Il y a un réel débat sur l'importance des bulles cognitives sur internet, des utilisateurs y entreraient sur des plateformes ouvertes, où ils ne feraient que passer pour s'enfermer ensuite dans des réseaux spécialisés. La littérature académique, qui concerne surtout les États-Unis, est assez nuancée sur le sujet : il semble que la fréquentation des réseaux sociaux donne accès à un environnement informationnel plus varié que le fait de suivre un seul média, par exemple une chaine de télévision elle-même très orientée - et il n'est pas établi que les gens soient plus isolés sur internet que dans la vie réelle. Cependant, les réseaux sociaux ont la capacité d'identifier des utilisateurs vulnérables sur des intérêts particuliers que l'on n'a pas hors ligne. Le phénomène d'enfermement dans des bulles cognitives et la radicalisation se concentrent à la marge de la population, sur certains utilisateurs plus vulnérables. Souvent cette radicalisation se passe en privé : l'utilisateur va être attiré dans la communauté à travers l'algorithme de recommandation, mais ce n'est pas cet algorithme qui va maintenir l'utilisateur dans cette bulle. Ce dernier va faire l'objet de messages directs et ensuite envoyé sur des réseaux cryptés comme Telegram. C'est bien pourquoi l'éducation aux médias est essentielle ; il y a de très bonnes associations qui font ça en France.
S'agissant de la « cyber-balkanisation », en effet l'algorithme est très sensible à la géolocalisation à deux niveaux : au GPS, qui lui fait diffuser du contenu très local, et à la nationalité, une notion qui est en fait difficile à définir sur internet. Nous avons comparé le contenu diffusé aux Russes et aux Ukrainiens depuis un an : suite à la loi russe sur la désinformation qui interdisait notamment l'utilisation du mot « guerre » pour parler de l'Ukraine, TikTok a décidé de modérer de manière grossière et de bannir tout contenu international pour les utilisateurs russes puisque l'essentiel des critiques vient de l'extérieur et qu'il y a plus d'autocensure en Russie. L'entreprise l'a fait de manière complètement opaque, sans même prévenir de cette nouvelle politique de modération. L'algorithme a donc ses spécificités nationales. Au passage, nous avons vérifié que ce tri était fait non pas en fonction de la seule adresse IP, mais aussi du lieu où le compte a été créé la première fois, démontrant que les plateformes choisissent les critères qui leur conviennent pour définir l'identité digitale des utilisateurs - il serait donc peut-être intéressant de préciser ce point dans la loi. Les règles de modération sont elles aussi adaptées selon les pays. En Thaïlande par exemple, où le crime de lèse-majesté existe toujours, la plateforme censure les contenus critiques envers la royauté. La guerre en Ukraine a porté la balkanisation d'internet à un niveau inédit, mais je crois que le mouvement va continuer, d'autant que de plus en plus de pays vont chercher à réguler ces plateformes, ce qui entraîne une fragmentation des contenus disponibles.
Sur les contenus pour adultes, il ne faut pas oublier que le succès de TikTok s'est construit sur un soft porn qui ne s'avoue pas comme tel, en mettant en avant des personnes très jeunes, souvent légèrement vêtues et attractives selon les critères de beauté conventionnels... D'ailleurs, le document interne que je vous ai cité, démontrant la censure de certains contenus politiques, demandait aussi de mettre en avant des gens beaux, et d'écarter ceux qui ne répondaient pas à ces critères ou qui n'avaient pas l'air aisés. Je précise que ce document date de 2019 et que, depuis, TikTok a déclaré que ces règles ne s'appliquaient plus.