Intervention de Cécile Duflot

Commission d'enquête Rénovation énergétique — Réunion du 13 février 2023 à 14h00
Audition de Mme Cécile duFlot ancienne ministre de l'égalité des territoires et du logement

Cécile Duflot, ancienne ministre de l'égalité des territoires et du logement :

Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je dois me livrer à un exercice complexe : il se trouve que j'ai été ministre voilà désormais plus de dix ans et que j'ai arrêté toute activité politique depuis juin 2017. L'audition de ce jour m'a donc amenée à me replonger dans les archives. Si je commets quelques approximations, notamment sur les chiffres, ou si je me trompe dans les dates, je m'en excuse bien volontiers. Ce serait uniquement des défauts de mémoire. Au demeurant, mes archives, y compris personnelles, sont restées et sont à disposition au ministère ; elles sont donc parfaitement consultables.

Je veux commencer par vous raconter une anecdote, qui, je pense, est assez illustrative du sujet sur lequel vous travaillez. J'ai été nommée ministre en 2012, juste après l'élection de François Hollande. Quelques semaines plus tard, Louis Gallois, fraîchement nommé à la tête du programme Investissements d'avenir, demande à me rencontrer. Bien évidemment, j'accède à sa demande, et nous avons un échange sur la fonction de ce programme de relance massive, lancé par Nicolas Sarkozy après la crise de 2008 et dont une partie devait être consacrée à la rénovation thermique des bâtiments. Louis Gallois me dit qu'un budget de 500 millions d'euros avait été prévu pour la rénovation thermique des habitations des plus démunis, mais que 5 millions d'euros seulement avaient été engagés. Il souhaitait donc m'informer qu'il souhaitait réattribuer le reliquat, soit 495 millions d'euros, à... Airbus. Vous imaginez que la toute nouvelle ministre du logement, qui plus est écologiste, a accueilli cette annonce plutôt fraîchement ! Je lui ai expliqué que ça n'allait pas être possible, que je pensais que c'était une erreur, mais que cette sous-consommation massive était un vrai sujet. Après enquête - je résume à gros traits -, celle-ci s'expliquait assez naturellement, puisque les publics visés par ce programme devaient à la fois avoir des revenus inférieurs au plafond de ressources permettant d'accéder à un logement prêt locatif aidé d'intégration (PLAI), soit environ 60 % du Smic - là encore, je parle de mémoire -, et engager des montants de travaux très importants, de l'ordre d'une trentaine de milliers d'euros...

À la suite de cela, j'ai organisé une rencontre avec l'ensemble des intervenants dans ce domaine, dont les régions, qui étaient assez largement mobilisées - je rappelle qu'elles étaient alors beaucoup plus nombreuses qu'aujourd'hui. L'échange s'est avéré assez intéressant : autour de la table, tout le monde - représentants du monde HLM, de l'Association des régions de France, autres élus, responsables de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), de l'Agence nationale de l'habitat (Anah) - expliquait que tout allait parfaitement bien, que tout était parfaitement en ordre, et chacun de dérouler le grand talent avec lequel il mettait en oeuvre des politiques. J'ai alors rappelé qu'il y avait tout de même vraisemblablement un sujet, puisque cela ne marchait visiblement pas.

Voilà, pour résumer, ce qui a guidé mon action comme ministre pendant ces deux années et ce qui a justifié une première annonce, en janvier 2013 si je ne me trompe pas, de ce que devait être une évolution des manières d'intervenir en matière de rénovation thermique : il fallait non seulement mobiliser de l'argent, mais, surtout, simplifier.

En effet, s'il y a beaucoup de bonnes initiatives, je crois que l'un des principaux handicaps est le morcellement très important des acteurs chargés du dossier. Surtout, certains acteurs privés utilisent de manière très opportuniste des dispositifs qui, en eux-mêmes, peuvent être intéressants - je pense notamment aux crédits d'impôt -, mais qui ont parfois fait l'objet d'utilisations complètement détournées. Les multiples témoignages de démarchages parfois un peu agressifs et de situations abusives - je pense, par exemple, au changement de fenêtres d'une habitation dont le toit n'était pas isolé, ce qui, sur le plan énergétique, est parfaitement absurde - ont conduit le législateur à une grande prudence, notamment lors de l'examen des lois de finances.

Ce morcellement et ces dispositifs, qui, en soi, pouvaient avoir du sens, mais étaient conçus de manière, disons, « désordonnée », ont conduit au résultat que l'on connaît : une capacité très limitée à mettre en oeuvre un programme de rénovation thermique. J'ai donc fini par obtenir une sorte de pacte politique avec le Premier ministre.

Était-ce un atout d'être ministre de plein exercice ? Oui, mais c'était aussi un atout d'avoir du poids politique. J'en avais, pour deux raisons : je représentais quasiment le seul parti partenaire de la coalition politique qui existait alors ; j'ai été secrétaire nationale du parti écologiste pendant six ans, ce qui, je pense, fait partie des meilleurs entraînements au rapport de forces qui puissent exister sur le marché de la politique. D'ailleurs, à en juger par les autres personnes que vous allez auditionner, cette école a formé un panel politique qui couvre l'ensemble du spectre politique français actuel, quasiment sans exclusion. Cette double qualité me donnait la possibilité d'obtenir des arbitrages, tant en termes organisationnels qu'en termes financiers.

L'histoire a montré que la mise en cohérence du dispositif et l'abondement de manière extrêmement significative des fonds de l'Anah ont donné de très bons résultats, mais cela a duré très peu de temps, puisque, dès 2014, les choses se sont gâtées. Je tiens à le dire de manière la plus ferme qui soit, le décalage entre les annonces financières et la réalité des crédits, notamment du fait des gels qui sont souvent opérés par Bercy dès l'été, fait naître des situations de crispation. D'ailleurs, en consultant mes archives, j'ai retrouvé nombre de questions écrites ou orales de parlementaires interrogeant sur la situation de leur territoire. Les dossiers en souffrance s'empilaient dans les tiroirs de l'Anah parce qu'il n'y avait simplement plus de budget. L'année 2014 a été très marquante de ce point de vue.

Pour tout dire, le pacte que j'avais conclu avec le Premier ministre était simple : le montant, très important, serait abondé si le dispositif fonctionnait. Il se trouve que j'ai quitté le gouvernement pour des raisons politiques qui n'ont rien à voir avec le programme de rénovation énergétique, que l'argent a été dépensé beaucoup plus vite que prévu et qu'il n'y a pas eu d'abondement - le Premier ministre avait changé.

Comme l'a très bien dit Valérie Létard, qui a été présidente de l'Anah et qui connaît parfaitement le sujet, en raison de la restriction de ses crédits, doublée de la diminution, après le Brexit, du prix du carbone, qui a aussi fait baisser ses ressources, et malgré un abondement de 50 millions d'euros - si je ne me trompe pas - pris sur les crédits de ce qui devait déjà s'appeler « Action Logement » - et non plus « 1 % Logement » -, le budget de l'Anah n'était pas suffisant pour tenir les engagements qui avaient été pris.

L'autre élément qui avait rendu la chose très facilitatrice était la création d'un guichet unique, accessible via un numéro de téléphone, et l'obligation, pour l'ensemble des acteurs, dont les collectivités locales, de communiquer leurs données et de renvoyer l'ensemble des interlocuteurs, notamment les personnes physiques, vers ce guichet.

Bien sûr, le morcellement et la complexité rendent le montage des dossiers extrêmement périlleux. Selon moi, il n'est pas besoin d'aller chercher plus loin. Nous disposons de professionnels formés et dotés d'une capacité à monter en puissance si nécessaire. Si l'effet de levier permis par la mobilisation de l'argent public est un vrai sujet, celui-ci est extrêmement bien utilisé à deux titres.

Une étude britannique assez ancienne a évalué les économies sur le financement de l'équivalent de l'assurance maladie résultant de l'investissement dans la rénovation thermique, notamment s'agissant des personnes âgées - on sait très bien que la précarité énergétique, au-delà de ses conséquences sociales et de confort, a des incidences significatives sur la santé. Il se trouve que, pour travailler, depuis presque cinq ans, dans une organisation de culture anglo-saxonne, ce genre d'études, dont nous sommes peu familiers en France, sur le bon usage de l'argent public ne me choque pas : au-delà de l'aspect moral et de la satisfaction d'avancer vers davantage de justice sociale, cela me paraît même très intéressant.

En outre, les travaux de rénovation thermique sont aussi un investissement d'argent public très rentable, puisqu'il s'agit d'une activité parfaitement non délocalisable, qui fournit de l'emploi local. J'ignore si des études ont été réalisées sur l'impact d'un euro d'argent public investi dans la rénovation thermique sur la création de richesses et la diminution du chômage - je ne saurais moi-même l'évaluer -, mais je suis sûre qu'elles seraient fort intéressantes à conduire, parce que les résultats en seraient très frappants.

Autre élément très important, me semble-t-il : le recul de l'investissement des collectivités locales. Si la question des logements est importante, un investissement volontariste dans le tertiaire, notamment dans les bâtiments publics, dans le respect du patrimoine et des prérogatives des architectes des Bâtiments de France, est, pour moi, un levier clé, qui a été sous-utilisé.

À ce sujet, j'ai en mémoire des discussions extrêmement vives sur l'opportunité d'investissements de la Caisse des dépôts et consignations pour aider les collectivités locales à conduire une vraie politique d'économies d'énergie un peu plus larges, mais aussi de rénovation de leur patrimoine. Il faut savoir que de nombreuses collectivités locales possèdent des bâtiments construits dans la pire période, les années 70-80, à savoir des bâtiments consommateurs d'énergie, y compris, parfois, avec des systèmes de chauffage eux aussi très énergivores. La conjonction de ces deux phénomènes était, de mon point de vue, un frein important.

Pourquoi le bilan que je tire de mon expérience est-il nuancé ? Parce que ça s'est arrêté, mais aussi parce que ça a marché : pendant une courte période, il y a vraiment eu un effet considérable au sein de l'Anah. Je pense qu'il serait intéressant que vous entendiez les personnes qui étaient présentes à cette époque, parce qu'elles en ont sans doute un souvenir plus précis que le mien. Quoi qu'il en soit, le bilan qui avait été tiré au bout d'un an était très positif, parce que l'appétence était forte - je pense qu'aujourd'hui, dix ans plus tard, elle serait encore beaucoup plus importante. La rénovation thermique, notamment des bâtiments des particuliers, n'est pas possible sans l'effet de levier du financement public, d'abord parce que celui-ci est un outil de motivation, ensuite parce que l'écart entre le taux d'investissement et le taux de rentabilité peut être beaucoup trop important pour un certain nombre de propriétaires personnes physiques - ce n'est pas le cas pour les personnes morales, que ce soit les entreprises ou les collectivités locales.

Je pense qu'il y a deux angles morts. Le premier est celui des propriétaires bailleurs. Le dispositif qui permet de contribuer aux travaux d'économie d'énergie en échange du conventionnement Anah est un bon dispositif, mais il serait beaucoup plus efficace s'il était plus contraignant. Les avancées législatives permettront sans doute qu'il le soit, mais je crains un angle mort. Je fais écho à un débat, qui, à l'époque, était vif, avec les organisations de protection de l'environnement, qui étaient très volontaristes sur l'éviction des passoires thermiques classées G de l'autorisation de location. Ce débat a été résolu, ces logements étant concernés par le décret relatif aux logements décents. Je me permets d'alerter votre commission d'enquête sur le risque que les logements qui ne peuvent plus être loués ne soient massivement rachetés par des gens qui auront les moyens d'investir pour y effectuer des travaux, donc pas forcément à un tarif très intéressant et avec une concentration du patrimoine locatif qui a déjà été très bien identifiée par l'Insee et qui, à mon avis, est un problème qui dépasse celui de la rénovation énergétique.

En matière de logement, une vision globale des enjeux, tenant compte du prix des loyers, du prix du foncier et de la consommation thermique des bâtiments, me paraît absolument nécessaire, puisque disposer d'un logement est un besoin fondamental de l'être humain : on a besoin d'un abri comme on a besoin de boire ou de manger. Je crois que l'intervention de la puissance publique, sur ces sujets, est absolument essentielle.

Je souhaite porter à votre réflexion un élément concernant les embardées diverses et variées et l'absence de constance. Je trouve très intéressant que vous vous demandiez pourquoi les objectifs annoncés ne sont pas atteints. En l'occurrence, les objectifs que j'avais annoncés quand j'étais ministre ne l'ont pas été parce que l'abondement qui avait été « promis » par le Premier ministre si le dispositif fonctionnait n'a pas été mis en oeuvre. Je pense que ces embardées sont aussi de nature à freiner durablement les initiatives. Monter un dossier est très complexe et demande beaucoup d'énergie, ce qui conduit à une perte en ligne considérable et, au fil des années, à un épuisement des acteurs. Je pense que c'est quelque chose de nouveau.

Je suis désormais convaincue qu'il est absolument nécessaire, pour s'attaquer à ce sujet, d'avoir un service public de la rénovation énergétique qui soit un guichet unique, s'agissant notamment des différents financements possibles par les collectivités locales, mais aussi - j'y tiens - qui soit capable de fournir une expertise honnête. En effet, l'absence d'objectivité sur la priorisation des travaux à effectuer dans un logement peut déboucher sur des aberrations et sur une dépense d'argent qui n'aura pas d'effet en matière d'économies d'énergie.

Si la suppression par le législateur de tout un tas de crédits d'impôt était positive, au sens où elle a permis d'éviter des abus, elle était aussi négative, parce que ces crédits pouvaient être parfaitement utiles.

La nécessité d'un diagnostic objectif et d'une priorisation des travaux doit être beaucoup plus partagée. Je vais lancer une pierre dans le jardin des écologistes : les discussions que j'ai eu l'occasion de mener avec certaines associations écologistes ont été difficiles, car elles considéraient qu'il n'y avait point de salut en dehors d'une rénovation globale aboutissant à un bâtiment basse consommation. Pour certaines, gagner quelques pas n'était pas suffisant, et le résultat ne comptait pas. Je l'entends bien sur un plan théorique. Il est vrai que certains travaux présentés comme relevant de la rénovation énergétique sont absurdes - j'ai mentionné, tout à l'heure, l'exemple du remplacement des fenêtres quand le toit n'est pas isolé. C'est la raison pour laquelle il me semble absolument décisif que le diagnostic énergétique préalable soit établi de manière objective, et non par celui qui a intérêt à réaliser les travaux.

Je fais le lien avec la loi Alur : beaucoup ont considéré que les diagnostics préalables aux ventes de logements étaient abusifs. Je pense, au contraire, qu'ils sont très utiles lorsqu'ils sont bien faits. Avant la loi Alur, des personnes qui venaient d'acquérir des biens se rendaient compte, quelques mois plus tard, qu'elles ne pouvaient pas payer le chauffage de leur habitation et se retrouvaient surendettées...

Ces dispositions font partie de mes fiertés. Je le dis de manière très modeste, parce qu'elles ne sont pas sorties de mon cerveau : elles ont été inspirées par les propositions d'un certain nombre de parlementaires, tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat.

Ce sont de bonnes avancées, mais il faut désormais faire un pas plus loin. De fait, sans le guichet unique, on ne parviendra pas à massifier les objectifs de rénovation thermique. Il faut également un élément de sécurisation financière. Je sais que les lois de programmation ne sont plus à la mode, sauf sur le sujet militaire, mais je pense que, si l'on veut lancer de grands travaux qui nous permettent à la fois d'assurer la transition énergétique, d'essayer de tenir notre stratégie nationale bas-carbone (SNBC), mais aussi de nous préparer à l'adaptation nécessaire pour tenir compte du changement climatique, il faut absolument une loi de programmation qui sécurise, pour l'ensemble des acteurs, comme pour les particuliers, une trajectoire dans la durée. Je suis absolument résolue sur ce point, parce que l'échec de ce qui a été annoncé par la ministre Cécile Duflot en 2013 est écrit dans une réponse à une question du Sénat, qui dit de manière très claire que les crédits de l'Anah ont été gelés au mois de juin de l'année 2014... Par conséquent, les objectifs qui avaient été affichés et même les dossiers qui existaient dans les tiroirs de l'Anah ne pouvaient être mis en oeuvre.

Cela semble complexe, mais c'est finalement assez simple. Comme toutes les politiques d'ampleur, je pense que la rénovation énergétique nécessite une organisation simplifiée et une visibilité dans la durée, de la même manière que, quand on investit dans un grand programme industriel, on élabore un scénario d'investissements sur plusieurs années. Étonnamment, l'État, qui a vocation à être pérenne, n'est pas capable de le faire. Je pense que c'est une faute, une erreur, et que ce n'est pas tellement le fait des ministres qui se sont succédé aux responsabilités.

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