Intervention de Antoine Peillon

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 17 avril 2012 : 1ère réunion
Audition de Mm. Antoine Peillon journaliste à la croix charles prats magistrat membre du conseil scientifique du conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques et christian chavagneux journaliste à alternatives économiques

Antoine Peillon, journaliste à La Croix, auteur de « Ces 600 milliards qui manquent à la France » :

La question des sources m'est toujours posée. Ma réponse est invariablement la même : je possède une somme invraisemblable de documents qui représente tout ce qui a été produit par les services de contrôle, d'audit interne - nous reviendrons d'ailleurs peut-être sur la question du statut des auditeurs dans les structures privées -, en Suisse comme en France, sur toutes les formes de délits que ces services ont pu constater et signaler à leur direction générale, mais aussi à ce que l'on appelle, en tout cas en France, leurs autorités de tutelle. Les personnes qui, au sein des banques, travaillent dans le contrôle légal de conformité ou sont chargées d'une mission d'audit entretiennent des relations suivies avec les agents de TRACFIN, par exemple, mais aussi avec beaucoup d'autres agents de la puissance publique.

Cette documentation m'a été transmise d'abord par des sources judiciaires, et cela soulève une question grave. J'ai entendu tout à l'heure M. Prats nous expliquer ce que l'on pourrait faire, ce qu'il est déjà possible de faire, ce que la loi permet de faire. C'est visiblement ce qui n'a pas été fait depuis de très nombreuses années. Les douaniers, les enquêteurs de police, les brigades financières, l'Autorité de contrôle prudentiel ont collecté une masse considérable de documents et informations qui, d'abord, leur ont été adressés spontanément ou parfois remis sous la contrainte, mais qu'ils ont aussi récupéré grâce à leur propre travail. Ils ont ensuite transmis ces documents et informations au parquet de Paris, en même temps, d'ailleurs, que des plaintes - dont j'ai ici copie - étaient déposées par des salariés d'une grande banque auprès de ce même parquet. Certaines de ces plaintes et de ces informations remontent à plus de deux ans. Mes sources - ce sont des policiers, des personnes qui travaillent à l'Intérieur, dans des grands établissements bancaires et même un magistrat du parquet de Paris - ont été étonnées, comme je l'ai été moi-même, d'apprendre qu'un juge d'instruction avait été mobilisé sur une information judiciaire - j'ai entendu dire tout à l'heure que c'était finalement la meilleure formule - voilà à peine quelques jours, le 12 avril dernier, soit un peu plus de trois semaines après la parution de mon livre, dans lequel je m'étonnais d'ailleurs de l'absence d'une information judiciaire, mais surtout très longtemps après que tous les éléments probants de nature à motiver cette information ou cette instruction judiciaire eurent été réunis. Le juge d'instruction qui a été désigné aura très rapidement communication de l'ensemble de ce dossier considérable, principalement par le Service national de la douane judiciaire, qui, à ma connaissance, a fait un travail extraordinaire. Si des documents complémentaires - mais je ne crois pas qu'il en existe - peuvent lui être transmis par d'autres sources, cela se fera facilement.

Sur les raisons qui m'ont amené à m'intéresser à ce sujet, je répondrai que ma motivation est d'ordre journalistique. Je suis journaliste et, depuis maintenant deux ans, des sources policières et judiciaires, au sens large, m'indiquent que, sur de multiples dossiers et non pas seulement sur celui-ci, malgré les moyens légaux dont ils disposent - le tableau en a d'ailleurs été extrêmement bien brossé tout à l'heure -, leur travail est empêché, entravé et, surtout, qu'il n'y a quasiment aucun suivi au niveau de l'instruction judiciaire ni du tribunal, qui est l'aboutissement normal des délits, voire des crimes, qui en l'espèce sont commis.

Ces sources, que je connais depuis de nombreuses années pour avoir beaucoup travaillé sur ces sujets et parce qu'au fil des années une certaine familiarité et une certaine confiance se sont établies, me font part de leur désarroi devant l'impasse à laquelle elles se retrouvent confrontées. Dans toutes les démocraties, et pas seulement en France, quand il y a une impasse au niveau de la justice, il y a, de la part de ses sources et de la part de ces autorités, une tendance à s'adresser à la presse. Il y a donc deux motivations qui se rencontrent, celle du journaliste, dont le travail de base consiste à contrôler, vérifier et recouper toutes les informations qu'il reçoit, et celle des sources. Il n'y a pas de matière journalistique originale. Je ne parle évidemment pas des copier-coller des communiqués qu'on voit fleurir ces derniers jours dans une certaine presse, qui doit être « la plume sur la couture du pantalon », et dont l'attitude, depuis qu'a été officiellement annoncée l'ouverture d'une information judiciaire, me choque énormément. Que certains confrères ne s'interrogent pas sur le fait que cette information judiciaire est déclenchée selon un calendrier un peu particulier me paraît assez extraordinaire... Le vrai travail journalistique est de recueillir des informations originales et de ne pas s'asseoir dessus, même lorsqu'il en coûte.

Tout à l'heure, j'entendais M. Prats dire qu'il devrait y avoir possibilité d'enquête en utilisant des méthodes spéciales, telles que l'infiltration et la sonorisation. Je peux vous dire que, durant les derniers mois, de sonorisation, j'en ai entendu parler ! Mais elle ne concernait pas ceux dont j'ai découvert, grâce à mes sources, qu'ils commettaient des délits extrêmement graves ; la sonorisation était celle des journalistes, de ma propre personne en particulier. Si je l'ai su, c'est parce que des gens issus de la même profession que ceux qui se livrent à ce genre de délit - car la sonorisation est bien un délit - en informent les journalistes.

En tant que journaliste, je suis obligé de constater que, depuis deux ans et surtout depuis quelques mois, ma motivation tient à ce que je vois des agents de l'Etat, des fonctionnaires qui considèrent qu'ils ne sont plus dans des conditions républicaines d'exercice de leur métier. Peut-être ai-je été intoxiqué par ces agents de l'Etat. Pour le savoir, il faudrait les entendre tous. Il y en a qui me diront le contraire. Bien sûr, si je pose la question au directeur de la direction centrale du renseignement intérieur - il m'est facile de l'appeler : j'ai son numéro de portable -, il me répondra, comme d'autres, que je me trompe, que suis intoxiqué...Voilà pour les motifs.

Sur le problème particulier de l'évasion fiscale, ces mêmes sources m'ont dit qu'il y avait là - l'argent est le nerf de la guerre - un phénomène considérable, qu'elles retrouvaient à la croisée de bon nombre de problématiques. Les services de police qui sont cités dans mon livre - renseignement intérieur, renseignement militaire, renseignement de la marine - ne sont pas composés de gens qui s'amusent à traquer l'évasion fiscale du petit commerçant ou de celui qui a gagné au loto. Non, ils travaillent évidemment sur des questions qui relèvent de la sécurité nationale - terrorisme ou criminalité internationale - et ils repèrent des circuits où il y a une évasion fiscale massive et qui sont un peu les mêmes que les canaux par lesquels s'opère le noircissement - parce que cela existe ! -, mais aussi le financement des activités criminelles. Les personnels de ces services ont été très surpris par l'ampleur et la gravité du phénomène. Et leur sentiment coïncide avec l'émotion des salariés, cadre supérieurs, voire dirigeants des établissements bancaires, pour qui, depuis quelques années, en franchissant les limites de la légalité, ces établissements se mettent d'abord eux-mêmes en danger. En l'an 2000, alors que des travaux juridiques étaient menés de façon discrète à Genève pour savoir quelles étaient les méthodes de contournement possible du fisc américain, les plus hauts responsables d'une grande banque suisse à laquelle je me suis intéressé ont dit à leurs collègues, également hauts responsables : « Non, cela, nous ne devons pas le faire. On va droit dans le mur. » Ils n'ont pas été écoutés. Le résultat, aux Etats-Unis, on le connaît depuis déjà quelque temps ; en France, aujourd'hui, on ne peut plus l'ignorer.

J'ai une totale confiance dans la justice, mais les documents qui m'ont été transmis - ceux que j'ai ici avec moi n'en représentent qu'une toute petite part - ne concernent pas que la France : ils concernent aussi l'Espagne, le Portugal - « Iberia », dans le jargon de cette banque - l'Italie, la Belgique, dont le statut, on en a parlé, est un peu ambigu, le Luxembourg, la Suisse... C'est une « gestion mondiale », pour reprendre les termes qui ont été utilisés ce matin encore - en anglais ! - par une de mes sources centrales au sein de cet établissement bancaire. Les documents qu'on m'a donnés et ceux qui arrivent encore chaque jour concernent l'Europe tout entière. C'est une question d'ordre mondial.

Ces sources internes ont été, elles aussi, très choquées par le dépassement de ce qui était un peu la règle établie depuis maintenant plusieurs décennies. Car cela ne date pas d'hier. Etant donnée la crispation financière internationale, les niveaux de transgression, de délit aujourd'hui atteints vont visiblement au-delà de ce que ces personnes étaient prêtes à accepter quand elles ont été embauchées à la fin des années 1990 et au début des années 2000 pour ce qui concerne l'établissement bancaire français en question.

Je précise par ailleurs que les « carnets du lait » sont tout simplement des feuilles de papier sur lesquels des commerciaux notent de façon manuscrite le nom du nouveau client, sa localisation géographique, la date à laquelle ils ont fait affaire et le montant des avoirs qu'ils ont récoltés. Jusqu'à une certaine époque, ces fonds étaient strictement destinés à l'évasion fiscale, c'est-à-dire à l'offshore non déclaré. Le commercial fait la somme de ces carnets chaque mois auprès de l'assistante du bureau régional, du desk régional, de son établissement bancaire, qui le rentre dans un fichier Excel et établit un premier bilan. Celui-ci est transmis au central de la direction parisienne de la filiale de la banque en question, bien sûr sous forme cryptée, et en même temps au niveau central en Suisse, puisqu'en l'occurrence il s'agissait de ce pays, à Genève, Bâle ou Zurich selon les différentes zones gérées par ces desks centraux. Le recensement global est fait et sert à établir, bien entendu de façon clandestine, une comptabilité qui permettra, en retour, de verser des bonus, des primes, aux commerciaux de manière qu'ils aient un « retour». Ces carnets sont ensuite détruits. J'ai ici un document qui décrit à l'Autorité de contrôle prudentiel la méthodologie exacte de cette double comptabilité. Cette méthodologie à une vertu : même si l'on détruit les documents, il suffit ensuite de saisir les comptabilités des bureaux régionaux, des commerciaux et des centraux, d'établir les différentiels entre ces différentes comptabilités, et on a exactement les preuves de l'évasion fiscale.

Aujourd'hui, le juge d'instruction qui vient d'être désigné sur cette enquête a tous les éléments qui ont été réunis par l'Autorité de contrôle prudentiel et le Service national de douane judiciaire. Donc, par une simple perquisition - qui n'a jamais eu lieu - et par les auditions des dirigeants - très nombreux - qui sont désignés dans les documents dont les autorités publiques ont connaissance depuis maintenant deux ans, il aura tout loisir de vérifier quasi instantanément la véracité des dénonciations d'évasion fiscale pour des montants qui, en l'occurrence, représentent parfois plus de 250 millions d'euros par an sur un seul établissement bancaire.

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