Intervention de Christian Chavagneux

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 17 avril 2012 : 1ère réunion
Audition de Mm. Antoine Peillon journaliste à la croix charles prats magistrat membre du conseil scientifique du conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques et christian chavagneux journaliste à alternatives économiques

Christian Chavagneux, journaliste à Alternatives Économiques :

De fin 2008, me semble-t-il.

Je reviens sur un aspect important qui est généralement sous-estimé : les paradis fiscaux sont au coeur de l'instabilité financière internationale. Pour l'anecdote, je rappelle que la crise des subprimes démarre en août 2007 lorsque BNP Paribas ferme trois fonds d'investissement, le premier étant Parvest, qui relève du droit luxembourgeois. Un rapport de 2008 de la Cour des comptes américaine indique qu'une partie extrêmement importante des actifs toxiques créés aux Etats-Unis l'a été aux îles Caïmans. Si l'on examine les comptes de la banque britannique Northern Rock, qui est la première à être mise en faillite au cours de cette crise, on n'y trouve pas grand-chose. Il faut aller dans Granite, sa filiale enregistrée - comme association caritative ! - à Jersey, pour s'apercevoir que cette banque, qui fait des prêts immobiliers à très long terme, a un endettement de court terme explosif, endettement que les autres banques vont refuser de refinancer lorsqu'après août 2007 s'instaure une crise de confiance. De ce fait, elle va quasiment faire faillite.

Quant à Bear Stearns, elle est la première banque d'affaires américaine à faire faillite, une faillite qui s'explique par le fait que ses filiales de fonds spéculatifs, immatriculées pour partie aux îles Caïmans et pour partie à Dublin, ont pris des paris extrêmement élevés. A ce moment, M. Peer Steinbrück, l'ancien ministre des finances allemand, se moque du capitalisme anglo-saxon et ironise sur le comportement et les méthodes anglo-saxonnes. Mais, à peine quelques semaines plus tard, Hypo Real Estate, une des grandes banques allemandes, était prise au même piège que Bear Stearns : là encore une filiale de fonds spéculatifs, immatriculée à Dublin, avait pris des positions extrêmement risquées.

Par ailleurs, si l'Islande est aujourd'hui confrontée à des problèmes diplomatiques avec les Pays-Bas et le Royaume-Uni, c'est parce que les filiales, immatriculées à Guernesey et à l'île de Man, de ses deux plus grandes banques, Landsbanki et Kaupthing, ont commis des « impairs » sur le territoire britannique. L'agence de garantie des dépôts islandaise n'étant pas assez riche pour rembourser leurs clients étrangers, c'est le gouvernement britannique qui a dû se substituer à elle et, bien sûr, celui-ci veut maintenant récupérer ses mises.

Je n'insiste pas sur le fait que la Suisse, le Luxembourg ou encore les îles Vierges britanniques faisaient partie des principaux territoires d'action des « rabatteurs » de fonds pour l'escroc Bernard Madoff.

Je rappelle enfin que le premier détenteur de la dette publique américaine est l'ensemble des investisseurs situés dans les paradis fiscaux ; dans le même sens, selon une estimation de Patrick Artus, de Natixis, le Luxembourg, les îles Caïmans et le Royaume-Uni sont les trois premiers pays où sont localisés les investisseurs qui détiennent la dette publique française. Il y a donc fort à parier que l'agitation spéculative qui a pu régner ces dernières années sur les dettes publiques, notamment durant certaines semaines bien particulières, a quelque chose à voir avec les investisseurs situés dans ces territoires.

Si ce sujet a été très peu abordé jusqu'aux années quatre-vingt-dix et ne l'a été que peu au début des années 2000, il est revenu sur le devant de la scène internationale lors du G20 d'avril 2009. Sous l'égide de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), le G20 a établi une nouvelle liste des paradis fiscaux très surprenante puisque, si on y retrouve, bien sûr, les usual suspects, tels que les Bermudes ou les Bahamas, pour la première fois l'Autriche, le Luxembourg, la Belgique, la Suisse sont dénoncés comme comptant parmi les territoires pouvant poser problème au niveau international. Nous avions déjà disposé de listes, notamment celle de l'OCDE, en 2000, pour désigner les territoires qui favorisaient trop l'optimisation fiscale agressive, celles du Groupe d'action financière (GAFI), pointant ceux qui facilitaient le blanchiment d'argent, celles du Forum de stabilité financière, aujourd'hui Conseil de stabilité financière, pour les pays qui permettaient aux grandes institutions financières internationales de tourner les règles de contrôle des risques.

Et voilà que nous est présentée en novembre 2011, au moment du G24, une liste noire réduite à presque rien ! Elle mentionne encore la Barbade mais ne comporte sinon que de petits pays, quand bien même la Suisse et le Liechtenstein restent sur liste grise. Ajoutons que Pascal Saint-Amans, alors secrétaire général du Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales, s'empressa de dire que l'inscription dans cette liste grise de la Suisse était une erreur, car, selon lui, le pays avait consenti beaucoup d'efforts. Cela signifie-t-il que, comme en 2000, il n'y aura plus que des listes qui se vident ? Non, pas nécessairement, puisque le Forum mondial sur la transparence a décidé de s'attaquer au secret bancaire. Jusqu'en 2009, les paradis fiscaux acceptaient, « grosso modo », de coopérer avec les fiscs internationaux en matière de blanchiment d'argent, de délit d'initié ou de fraude fiscale avérée, mais pas d'évasion fiscale. Or, en septembre 2009, le G20 les a forcés à signer des accords internationaux d'échange d'informations fiscales, y compris dans ce dernier cas, et il a introduit une innovation extrêmement importante. Je veux parler de la création du Peer Review Group, c'est-à-dire d'un groupe de revue par les pairs, qui rassemble maintenant plus d'une centaine de membres. Un pays peut, certes, sortir de la liste des paradis fiscaux, mais le Peer Review group effectue un double contrôle en se posant plusieurs questions: le pays concerné a-t-il signé des accords internationaux l'engageant à échanger des informations fiscales ? A-t-il transposé en droit interne les obligations qui en découlent (phase 1) ? Autrement dit, est-il en mesure, d'abord, de disposer des informations en interne, ensuite, de les transmettre aux fiscs étrangers (phase 2) ? La situation de l'ensemble des pays va être revue d'ici à 2014. Ils seront alors classés en quatre catégories : conformes, conformes pour l'essentiel, partiellement conformes et non conformes, avec a priori à ce même horizon 2014 des sanctions possibles.

Quels enseignements peut-on tirer d'un premier bilan ? Une étude de Niels Johannesen et Gabriel Zucman parue en février 2012, donc très récemment, montre que l'annonce de la signature de traités d'échange d'informations n'a pas eu d'impact important sur les dépôts bancaires dans les pays signataires. On peut cependant se demander si cette étude n'a pas été réalisée un peu trop tôt compte tenu du délai nécessaire pour la signature des accords et leur mise en place, puis pour recueillir les résultats des premiers échanges d'informations.

Quant à Mme Pécresse, ministre du budget, elle nous a indiqué, lorsqu'elle a convoqué les journalistes financiers à la fin du mois de novembre 2011 pour leur présenter le bilan de l'utilisation de la nouvelle possibilité donnée par le G20, que, sur les huit premiers mois de l'année dernière, la France, qui avait adressé 230 demandes à dix-huit pays, avait obtenu un taux de retour de 30 % seulement. Et encore, nous a-t-elle dit, quand les pays répondent, ils ne font que confirmer les informations qui leur ont étés transmises sans en ajouter de nouvelles. On voit donc que l'échange d'informations à la demande mis en place par le G20 ne fonctionne pas. Il faut passer à un échange automatique d'informations fiscales si l'on veut être efficace : dès lors qu'un ressortissant français ouvre un trust ou un compte dans un pays considéré comme un paradis fiscal, le fisc de celui-ci devrait envoyer, tous les trois ou six mois - cela reste à déterminer -, un fichier Excel au fisc français, qui n'aurait ainsi qu'à ouvrir le fichier relatif à ce ressortissant le jour où il souhaiterait vérifier la situation de ce dernier.

Bien évidemment, la Suisse est toujours mentionnée. Je parlais encore récemment avec un représentant de l'ambassade de Suisse à Paris : il sait très bien que, si l'on fait « craquer » la Suisse, on déstabilise alors l'ensemble des paradis fiscaux, et c'est pourquoi on cible ce pays. En lisant régulièrement la presse helvétique, on constate d'ailleurs que la classe politique suisse est relativement fragile : lorsqu'on passe à l'offensive, elle a tendance à accorder des concessions et il faut continuer à mettre la pression sur ce territoire.

Les banquiers suisses ont cependant contre-attaqué, notamment en présentant une proposition baptisée « Rubik ». L'idée est d'abord de régler le passé : tout se passe comme si on nous disait « oui, nous banquiers suisses, nous avons aidé des contribuables à frauder fiscalement, mais, pour régler le passé, nous allons taxer les avoirs, à des taux qui varient de 19 % à 34 % ». Trois pays ont, pour l'instant, accepté d'entrer dans la négociation : l'Allemagne - pour laquelle le taux vient d'être renégocié -, le Royaume-Uni et, la semaine dernière, l'Autriche. Pour l'avenir, il est prévu d'instaurer une taxation à la source à un taux équivalent - légèrement supérieur, depuis la renégociation, pour l'Allemagne et un peu inférieur pour le Royaume-Uni - à celui qui serait appliqué à ces avoirs s'ils avaient été déclarés dans leurs pays d'origine. En échange, les pays s'engagent à ne pas se procurer de CD volés, à ouvrir l'accès à leur marché financier aux banques et aux assureurs suisses et, surtout, à ne pas lancer de poursuites pénales contre des représentants de banques suisses qui viendraient démarcher les particuliers ou les entreprises sur leur territoire ; en lisant le livre d'Antoine Peillon, on comprend pourquoi cette clause a été introduite... Par ailleurs, le nombre des demandes d'informations qui peuvent être adressées à la Suisse est encadré et, bien sûr, l'anonymat des clients conservé. Bref, en échange de tout cela, le secret bancaire est préservé.

C'est bien entendu un très mauvais dispositif. En premier lieu, la directive Epargne est déjà censée couvrir le sujet. Même si elle comporte des failles, ce que la Commission européenne a reconnu, elle est en phase de perfectionnement et d'élargissement. Elle astreint à partir de juillet 2011 les pays souhaitant conserver l'anonymat des clients à reverser une retenue à la source de 35 %, donc à un taux supérieur. En deuxième lieu, il s'agit d'une amnistie fiscale de fait. En troisième lieu, le secret bancaire est assuré pour les plus riches, c'est-à-dire pour ceux qui peuvent « s'acheter » les schémas les plus sophistiqués. Même les autorités suisses auront donc du mal à détecter ce qui se passe vraiment et il n'y aura donc pas de transmission d'informations. En quatrième lieu, c'est à une véritable délégation de souveraineté fiscale que consentent les pays qui acceptent ce type d'accord, puisque cela revient à faire confiance aux banquiers suisses pour prélever l'impôt à leur place. En cinquième lieu enfin, comme l'ont démontré de nombreuses ONG, ce ne sont pas les échappatoires qui manquent !

Pourquoi la France a-t-elle refusé le dispositif Rubik ? Après beaucoup d'incertitudes et d'hésitations qui se sont manifestées de fin août à fin novembre 2011, la ministre du budget a finalement dit « non » en s'appuyant sur une étude de Bercy qui devait être rendue publique mais ne l'a jamais été. Dès le début de cette étude, que j'ai pu lire, il est souligné qu'un tel accord procurerait une rentrée budgétaire aléatoire, que les garanties apportées pour assurer sa bonne exécution seraient extrêmement faibles, qu'il serait peu compatible avec nos principes, puisque nous refusons toujours l'amnistie fiscale, comme avec nos engagements européens - la directive Epargne - et internationaux - le G20. Au coeur du document, qui reste secret, mais je présume que vous en avez déjà obtenu communication - sinon, je me ferai un plaisir de vous le donner -, Bercy donne trois grandes raisons de rester à l'écart de ce dispositif. Premièrement, certains des Français qui ont des comptes en Suisse risquent de les transférer ailleurs. Dans un tel cas, la Suisse s'engage simplement à donner à la France les noms des dix Etats destinataires des plus gros volumes transférés ; or cette information est tout à fait inutilisable fiscalement. Deuxièmement, seules les personnes physiques étant concernées par l'accord, il suffira, comme avec la directive Epargne, d'établir une société écran pour brouiller leur identité. Troisièmement, « l'une des principales incertitudes du dispositif réside dans la façon dont les agents payeurs appliqueront l'accord et mèneront les diligences nécessaires », comme le dit Bercy dans ce langage diplomatique que l'on admire tant, ce qui signifie, en clair, que le jour où l'on pourra faire aveuglément confiance à un banquier suisse pour recouvrer l'impôt n'est pas encore arrivé !

Par ailleurs, que peut-on faire contre les multinationales ? Nous avons vu que, contre l'utilisation abusive des paradis fiscaux par les particuliers, des mesures étaient prises. Eh bien, contre les multinationales, rien n'est fait ! La proposition qui est aujourd'hui en débat est la « comptabilité pays par pays ». Le principe en est extrêmement simple : il s'agit d'obliger toutes les multinationales à fournir pour l'ensemble de leurs pays d'implantation leur chiffre d'affaires, le nombre de personnes employées, la masse salariale, les profits réalisés et les impôts payés. Si vous appliquiez cette règle à Northern Rock, par exemple, vous constateriez immédiatement que sa filiale Granite à Jersey n'a absolument aucun employé. La comptabilité pays par pays permet donc de détecter rapidement d'éventuels problèmes dans la circulation des bénéfices au sein des multinationales. Le Parlement européen est favorable à une telle mesure, comme l'est le commissaire européen Michel Barnier ; la loi cadre américaine dite « loi Dodd-Frank » va dans ce sens ; la bourse de Hong Kong l'a déjà mise en place pour les industries extractives, pétrole et minerais, et un accord est quasi conclu à l'échelle européenne pour ces mêmes industries. On commence d'ailleurs à parler d'imposer la comptabilité pays par pays à toutes les multinationales, et non pas au seul secteur des industries extractives.

A cet égard, l'étude réalisée par Robert Lipsey est intéressante. Cet économiste américain a pris l'ensemble des multinationales américaines à l'étranger puis rapporté leurs actifs totaux au nombre d'employés. La moyenne « monde » est d'environ un million de dollars d'actifs par employé ; pour l'Irlande, les Pays-Bas et la Suisse, on atteint quatre à cinq millions de dollars ; à la Barbade, le chiffre s'élève à 22 millions de dollars et, aux Bermudes, à 45 millions de dollars ! Robert Lipsey, qui s'est interrogé sur les raisons de ces différences, a ensuite ramené les profits après impôts à la masse salariale. En moyenne « monde », les profits après impôts représentent en gros 84 % de la masse salariale. En Suisse, on atteint 160, en Irlande 660, aux Bermudes 3 500... Soit le Bermudien est d'une productivité exceptionnelle, soit ces chiffres cachent autre chose...

A-t-on lutté contre l'instabilité financière ? Non ! Le Conseil de stabilité financière avait promis d'établir une liste de pays sensibles dans ce domaine. Il l'a présentée à la fin de l'année de l'année dernière : selon ce document, la Libye et le Venezuela seraient désormais les deux seuls grands pays à poser problème en termes de stabilité financière ! Or contrairement à ce qui se passe chez nous, une stratégie extrêmement efficace est mise en oeuvre aux Etats-Unis. Elle repose sur trois piliers. D'abord, elle s'attaque directement aux acteurs privés. Ainsi, UBS, qui a été mise en cause en 2008, a dû donner des noms grâce auxquels les schémas d'évasion fiscale, de fraude fiscale et d'optimisation fiscale abusive ont pu être décryptés, ce qui a permis d'adresser de nouvelles demandes, notamment au Crédit Suisse. Dans le même temps, un programme de dénonciation volontaire a été mis en place, ce qui a conduit à 15 000 dénonciations volontaires, alors qu'UBS ne donnait que 4 500 noms, plus 12 000 en 2011, parce que la carotte et le bâton ont été maniés de manière efficace. Enfin, les Etats-Unis vont disposer d'un outil de pression permanent avec le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA), qui va permettre la mise en place à partir de 2013 d'un échange automatique d'informations avec les banques.

Le combat est engagé, mais ce n'est qu'un début ! Comme le disait Henry Morgenthau, le ministre des finances de Franklin Roosevelt, « les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée, trop de citoyens veulent la civilisation au rabais ».

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