Intervention de Christian Chavagneux

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 17 avril 2012 : 1ère réunion
Audition de Mm. Antoine Peillon journaliste à la croix charles prats magistrat membre du conseil scientifique du conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques et christian chavagneux journaliste à alternatives économiques

Christian Chavagneux, journaliste à Alternatives Économiques :

Mesdames, messieurs, d'abord, merci de votre invitation ! Les paradis fiscaux sont un sujet sur lequel on m'a incité à travailler dès le milieu des années quatre-vingt-dix, lorsque j'étais étudiant à Londres. Personne ne s'intéressait alors à ces territoires, sauf à parler des quelques « mafieux » seuls supposés les utiliser.

Ensuite, merci de l'actualité que vous donnez à ce sujet ! Sort en effet cette semaine la troisième édition mise à jour du livre sur les paradis fiscaux que j'ai écrit avec le chercheur britannique Ronen Palan. Je vous en laisserai bien évidemment un exemplaire, étant précisé que la mise à jour porte surtout sur les chapitres consacrés aux politiques publiques actuellement mises en oeuvre à l'échelle internationale contre ces territoires.

Si vous le souhaitez, je pourrai rappeler plus tard l'origine de ces derniers ainsi que les circonstances de l'adoption, dans les années trente, de la fameuse loi suisse instaurant le secret bancaire, dans laquelle la France, sous le gouvernement d'Edouard Herriot, a eu sa part, mais, plutôt que de présenter un cours d'histoire, je voudrais me concentrer sur la situation contemporaine.

Qui a besoin des paradis fiscaux ? Qui utilise ces territoires ? Les particuliers, les multinationales, les banques, les criminels.

Je n'insisterai pas sur ces derniers. De par les contacts que j'ai pu avoir, tant en France qu'à l'étranger, je suis en mesure de dire qu'on estime dans les grands établissements bancaires que, s'il y a de l'argent sale qui passe, celui-ci est assez bien maîtrisé et représente en tout cas des volumes assez faibles par rapport aux flux correspondants à l'évasion et à la fraude fiscales.

Je m'attarderai donc plutôt sur les trois autres types d'acteurs.

Pour ce qui est d'abord des particuliers, j'ai pu constater, depuis plus de quinze ans que je travaille sur le sujet, que nous avions chacun nos évaluations. J'ai ainsi recensé récemment plus d'une soixantaine d'estimations des avoirs dissimulés dans des paradis fiscaux, que ce soit pour tous les pays ou pour la France seule.

Ainsi, le fameux TJN, le Tax Justice Network, la grande ONG internationale qui concentre toutes les études des autres ONG, situe le montant des avoirs dissimulés entre 12 000 milliards et 13 000 milliards de dollars.

Un jeune économiste français, Gabriel Zucman, dont la thèse, très empirique, est consacrée à ce sujet, estime que 8 % de la richesse financière des ménages est dissimulée dans les paradis fiscaux, pour trois quarts sous forme d'investissements dits « de portefeuille », c'est-à-dire d'investissements en titres - deux tiers en actions, un tiers en obligations -, pour un quart sous forme de dépôts bancaires.

Antoine Peillon vient de donner sa propre estimation, que je rappelle : 590 milliards d'euros d'avoirs français dissimulés dans les paradis fiscaux, dont 220 milliards d'euros par les particuliers les plus riches, le reste l'étant par les entreprises ; la moitié environ de ces 220 milliards serait dissimulée en Suisse.

En se plaçant dans une perspective historique, on peut en tout cas souligner une forme de « démocratisation » de l'utilisation de ces territoires. Hier, s'agissant des particuliers, seules quelques riches ou très riches personnes entraient par la petite porte de leur banquier, tard le soir, pour avoir accès aux paradis fiscaux... Aujourd'hui, comme de nombreuses études l'ont montré, aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe, des personnes aisées aux revenus assez élevés, patrons de PME ou hauts cadres d'entreprise, sont aussi directement démarchées par de grands cabinets d'avocats et d'audit ou par des banques.

Par le biais d'une offre de produits appropriés, on est ainsi descendu dans l'échelle des revenus : les paradis fiscaux ne sont plus seulement utilisés par le 1 % des plus riches.

S'agissant ensuite des entreprises, j'ai dressé deux tableaux. Dans le premier sont indiqués les investissements de portefeuille des Français à l'étranger, dans le second les investissements de portefeuille des étrangers en France. Ces deux tableaux permettent de préciser quels sont les pays dans lesquels les Français investissent et quels sont les pays dont proviennent les plus gros investisseurs étrangers en France.

On trouve ainsi un pays dont on ne suspecterait pas que la dimension de sa bourse, de son industrie ou de ses services puisse justifier qu'une part aussi importante de nos investissements à l'étranger s'y fasse : le Luxembourg, qui occupe pourtant la troisième place pour les investissements français à l'étranger, mais aussi pour les investissements étrangers en France. Le Luxembourg n'est ainsi pas très loin derrière l'Allemagne et les Etats-Unis, qui ont eux des bourses, des entreprises et des services de taille mondiale.

Il faudra donc s'interroger - j'y reviendrai, bien entendu - sur le poids de certains territoires.

Je précise que les chiffres présentés dans ces tableaux proviennent du Fonds monétaire international (FMI), qui construit depuis quelques années une base de données bilatérales permettant de savoir par qui et où se font les investissements de portefeuille : ces derniers, je le rappelle, consistent en achats d'actions pour des prises de contrôle de moins de 10 % du capital et en achats d'obligations.

J'en viens plus particulièrement aux multinationales.

Ronen Palan et moi-même estimons - et nos chiffres ont été confirmés par d'autres chercheurs - que, sous réserve de quelques légères fluctuations, 30 % environ du stock des investissements directs à l'étranger (IDE) des multinationales se situent dans les paradis fiscaux.

Les données 2010 pour les Etats-Unis font apparaître une particularité propre aux grandes firmes multinationales américaines : elles investissement prioritairement aux Pays-Bas, qui ne sont pourtant pas un grand pays industrialisé, au Royaume-Uni, ce qui peut se comprendre, et au Canada, leur grand voisin ; puis on retrouve le Luxembourg, les Bermudes, l'Irlande, les Caraïbes britanniques, la Suisse... La Chine n'est même pas présente dans la liste des principaux pays dans lesquels les multinationales américaines investissent !

En ce qui concerne les entreprises françaises, on constate que 62 % des flux d'investissements à l'étranger se sont dirigés en 2010 vers des territoires que l'on peut qualifier de paradis fiscaux. Je veux bien mettre à part le cas de la Belgique, et je préciserai ensuite pourquoi, mais on peut se douter que, si l'Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Suisse sont parmi les pays qui reçoivent le plus d'investissements français, ce n'est pas uniquement du fait de leur grande puissance industrielle internationale.

À cet égard, je vous invite à examiner de très près une étude, publiée par la Banque de France, sur les flux d'IDE français jusqu'à la fin de l'année 2008, car elle tend à montrer que, lorsqu'une entreprise française investit dans un autre pays, son investissement ne reste pas nécessairement dans ce pays, lequel peut n'être qu'un pays intermédiaire.

De la même façon, lorsque l'on constate qu'un investisseur de tel pays investit en France, peut-être faut-il se demander si l'investisseur initial est originaire non pas de ce même pays, ou bien s'il utilise comme un simple intermédiaire.

La Banque de France, à la suite d'une directive qui émane de l'ONU - nous devrions donc disposer de statistiques pour l'ensemble des pays du monde d'ici à quelques années -, a été une des premières institutions à essayer de suivre les investissements directs à l'étranger des firmes françaises jusqu'à leur destination ultime et, à l'inverse, de savoir quelle était l'origine première des flux d'investissements directs étrangers en France.

On constate une différence extrêmement importante entre les données officielles, qui ressortent de la balance des paiements, et les chiffres qui résultent de la recherche effectuée sur les investisseurs premiers et les investisseurs ultimes. L'énorme écart entre la courbe « IDE français à l'étranger - chiffres officiels » et la courbe « IDE français à l'étranger hors paradis fiscaux » fait apparaître des transactions qui ne servent pas à grand-chose si ce n'est à un gain fiscal. Il en va de même pour l'écart entre les courbes « IDE étrangers en France - chiffres officiels » et la courbe « IDE étrangers en France sans les paradis fiscaux ».

Concrètement, alors que selon la liste officielle la Belgique, le Luxembourg et les Etats-Unis ont été les trois premiers destinataires des flux d'investissements directs de la France en 2008, si l'on fait abstraction des pays qui n'ont joué qu'un rôle d'intermédiaire, on constate que la Belgique garde le premier rang, que l'Egypte s'intercale au deuxième, devant les Etats-Unis, toujours troisième, alors que le Luxembourg régresse à la neuvième place. C'est encore plus frappant si on observe, à l'inverse, les principaux investisseurs étrangers en France : en faisant fi des transactions inutiles et si l'on recherche qui est vraiment l'investisseur le plus important, le Luxembourg, premier officiellement, passe à la dix-neuvième place !

Cela montre aussi que les multinationales françaises sont, en termes d'utilisation des paradis fiscaux, dans une démarche de proximité. C'est d'ailleurs un constat auquel on aboutit partout : les acteurs américains ont tendance à utiliser les Caraïbes, les acteurs asiatiques des pays situés en Asie, comme Singapour ou Hong Kong. Quant aux acteurs européens... On m'a dit une fois à Bercy qu'en prenant la Belgique, la Suisse, le Lichtenstein et le Luxembourg on couvrait l'essentiel de la fraude fiscale française, aussi bien celle des particuliers que des multinationales. Il y a donc véritablement une fraude, une évasion ou une optimisation agressive de proximité dans laquelle, toutes les statistiques le font ressortir, nos amis luxembourgeois tiennent un rôle particulier.

J'en viens aux méthodes des multinationales. Je présume qu'elles ont déjà été évoquées à l'occasion des diverses auditions de votre commission : je les passe donc en revue rapidement.

Il s'agit d'abord de la technique des thin cap, les capitalisations extrêmement fines, technique qui consiste à installer dans un pays étranger où les taux d'imposition sont élevés une filiale avec très peu de capital, laquelle doit donc emprunter pour fonctionner à la maison-mère ou, plus généralement, à une filiale financière située dans un paradis fiscal : les intérêts d'emprunt étant déductibles des bénéfices, chaque fois que vous remboursez votre filiale située au Luxembourg, vous diminuez d'autant vos profits dans le pays qui est le plus taxé. C'est donc une façon de siphonner les profits pour les envoyer ailleurs.

Il s'agit ensuite des fameux prix de transfert, prix auxquels les filiales d'une même multinationale s'échangent des biens et des services. Deux économistes américains ont, grâce à un sénateur américain, eu accès à des données extrêmement précises en provenance des douanes. On a ainsi vu, par exemple, des seaux en plastique venir de Tchéquie, passer par un paradis fiscal, et arriver aux Etats-Unis avec une valeur de près de 1 000 dollars le seau, ce qui est beaucoup même pour un seau de très grande qualité ! A l'inverse, des missiles sortis des Etats-Unis à destination d'Israël y arrivaient, après être passés par un paradis fiscal, au prix de 50 dollars. A ce tarif, on comprend que le terrorisme se développe dans la région...

Il est assez facile pour le fisc de mettre en évidence les manipulations qui aboutissent à ce genre de prix de transfert et de « tomber » sur les filiales quand le décalage entre les prix qu'elles pratiquent entre elles et les prix qui ont cours sur les marchés internationaux est manifestement trop important. Les choses sont plus compliquées lorsque la méthode des prix de transfert est utilisée sur la propriété intellectuelle. Une étude de mes confrères de Bloomberg a montré que le taux d'imposition de la multinationale Google se situait entre 2 % et 3 %, en dépit de l'importance de ses profits. En effet, on constate qu'en Europe, par exemple, tout est centralisé à Google Irlande, qui utilise la technique bien connue du « sandwich hollandais ». Cette technique consiste pour une entreprise à faire passer l'ensemble de ses profits aux Pays-Bas, puis, de là - les Pays-Bas n'étant qu'un pays intermédiaire, d'où le terme « sandwich » -, dans un paradis fiscal, en l'espèce à Google Bermudes, qui, pour ce que l'on en sait - il faudrait avoir les preuves, mais c'est visiblement le cas -, détient le droit d'utilisation de la marque Google pour l'ensemble du monde. Ce droit, qui est extrêmement cher, devant lui être payé par toutes les filiales de Google, tous les profits peuvent ainsi être siphonnés vers les Bermudes, où, évidemment, ils sont très peu taxés. Or quel est le prix international de l'utilisation de la marque Google ? Ce n'est pas facile à définir ! Par rapport à quoi le fisc peut-il se référer pour dire qu'un prix est trop haut puisqu'il n'y a pas de marché mondial de l'utilisation de la marque Google ?

En matière de propriété intellectuelle, il est donc difficile de parvenir à cibler les excès. On entre alors dans des négociations entre les différents fiscs et les multinationales lorsqu'il semble que celles-ci ont utilisé des prix de transfert liés à la propriété intellectuelle trop éloignés par rapport à ce qui paraîtrait être un juste prix. Une étude du Sénat américain de 2010 avait montré que dans tous les secteurs, comme la pharmacie ou l'électronique, où la place des brevets est forte, les multinationales utilisent majoritairement ces prix de transfert sur la propriété intellectuelle pour siphonner les profits et les envoyer dans les territoires les moins taxés.

Bien évidemment, les banques, troisième type d'acteurs, utilisent également les paradis fiscaux. Le graphique que je vous présente maintenant concerne leurs activités internationales. On constate que la part des prêts à destination des paradis fiscaux représente actuellement près de la moitié du total, la part des dépôts internationaux en provenance de ces territoires s'établissant un peu en dessous. Ce qu'il importe surtout de relever, au-delà des chiffres, dont le niveau dépend des listes de territoires off-shore qui varie selon les Etats, c'est la dynamique qu'ils traduisent : on voit bien que les paradis fiscaux sont au coeur de la montée de la bulle financière internationale de 2000 à 2007, puis sont moins utilisés à partir du moment où démarre la crise des subprimes. Cela démontre, et j'y reviendrai, que, non seulement ces territoires nous privent de recettes fiscales, mais aussi qu'ils sont au coeur de l'instabilité financière internationale.

Pour ce qui est de la France, vous avez déjà cité l'étude que nous avons réalisée à Alternatives économiques montrant que toutes les banques françaises étaient présentes dans les paradis fiscaux, comme le sont aussi, au-delà des financiers, presque toutes les entreprises du CAC 40. Là encore, on peut jouer sur les listes d'établissements retenus ; l'important est de noter qu'une des banques françaises, BNP Paribas, semble bien plus présente que les autres dans les paradis fiscaux- ou peut-être avait-elle moins bien caché sa présence à l'époque...

Au moment où nous réalisions notre étude, je savais que tant au Royaume-Uni qu'aux Pays-Bas, des études comparables étaient menées, ces dernières faisant suite à une autre étude du Sénat américain destinées à répertorier l'ensemble des filiales des multinationales installées dans les paradis fiscaux, dont le nombre, pour les vingt plus grandes banques mondiales avait alors été estimé à 2 524. Les pourcentages traduisant la part des filiales françaises dans ce total montrent que, si les banques françaises en général et BNP Paribas en particulier sont, certes, présentes dans les paradis fiscaux, elles le sont très nettement moins que les grandes banques anglo-saxonnes, HSBC en tête, Citigroup, Barclays, etc. Il faut descendre assez bas dans la liste pour trouver BNP Paribas et constater que ses filiales dans les paradis fiscaux représentaient 3,7 % de l'ensemble à l'époque.

Par conséquent, oui, nos banques sont présentes dans les paradis fiscaux, mais je dirai, sans les excuser, que les banques anglo-saxonnes le sont bien plus.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion