Pour savoir ce qui marche, tout dépend de la focale, si l'on considère la décarbonation de façon globale ou locale... On doit parfois penser globalement, car tout est lié. Vous avez évoqué les conflits d'usage ; nous ne pouvons pas faire semblant de croire que nous avons tant de biomasse que nous réussirons à chauffer tous les logements et à approvisionner tous les camions et tous les avions avec. Il nous faut avoir une vision intégrée, mais nous devons aussi regarder, secteur par secteur, quelles sont les impasses...
Globalement, au niveau de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) ou de la PPE, ce qui marche le mieux, c'est l'efficacité énergétique, dans tous les secteurs. La preuve a contrario, c'est que le signal prix ou la peur de manquer, au moment de la crise russo-ukrainienne, a entraîné de nombreuses économies d'énergie, dans tous les secteurs. Certaines sont subies, d'autres sont bien plus simples à mettre en oeuvre.
Le Président de la République et le Gouvernement veulent donc centrer l'effort sur l'efficacité énergétique et la maîtrise des consommations, et ensuite avoir les vecteurs décarbonés là où il faut. Sur le logement, nous avons besoin de beaucoup de chaleur renouvelable, de biomasse utilisée efficacement dans des chaudières bois, de géothermie...
Il faut aussi utiliser le potentiel de la biomasse. Avec les nouvelles technologies et certaines ressources, on peut ainsi produire du liquide, du gaz ou de la chaleur. Tout n'est pas fongible, mais cela peut l'être. Il faut utiliser ce potentiel de manière durable, sans faire baisser nos surfaces forestières ou agricoles en se lançant dans la course aux cultures dédiées.
Il faut aussi électrifier davantage l'économie. Avec une pompe à chaleur efficace, on peut chauffer plus et mieux. C'est un vecteur mature de remplacement des énergies fossiles. Une partie des transports, notamment les transports légers, peuvent s'électrifier. L'industrie peut bénéficier d'une électrification directe - en changeant des procédés - ou indirecte. Partout dans le monde, la sidérurgie va réduire directement le fer au lieu d'utiliser des procédés à base d'agglomération de minerai, très émetteurs. Cette électrification directe peut être aidée par l'hydrogène : on peut remplacer certains vecteurs de chaleur par l'hydrogène.
Même si l'on arrive à réduire la consommation d'électricité sur certains vecteurs - moins 8 % à 10 % durant la crise -, l'électrification va amener plus de consommation. Cette vision globale s'articule différemment dans chaque secteur.
Dans le secteur des transports, on voit qu'il n'est pas simple - malgré certains succès comme le plan Vélo ou la relance du covoiturage - de faire un report modal. On ne peut tout changer ; toutes les marchandises ne pourront aller sur des trains ou des péniches. Il y a des échecs et des succès. On peut travailler de la route vers le fer pour les marchandises, ou sur les mobilités actives : on peut faire plus de trois kilomètres à vélo s'il y a des incitations et des aménagements. C'est un des axes de progrès.
Nous devons travailler sur l'efficacité de la « chose qui bouge », à savoir la chose plus son moteur. L'idéal est de moins consommer de la biomasse, de l'hydrogène, de l'électricité ou des biocarburants. Ce matin, les avionneurs estimaient atteignable l'objectif de réduction qui leur est fixé. L'A320neo devrait consommer 40 % de moins.
Après, il faut décarboner. Les vecteurs sont plus ou moins adaptés. Nous voyons qu'on s'oriente plutôt vers l'hydrogène et certains carburants de synthèse pour les mobilités lourdes, avec des variations entre le train et l'avion. Il est plus compliqué d'utiliser de l'hydrogène dans les avions que dans les trains, avec l'électrification directe. Et on va plutôt utiliser l'électrification pour les mobilités légères.
Des paris technologiques et industriels sont en cours pour les poids lourds : la balance coûts, avantages et facilité de progresser est délicate. Nous n'en sommes qu'à la phase de lancement par les constructeurs, il est difficile de savoir si le camion électrique ou le camion à hydrogène deviendront peu chers et performants. Or comme ces constructeurs sont moins nombreux que pour les véhicules légers, ils n'exploreront pas toutes les pistes... L'enjeu est d'améliorer l'efficacité du véhicule et de produire ces vecteurs.
Les équations seront de l'essai-erreur, mais il faut soutenir l'offre pour ces nouveaux carburants. Les mandats d'incorporation créent de l'offre en obligeant les compagnies aériennes à en utiliser. Mais cela ne suffira pas : il faut aider à la création d'usines.
Vous avez évoqué les États-Unis et l'Inflation Reduction Act (IRA). Ces marchés ne sont ni totalement mondiaux ni totalement de proximité. Sans parler de souveraineté, si à un moment un continent va beaucoup plus vite que les autres, les autres produiront moins vite et plus cher ; or il serait dommage que les bateaux et les avions ne s'approvisionnent en carburant durable que sur le sol de certains pays. Il faut donc accélérer cette industrialisation.
Nous sommes convaincus que tout en étant réactifs sur ce qu'il faut décider d'arrêter, il faut combiner soutien à l'innovation et à l'industrialisation. L'Institut français du pétrole énergies nouvelles (Ifpen) suit les projets BioTfueL et Futurol. Des crédits avaient été prévus à cette fin dans le programme d'investissements d'avenir vers 2014-2015 ; c'est vieux ! Désormais, nous voulons soutenir, en plus de la phase d'innovation, la phase d'industrialisation. De même, pour notre environnement et notre souveraineté, il faut que nous ayons des usines de batteries en Europe. Soutenir juste la recherche-développement ne suffit pas. Pour monter en puissance, il faut soutenir l'investissement industriel. Dans certains cas, la combinaison d'une réglementation qui oblige à consommer et de vraies sanctions - par exemple, la taxe qui sanctionne ceux qui refusent d'incorporer des biocarburants - restera nécessaire.
Concernant les conflits d'usage, il faut que l'hydrogène aille sur ce qui est efficace. Certes, la somme des optimums locaux ne fait pas un optimum global... Mais si chaque optimum local n'est pas du tout optimal, cela ne convient pas. Pour diverses raisons de rendement énergétique ou de facilité, il semble compliqué de mettre de l'hydrogène dans les voitures. De même, il est compliqué de mettre de l'hydrogène à la place du gaz dans les réseaux urbains, et nous avons d'autres solutions. N'ajoutons pas des complexités qui retarderaient la décarbonation et qui coûteraient cher. C'est dans l'industrie et dans les mobilités lourdes que nous devons centrer nos efforts sur l'hydrogène. Après, il y a des traditions et des tissus industriels différents selon les pays. Certains pays ayant plus de besoins de stockage d'électricité que nous - ou moins de montagnes - iront plus vite que nous. Aux Pays-Bas, il est difficile de faire une station de pompage : on stocke l'électricité via des batteries ou de l'hydrogène.
Ce conflit d'usage porte non pas sur une ressource finie, mais sur une ressource à créer, qui nécessite que nous soyons capables de produire de l'électricité à court, moyen et long terme, dans des conditions de durabilité - nous avons choisi un mix à base de nucléaire et d'énergies renouvelables - et d'avoir des électrolyseurs performants : nous pensons qu'il est encore possible d'améliorer les rendements.
La biomasse est un sujet particulier. Elle comprend des facteurs limitants comme notre surface ou la volonté de ne pas entrer en concurrence avec les usages alimentaires. Nous pouvons utiliser des cultures intermédiaires pour alimenter les méthaniseurs, à condition qu'elles soient encadrées et durables. Si l'on utilise beaucoup d'engrais et d'eau pour faire pousser ces plantes qui ne sont pas très performantes pour produire du méthane, celui-ci n'aura pas un bilan carbone fantastique. C'est pour cela que nous produisons du biométhane d'abord à partir de déchets, puis un peu de cultures dédiées, un peu de cultures intermédiaires....
Notre surface est limitée, et tout n'est pas interchangeable. On peut, par pyrogazéification, produire du méthane à partir de bois. Mais si tous ces déchets de bois sont destinés au méthane, vous aurez davantage de biogaz, mais plus aucun déchet de bois pour les chaudières - on ne va pas y mettre de gros troncs ! Les interchangeabilités peuvent déstabiliser certaines filières.
Même si les biocarburants sont une des solutions pour l'aviation, il faudra vérifier les bilans biomasse-énergie. Il ne faut pas enlever du bois prévu pour le bois d'oeuvre... Nous allons suivre et éclairer ce point. Certes, tant pour les biocarburants que pour le biogaz, il nous reste un potentiel important de déchets à valoriser. On essaie surtout d'en produire moins. Il ne s'agit pas de faire davantage de gaspillage alimentaire pour produire du biogaz !
Les définitions européennes sont en train de converger sur les biocarburants de deuxième génération et l'hydrogène bas-carbone et renouvelable. Nous avons un débat sur l'hydrogène. Dans l'état actuel de notre mix, compte tenu du besoin d'électricité supplémentaire et du fait qu'il est décarboné et qu'on peut remonter, par le parc existant, notre production d'énergie nucléaire, il peut être utile de donner une large place à l'hydrogène décarboné. Certains estiment que c'est de l'hydrogène nucléaire, mais il ne fait qu'utiliser l'électricité du réseau - certes, en vérifiant son bilan carbone, notamment en période de pic lorsque nous utilisons des centrales à gaz. On sait le faire. Il serait contre-productif que par des objectifs trop rigides, on coure derrière l'hydrogène renouvelable en se privant de l'autre hydrogène.
Plus qu'une question de définition des molécules elles-mêmes, c'est la manière d'avoir des objectifs qui laisse un peu de subsidiarité. En même temps, la France n'empêchera pas un pays de produire son hydrogène renouvelable s'il n'a pas de nucléaire. Et il y aura aussi en France de l'hydrogène renouvelable. C'est ce que nous essayons de faire comprendre, lors de débats dont les retransmissions médiatiques sont parfois un peu raccourcies...
Concernant la hiérarchisation des objectifs, nous essayons de trouver des règles simples. Si l'on découvre des choses géniales imprévues, nous ne resterons pas coincés sur notre stratégie. Nous regardons quels sont les vecteurs les plus utiles, et ceux qui sont sans regret... Mais cela peut évoluer dans le temps. Nous ne savons pas combien de gaz nous utiliserons en 2050, ni comment il sera produit ; nous savons juste qu'il sera totalement décarboné. A contrario, nous avons décidé, sans regret, de produire du biogaz durable avec peu de cultures dédiées : nous avons tellement de gaz fossile à décarboner dans les 15 ans à venir que ce biogaz n'est pas perdu. Il en est de même pour les biocarburants classiques : nous aurons suffisamment de véhicules thermiques pour les conserver encore un certain temps. Nous développons aussi sans regret de nouvelles technologies.
Le panorama des filières françaises est vaste. Pour les énergies fossiles, nous ne maîtrisons que les techniques de transformation - raffinage - ou de l'ingénierie avec des groupes présents à l'international avec un vrai savoir-faire. En dehors, nous ne maîtrisons rien : toutes les molécules sont importées et la valeur ajoutée part ailleurs.
Nous avons une certaine expérience industrielle pour les filières de biomasse. Nous savons fabriquer du biodiesel et du bioéthanol de première génération. Nous commençons à développer des procédés de deuxième génération. Selon les années et les équilibres, nous importons des biocarburants ou une partie des matières premières. Ce n'est pas un drame en soi. On ne peut être autosuffisant en tout. L'objectif, au niveau français et au niveau européen avec les PIIEC, est de développer de l'hydrogène. Nous sommes capables, en Europe, de fabriquer rapidement des générations d'électrolyseurs performants et des usines de production. Si nous attendons cinq ou dix ans, ils viendront de Chine ou des États-Unis. Déjà, nous exportons des électrolyseurs français en Allemagne... Il ne faut pas oublier tous les usages possibles de l'hydrogène : piles à combustible avec Symbio, les réservoirs... L'intégration aussi est importante : un train à hydrogène diffère d'un train diesel...
Sur les filières de biocarburants ou de carburants synthétiques, nous ne sommes ni les derniers ni les premiers. Une maîtrise de première industrialisation au niveau national permettrait de vendre de l'ingénierie, d'où notre soutien à l'industrialisation. Ensuite, ces procédés pourront être portés par des entreprises multinationales.
Maîtriser quelques technologies est utile pour notre souveraineté : si un jour un pays qui détient 90 % du marché décide l'arrêt de ses exportations d'électrolyseurs, cela nous posera de gros problèmes. Si nous avons une petite capacité à en faire, nous pourrons gérer cet arrêt. Il en est de même pour les panneaux solaires. Nous n'aurons jamais la possibilité de produire la totalité des panneaux dont nous aurons besoin, alors que la demande augmente. Une grande entreprise chinoise en produit des performants et peu chers. Mais conserver au moins une petite partie de la production en Europe serait un gage de souveraineté.