière ciblée sur les émissions par des normes réglementaires sur les sources fixes ou mobiles, ou par des améliorations technologiques.
Cela ne veut pas dire qu'il faut privilégier les unes aux autres, mais le type de modèle et le type de conclusions auxquels on aboutit en appliquant ces modèles tend à favoriser relativement les mesures structurelles par rapport aux mesures purement techniques.