C'est un piège grossier ! L'ICANN et sa nébuleuse seraient ravies de pouvoir être internationalisées. Elles pourraient alors faire ce qu'elles veulent. Aujourd'hui, le gouvernement américain les surveille très peu. La seule chose qu'on leur demande est de s'assurer que l'Internet reste aux mains des Américains. Tant que c'est le cas, le gouvernement ne les dérange pas, et peut même les aider à contourner les lois des autres pays.
L'ICANN serait très heureuse de cette situation. Il n'y aurait, du même coup, plus de contrôles financiers, et elle dépendrait des Nations unies ou d'un organisme de cette sorte, avec une réunion annuelle et un audit plus ou moins sérieux. Elle serait parfaitement capable de déjouer tous les systèmes de contrôle. Cela coûterait également bien plus cher que l'actuel système ! Qu'en tireraient les utilisateurs ? Encore plus de contraintes et de difficultés bureaucratiques - procédures, process, etc - permettant de décourager ceux qui voudraient les attaquer.
Cette internationalisation de l'ICANN n'apportera rien de nouveau, sinon des ennuis. La seule évolution possible réside dans la subsidiarité, comme l'Union européenne l'a découverte il y a au moins vingt ans : ce qu'on ne sait pas faire correctement, à un échelon centralisé, il faut le mettre entre les mains d'unités ou de niveaux d'action plus décentralisés. Les accords ou la coordination sont une très bonne chose, encore ne faut-il pas en abuser. La concurrence existe dans tous les domaines ; cela n'empêche pas les marchands de vin d'un pays de se mettre d'accord avec d'autres pour faire de la distribution, comme par exemple dans les appellations d'origine contrôlées (AOC). Des accords entre métiers s'établissent aussi, sans que les États aient besoin de s'en mêler. Si cela ne fonctionne pas seul, on peut peut-être, de temps en temps, donner un coup de pouce. Je pense que c'est la voie à privilégier.
Vous ne m'avez pas interrogé sur la question de savoir comment faire avec l'Internet existant si l'on change de protocole de base. On fera comme d'habitude ! On réalisera des passerelles (« gateways »). Cela existe déjà. IPv4 et IPv6 ne sont pas compatibles du tout, pas plus qu'Internet Explorer avec Mozilla, etc. Il existe un grand nombre d'incompatibilités dans l'Internet, qui tiennent à une évolution qui peut être simplement historique, hasardeuse ou délibérée.
Le fait que Google, Facebook et Twitter aient des systèmes de noms différents résulte d'un choix, afin d'avoir une clientèle qui ne puisse aisément passer d'un système à l'autre. Autrement dit, la fragmentation et la diversification sont souvent voulues par les industriels, pour leur permettre d'avoir des marchés captifs, et non dans l'intérêt des utilisateurs !
Quand on passe de TCP/IP au nouvel Internet (Rina), c'est un peu le même problème que de passer de TCP/IP v4 à TCP/IP v6, mais cela permet bien plus de fonctions nouvelles. Aujourd'hui, il existe un marché gris des adresses, certaines ayant été distribuées, dans les années 1980, sans être vraiment indispensables. Ces adresses se revendent aujourd'hui dans le cadre d'un marché intermédiaire.
La version 6 permet d'obtenir des milliards d'adresses, mais cela n'empêche qu'il faudra les contrôler. Si on en donne des milliards, comme on l'a fait au début, on provoquera des problèmes de routage épouvantables ! En effet, chaque adresse plus longue multiplie par « n » la puissance de calcul des routeurs, ce qui fait le bonheur de Cisco, par exemple !
L'évolution technique, en ce sens, bénéficie surtout à l'industrie, mais non à l'utilisateur. La recherche, aujourd'hui, n'est pas entre les mains de l'industrie. Ce nouveau développement rappelle le début de l'Internet, qui a été réalisé par des personnes qui n'avaient pas d'intérêt direct dans l'opération, mais surtout un intérêt scientifique, celui de réussir un coup d'ingénierie. C'est encore faisable. C'est le bon moment, mais ce n'est pas toujours le cas. On a actuellement entre les mains un système qu'on pourrait industrialiser. Certains prototypes fonctionnent...
On peut remplacer la partie basse de l'Internet - les réseaux IP - par un nouveau réseau sécurisé, ou développer des applications, au-dessus de l'Internet d'aujourd'hui, en les sécurisant, et en n'utilisant que les « tuyaux ». On aura au bout des systèmes sécurisés. L'Internet d'aujourd'hui peut être utilisé durant un certain nombre d'années, en complément de ce nouveau système, ou vice-versa, jusqu'à ce que dix ans de plus rendent l'Internet complètement obsolète. À ce moment, on n'aura plus besoin de s'en servir ; on aura un autre système, même si on l'appelle toujours Internet.
Je conseille d'introduire un nouveau nom, que j'avais proposé au début des années 1970, « Catenet », qui relevait du réseau IP et de l'UIT. Aujourd'hui, on applique le nom d'Internet à tout. Dès que les Américains voient Internet dans un texte de l'UIT, il tire dessus à boulets rouges, ne désirant pas que l'UIT s'occupe de l'Internet. C'est un problème de terminologie. Si on l'appelait Catenet, ce ne serait pas la même chose. Il faudrait donner le qualificatif d'Internet à tout ce qui s'est construit au-dessus du niveau IP, c'est-à-dire tout ce qui est applicatif. On peut appeler ce système Internet, mais cela ne signifie plus rien. C'est une collection de services, d'usages, d'applications ou d'expérimentations que n'importe qui peut réaliser. Chacun, s'il est doué, peut développer une application ; si elle fonctionne bien, on peut la commercialiser. Le Catenet, cependant, demande que l'on soit très sérieux. Il s'agit en effet de l'ensemble du réseau. Comme pour le téléphone, il faut que cela fonctionne et que ce soit stable !