Intervention de Dominique Pauthe

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 1er février 2022 à 15h00
Audition de Mm. Dominique Pauthe président christian pers président de la commission des requêtes et Mme Janine Drai présidente de la commission d'instruction de la cour de justice de la république

Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République :

Je vous remercie de nous avoir convié à vous livrer des explications sur le thème qui vous occupe, et vous préoccupe manifestement, celui de la judiciarisation de la vie publique.

J'aimerais développer quelques éléments de réponse. Le premier concerne l'approche de la judiciarisation de la vie publique, qui est selon moi l'un des signes d'une évolution en profondeur de notre société qui, sous l'influence du droit anglo-saxon, privilégie et favorise le recours au juge, lequel reçoit de la loi le mandat de juger au nom du peuple français.

La justice est parfois instrumentalisée, y compris par le politique. Les citoyens, agissant seuls ou collectivement, mettent de plus en plus souvent en cause la responsabilité des responsables publics et des membres du Gouvernement, alors que la ligne de partage entre la responsabilité pénale et la responsabilité politique est plus délicate à tracer.

Nous voyons la résultante de l'intervention croissante de l'Etat dans des domaines aussi divers que l'environnement, l'urbanisme, la santé, exposant ses représentants à une mise en cause de leur responsabilité sous l'angle pénal, ce à quoi contribuent les actions soutenues et engagées par un certain nombre d'associations.

L'ampleur du phénomène peut-elle s'expliquer par l'impossibilité pour le citoyen de mettre en cause les choix politiques par l'engagement de la responsabilité politique autrement qu'à l'occasion des échéances électorales ? C'est le cas des ministres ne devant pas leur nomination à une élection, mais au choix du Président de la République, et agissant au sein d'un Gouvernement responsable collectivement devant le Parlement. Ils sont exposés à un risque, celui de voir leur responsabilité pénale recherchée à titre individuel devant la Cour de justice de la République.

En 1993, les concepteurs de la Cour de justice de la République étaient animés d'une double volonté. Tout d'abord, ils voulaient dissiper le sentiment d'impunité des membres du Gouvernement qui résultaient des difficultés de mise en cause de leur responsabilité pénale. Ensuite, la CJR visait à prévenir le risque d'immixtion du judiciaire dans l'action gouvernementale. La loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 a inséré un nouveau titre dans la Constitution, « De la responsabilité pénale des membres du Gouvernement », distinct de celui consacré à l'autorité judiciaire.

La Cour de justice de la République est seule compétente pour juger les crimes et délits commis par les membres du Gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions. Il s'agit d'une juridiction ad hoc composée pour partie de parlementaires et pour partie de magistrats professionnels. Elle est dotée d'une commission des requêtes chargée d'apprécier la recevabilité des plaintes et d'une commission d'instruction chargée d'instruire les dossiers.

Après vingt-huit ans d'existence, la Cour de justice de la République se trouve encore sous les feux croisés de l'actualité et de la critique, comme l'a été naguère la Haute Cour de justice. L'actualité et la critique vont souvent de paire en matière de justice...

Ces critiques ont rapidement vu le jour. Elles ont durant longtemps essentiellement porté sur la lenteur et sur la portée des décisions de la Cour. Elles pointaient la nécessité de rapprocher la responsabilité pénale des membres du Gouvernement du régime de droit commun. Le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique du 29 août 2019 en a été la dernière illustration. Ce projet retenait le principe de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, dans les conditions de droit commun, pour les actes ne se rattachant pas directement à l'exercice de leurs attributions, y compris lorsqu'ils ont été accomplis à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions. Il prévoyait également que les ministres soient responsables pour les actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions. Toutefois, leur responsabilité n'aurait pu être mise en cause à raison de leur inaction que si le choix de ne pas agir leur était directement et personnellement imputable. Cette mention résultait de l'avis du Conseil d'État, qui dans une étude parue en 2021 sur le régime de l'état d'urgence, a suggéré d'appliquer cette disposition à l'ensemble des décideurs publics. En 2019, cette idée était entrée dans la lettre de ce projet qui prévoyait en outre la suppression de la Cour de justice de la République et le transfert de sa compétence à la Cour d'appel de Paris, tout en conservant le filtre de la commission des requêtes. Ce projet a cependant été abandonné.

Les critiques ont récemment pris un tour nouveau en mettant l'accent sur les empiètements du judiciaire sur le politique et sur les risques de paralysie de l'action publique. Ce sujet rejoint le thème de votre mission relative à la judiciarisation de la vie politique. Concernant la Cour de justice de la République, la question demeure celle de l'adéquation de l'institution aux objectifs fixés par ses concepteurs.

Dans sa configuration actuelle, l'architecture de la Cour et le particularisme de son fonctionnement traduisent-ils le souci de parvenir à un équilibre entre l'action judiciaire et le contrôle parlementaire ? Sur le plan de la compétence, la Cour traite des crimes et délits commis par des membres du Gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions. Autrefois, pouvait relever de la Haute Cour de justice tout acte de Gouvernement accompli durant le temps d'action du ministre. Un critère matériel conduit désormais à retenir la compétence de la CJR pour les actes accomplis dans l'exercice des fonctions et qui sont en rapport direct avec la conduite des affaires de l'État. C'est la qualité de l'auteur présumé de l'infraction et les circonstances dans lesquelles celle-ci a été commise qui déterminent la compétence de la Cour, ce qui lui vaut d'être qualifiée de juridiction pénale d'exception. Son originalité principale est liée à son mode de saisine. Tout citoyen peut saisir la commission des requêtes, avec ou sans avocat. La commission assure un filtrage qui préserve le Gouvernement de toute prétention manifestement infondée ou ne répondant pas aux critères de recevabilité.

La plainte déclarée recevable est transmise au ministère public aux fins de saisine de la commission d'instruction. S'il appartient au ministère public représenté devant la Cour de justice de la République par le procureur général près la Cour de cassation, d'assurer la mise en mouvement de l'action publique, il lui faut recueillir au préalable l'avis conforme de la commission des requêtes. Le ministère public est donc privé de l'opportunité des poursuites et il a de ce fait une compétence liée, à la différence du ministère public de droit commun.

Depuis sa mise en place, la commission des requêtes a été saisie d'un nombre important de requêtes, essentiellement depuis la pandémie de covid-19. Sur les 21 746 requêtes dont cette commission a été saisie, plus de 20 000 ont été déposées depuis le mois d'août 2021. Le nombre de plaintes adressées chaque année à la Cour de justice a oscillé entre 17 plaintes en 2018, 74 en 2019, 246 en 2020, puis 20 000 en 2021. Cette commission se compose de magistrats issus de l'ordre judiciaire, de l'ordre administratif et de la Cour des comptes, ce qui permet de croiser les regards de magistrats expérimentés, rompus aux différents contentieux susceptibles d'affecter l'action du Gouvernement. Ils sont tous élus pour un mandat de cinq ans, ce qui résulte de la loi organique.

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