Je vous avais rencontré dans un format différent le 11 octobre dernier.
Deux axes principaux permettent d'expliquer les raisons pour lesquelles nous avons mené cette fusion. Le premier a trait à la croissance très importante des marchés de notre secteur à travers le monde, dont Alstom a bénéficié. Son chiffre d'affaires est ainsi passé de 5 milliards à 8 milliards d'euros dans les cinq dernières années, avec des succès obtenus en Australie, en Amérique latine ou en Afrique. Cela a d'abord bénéficié aux sites français.
Cette croissance s'accompagne d'une demande de plus en plus forte de production locale et d'accompagnement local en ingénierie et en gestion de projets de la part des États et des régions. En Australie, ce sont même les États fédérés qui le demandent.
Nous devons donc atteindre une taille critique permettant une telle couverture mondiale grâce à un réseau de sites à travers le monde. C'est une course de vitesse dans laquelle nous sommes bien partis, comme Siemens ou le groupe chinois CRRC depuis 2014. Cette course désignera les deux ou trois grands acteurs globaux, qui seront Siemens-Alstom, CRRC et Bombardier ou Hitachi. Les autres resteront des acteurs régionaux. Ainsi, certains groupes japonais quittent aujourd'hui les États-Unis, alors qu'Hitachi a choisi d'être un acteur global. C'est ce groupe, par exemple, qui produit la signalisation des TGV en France.
Dans cette course à la globalisation, Siemens apporte cet effet de taille tout en étant complémentaire de nos implantations. Il est plus fort que nous en Chine, en Turquie, mais moins que nous en Inde, par exemple. Nous ne sommes en concurrence directe que sur 10 à 15 % des appels d'offres, soit moins qu'avec Bombardier.
Le deuxième axe est lié à l'avenir des transports. Nous sommes à la veille d'une révolution dans la mobilité. Les besoins non couverts sont énormes alors que, dans les grandes villes matures, les vitesses moyennes baissent. Nos déplacements continuent à émettre de plus en plus de CO2 et, en ce qui concerne le diesel, des particules. Dans dix ans, le diesel nous posera peut-être le même problème que l'amiante aujourd'hui !
Personne ne peut prévoir la solution qui émergera. Dans le domaine de l'énergie, celle-ci a été globalement trouvée, les black-out sont rares et le renouvelable permet de résoudre de nombreux problèmes. Dans le domaine du transport, nous ne savons pas encore.
Nous savons seulement que la solution sera électrique, pour des raisons environnementales, soit de bout en bout, soit avec une solution intermédiaire, comme l'hydrogène. Nous travaillons d'ailleurs sur l'autoroute électrique. La solution sera également partagée, parce que c'est le seul moyen d'optimiser des infrastructures extrêmement chères et sous-utilisées.
Comment gérer ces nouvelles mobilités ? Grâce à quelle technologie numérique ? Avec quels types de véhicules ? Les axes principaux resteront ferroviaires, parce que c'est le mode le plus efficace en matière de capacités, d'énergie et d'emplacement au sol. Pour le reste, on ne sait pas.
Siemens nous est apparu comme le meilleur partenaire parce qu'il dispose d'une technologie numérique très importante. Bombardier est, par exemple, beaucoup moins avancé dans ce domaine. Selon nos analyses internes, Siemens nous est toujours apparu comme la meilleure option, à condition que cette alliance comprenne la partie numérique. Or il s'agit de la pépite du groupe, qui n'était pas sur la table dans le passé.
Vous nous dites « ennemis irréductibles », mais tout dépend du contexte. Dans le football, quand vous jouez pour l'OM, votre ennemi juré est le PSG, jusqu'à ce que vous soyez transféré et deveniez Parisien...
Nous sommes parfois en compétition, mais nous travaillons également ensemble, en coopération, et cela se passe bien. Nous travaillons d'ailleurs souvent avec Bombardier, et nos activités sont d'ailleurs beaucoup plus redondantes qu'avec Siemens. La solution que nous avons choisie était donc de loin la meilleure.
S'agissant du rôle de l'État et des actions de Bouygues, il est vrai que la transaction que nous proposons est unique et peut être vue sous différents angles.
D'une part, Siemens Mobility est racheté par Alstom. Les employés allemands de Siemens sont d'ailleurs également inquiets, parce que le siège social de la nouvelle entité est à Paris, que j'en serai le dirigeant et que les décisions opérationnelles seront prises à Paris. Siemens Mobility est en train d'être séparé du reste du groupe Siemens, physiquement, informatiquement et légalement. Il se passerait exactement la même chose si Siemens Mobility était vendu à un groupe qui ne garderait aucune attache avec le groupe Siemens.
D'autre part, à l'inverse, le groupe Siemens sera l'actionnaire de contrôle d'Alstom, via le conseil d'administration. Celui-ci, toutefois, ne prend pas de décisions opérationnelles, mais seulement de grandes décisions stratégiques. Si un arbitrage était nécessaire entre le site d'Ornans, par exemple, et un site allemand, la responsabilité en reviendrait à la direction du groupe, qui est en charge de la convergence des produits.
Reste, néanmoins, la question du contrôle. Cet équilibre est-il, en soi, une mauvaise chose ? Siemens est un grand groupe européen, qui s'inscrit dans la durée, avec une tradition industrielle et technologique très forte. Selon moi l'avoir comme actionnaire n'est pas une mauvaise idée.