Nous vivons dans un « monde de la donnée ». Les données géolocalisées sont au coeur de nos vies, des usages personnels et professionnels mais aussi, c'est moins connu, elles sont bien souvent indispensables à la prise de décision politique, à la mise en oeuvre et à l'évaluation de nos politiques publiques, parfois les plus régaliennes. Elles permettent aux services de secours d'intervenir de façon rapide et efficace, elles décrivent les évolutions du territoire, une dimension fondamentale de la mise en oeuvre de nos politiques publiques, elles nous aident à mieux nous prémunir des risques naturels, elles sont indispensables aux activités opérationnelles de nos forces armées, au guidage des systèmes d'armes, etc. - et je pourrais poursuivre encore longtemps cette énumération.
Sans une maîtrise indépendante des données géolocalisées, c'est tout un pan de notre souveraineté qui s'en trouverait menacé. Toutefois, cet enjeu stratégique n'est pas visible, on n'en prend réellement conscience que lorsqu'une crise survient mais il est alors déjà trop tard.
L'IGN - et vous comprenez que c'est pour moi sa principale légitimité -, est notre meilleur outil pour garantir la maîtrise indépendante de nos données géolocalisées souveraines.
Mais désormais, une seconde source de légitimité doit également nous conduire à être attentifs à cet opérateur : son rôle grandissant et indispensable d'appui à notre stratégie environnementale, ainsi qu'aux politiques de prévention des risques, notamment inondation et submersion, dans un contexte de périls accrus par les dérèglements climatiques. S'agissant de l'objectif de « zéro artificialisation nette » (ZAN), c'est l'IGN qui va produire un outil pour nous aider à mesurer les effets de l'urbanisation.
Or, il y a de cela encore quelques années, l'IGN a été confronté à une crise existentielle, remis en cause dans son identité, contesté dans sa légitimité, concurrencé par de nouveaux acteurs publics comme privés, sa pérennité a pu être mise en doute. En parallèle, la politique d'ouverture et de gratuité des données publiques imposait à l'IGN de développer un nouveau modèle économique. Dans ce contexte, un risque d'obsolescence guettait l'opérateur. Il devait absolument se réformer.
À partir de 2019, il a entamé une profonde transformation. Elle se traduit par une refondation totale de son modèle économique. Si cette transition va dans le bon sens, la viabilité financière de ce nouveau modèle présente d'incontestables fragilités et repose encore sur de nombreuses incertitudes.
En préambule, il est d'abord nécessaire de préciser que l'IGN est bien loin d'être le seul acteur public à produire de l'information géographique. Les collectivités locales sont de plus en plus investies dans ce domaine. Or, un déficit de coordination notoire perdure. Le paysage atomisé de la production de données géolocalisées au sein de la sphère publique conduit à des redondances et à un usage sous-optimal des deniers publics.
Malgré une récente prise de conscience, il reste encore beaucoup à faire pour rationaliser un système encore trop peu structuré. La transformation de l'IGN doit contribuer à cet effort d'optimisation en repositionnant l'opérateur davantage dans un rôle d'expert référent ayant vocation à fédérer l'écosystème de la géodonnée publique.
Je l'ai évoqué en introduction, dans les années 2010, le modèle de l'IGN n'était plus en phase avec l'évolution du monde des données géolocalisées. Sa politique commerciale lui avait fait perdre la confiance de ses partenaires, et en premier lieu, des collectivités locales. Cette situation empêchait d'avancer sur la voie d'une meilleure collaboration entre l'opérateur et le secteur local.
Dans le même temps, l'émergence des GAFAM bouleversait la production d'information géographique, en particulier parce que leur modèle même est fondé sur les données, et notamment les données géolocalisées. La nouvelle concurrence qu'elles ont instaurée menaçait notre capacité à maîtriser nos données souveraines.
Dans ce contexte, et poussé par la politique d'ouverture et de gratuité des données publiques, l'IGN a entrepris de réformer en profondeur son modèle.
Cette transformation consiste d'abord à concentrer ses activités de production sur les données socles souveraines. Par données socles on entend les références géographiques de bases, dites « primaires », qui constituent une forme de matière première pour concevoir des produits et des services d'informations géographiques dits « secondaires ».
La transformation du modèle de l'IGN passe aussi par le quasi abandon de sa politique commerciale et des multiples petites prestations sur mesure qu'il produisait pour divers clients. L'IGN se concentre désormais sur le pilotage de projets nationaux d'accompagnement de grandes politiques publiques. Réalisés dans le cadre de marchés en quasi régie, ces projets sont financés par leurs commanditaires institutionnels.
Le nouveau modèle de l'IGN a aussi vocation à repositionner l'opérateur au coeur de l'écosystème des données géolocalisées pour en faire un expert, coordinateur, fédérateur, agrégateur, plutôt qu'un simple producteur d'information géographique.
Il est apparu que la trajectoire budgétaire rigoureuse imposée à l'IGN, notamment s'agissant de ses emplois, était manifestement incompatible avec sa transformation, en particulier car cette dernière implique un repyramidage des effectifs et des besoins de nouvelles compétences dans des domaines où le marché de l'emploi est tendu.
Aussi, le PLF 2022 a-t-il proposé une première inflexion portant sur la trajectoire du schéma d'emploi. Cette inflexion a été confirmée par un engagement pluriannuel d'objectifs et de moyens (EPOM) signé avec la direction du budget qui stabilise la subvention pour charges de service public (SCSP) de l'IGN jusqu'en 2024 et assouplit encore un peu plus son schéma d'emploi. Cette inflexion était nécessaire pour que l'établissement mette en oeuvre un vaste programme de recrutement et de formation afin de pourvoir, d'ici 2024, 150 postes sur des compétences émergentes.
La situation financière de l'IGN est déjà marquée par son nouveau modèle. À ce titre, 2021 constitue une vraie année charnière. C'est la première fois que les ressources propres de l'établissement, principalement issues des grands projets, dépassent le volume de la SCSP. Le développement du recours à la sous-traitance, en particulier pour les grands projets, produit un effet de levier qui dilate l'activité et le budget de l'IGN qui va passer de 160 à environ 180 millions d'euros. 2022 va quant à elle acter une légère progression de la masse salariale, du fait du plan de recrutement et de mesures d'attractivité.
J'ai pu le constater tout au long de mes travaux, le nouveau modèle de l'IGN est plébiscité par ses partenaires auprès desquels l'opérateur retrouve tout son crédit et sa légitimité. Cependant, j'ai aussi le sentiment qu'il demeure de vraies incertitudes quant à sa viabilité économique. À court terme, jusqu'en 2024, le financement des marchés en cours ainsi que la visibilité et l'assouplissement budgétaire que lui donne son engagement pluriannuel d'objectifs et de moyens (EPOM), garantissent son équilibre financier. Cependant, à partir de 2025, le modèle sera mis à l'épreuve. À ce stade, l'analyse prospective de sa viabilité repose sur plusieurs hypothèses fortes qui resteront à démontrer : notamment la stabilité de la SCSP et des effectifs, boucler le financement d'un grand projet pour lequel il manque toujours 15 millions d'euros ou encore trouver de nouveaux marchés pour un montant de 100 millions d'euros entre 2024 et 2027.
Aussi intéressant soit-il, le nouveau modèle de l'IGN présente des fragilités que l'on ne peut ignorer. Pour être viable économiquement, il suppose que l'opérateur conclut avec les ministères un volume suffisant de grands projets.
On ne peut exclure le risque d'un « trou d'air », d'autant que de nombreux ministères ont une connaissance très imparfaite des capacités de l'IGN et que l'opérateur est actuellement très dépendant de ces deux principaux « clients », les ministères des armées et de l'agriculture qui lui apportent 25 % du total de ses ressources. Inversement, l'établissement s'expose aussi au risque de « surchauffe » en cas d'afflux de demandes.
Ce modèle suppose une grande agilité d'organisation et dans la gestion des ressources humaines. L'IGN doit y parvenir dans le cadre contraint qui est celui d'un établissement public administratif (EPA), ce qui n'est pas loin de relever de la gageure. Qui plus est, des failles organisationnelles ont perturbé la bonne mise en oeuvre de la transition. Jusqu'ici, la priorité qui a été donnée aux grands projets s'est faite de façon artisanale, sans réel pilotage et sans s'assurer que des moyens suffisants étaient préservés pour produire les données socles souveraines, pourtant le coeur de la mission de service public de l'opérateur. Afin de maintenir la cohésion du corps social et de susciter l'adhésion autour d'une vision partagée de la nouvelle stratégie de l'institut, la direction doit rapidement remédier à ce problème.
Enfin, le nouveau modèle de l'IGN n'a une chance de prospérer qu'à condition que l'opérateur développe ses partenariats de façon très volontariste, avec les collectivités locales comme avec le secteur privé.
Aussi, afin de mieux baliser le nouveau chemin emprunté par l'IGN et d'en éviter les embûches, je vous propose une série de recommandations structurées autour de quatre axes : un IGN qui réussit sa mutation ; un IGN plus performant ; un IGN qui collabore mieux avec ses partenaires ; un IGN placé au coeur d'un écosystème public de l'information géographique rationalisé.
L'IGN doit faire partager son projet à l'extérieur comme à l'intérieur. C'est une phase toujours compliquée lorsqu'on refonde un tel établissement, qui était en grand risque jusqu'alors et qui tente une voie qui reste à baliser.